L’innocence perdue de l’informatique

Depuis le détecteur de mensonges, la pollution des mers, Verdun et les gaz de combat, nous avions compris que le progrès technique ne serait un vrai progrès que s’il l’est aussi sur les plans humain, social et culturel. Or dans l’histoire, les potentialités économiques et leur intérêt militaire ont toujours été les moteurs majeurs des innovations techniques. Ce n’est que dans un 2e temps, en fonction des dommages subis et des réactions de l’opinion, que l’on s’est arrêté sur tel ou tel effet négatif. Il est alors souvent bien tard. Einstein disait que nous étions des Cro-Magnon avec la bombe atomique… la question sous-jacente étant : sommes-nous capables, en tant qu’humanité, d’un bon emploi de notre potentiel technologique, de n’en garder que les bienfaits?

 

Technologie : tout est dans le mode d’emploi

Parmi les grandes innovations, on a d’emblée identifié la capacité de déclencher une réaction en chaîne comme de nature dangereuse et personne ne nie que la radioactivité tue, si l’on n’y prend pas garde. Ses pionniers, voici un siècle, y ont d’ailleurs tous laissé leur peau[1]. Si d’aucuns estiment que le danger peut être maîtrisé moyennant diverses précautions, d’autres se battent pour refermer au plus vite la boîte de Pandore. Feu rouge donc.

 

S’agissant de la capacité de modifier la structure du génome, les appréciations sont plus divergentes. Pour les uns, il s’agit d’une manipulation inacceptable, d’une transgression de l’ordre du vivant dont nous n’avons pas à prendre les commandes, d’une pollution génétique irréversible. Pour d’autres, ce n’est que la suite logique des optimisations que l’être humain, depuis la révolution agricole du néolithique, a implémentées pour adapter les caractéristiques des plantes et animaux utilitaires à ce qu'il attendait d’elles. Tout dépendrait alors des critères pour lesquels on intervient. Feu orange.

 

Et pour l’informatique, tout lui souriait, et cela a été sans plus de débat un feu vert. Immédiateté, commodité, universalité, connectivité, accessibilité au savoir, multiplication des interactions entre les humains, démocratisation de la capacité de produire et de diffuser des informations: qui n’a pas entonné le chant de la victoire de la connaissance sur l’ignorance, de l’interconnexion sur les multiples barrières pesant sur la communication? Impossible de massacrer la forêt tropicale et ses habitants, de torturer dans une arrière-cour sans que cela se sache, disait-on…

 

La face cachée de l’informatique émerge

Aujourd’hui les inconvénients apparaissent avec force. Enjeux culturels : absence de distance avec les messages et réactivité extrême se transforment en cauchemars pour le débat citoyen. L’anonymat libère les bas instincts : complotisme, insultes, ragots, mépris, racisme, affirmations péremptoires et manipulations supplantent l’échange d’arguments. L’inexistence des barrières se révèle bien plus un problème qu’une avancée. Péniblement, l’on cherche à définir les bases d’une législation – tant qu'il y a encore les majorités politiques pour le faire – qui responsabiliserait fournisseurs et usagers, et qui garantirait le respect des limites imposées à la liberté d’expression (interdiction de la diffamation d’individus et de groupes, en particulier) dans les vecteurs traditionnels de la communication (presse, livre, cinéma…) aussi par les médias dits sociaux – en réalité fortement asociaux voire antisociaux[2].

 

Educateurs et parents s’inquiètent devant l’absorption de leur progéniture par le monde virtuel, en lieu et place de l’apprentissage du monde réel. Des enfants de 10 ans ont la capacité, grâce aux smartphones largement accessibles, d’assister en direct à une décapitation par l’Etat islamique ou à une scène zoophile, images généreusement offertes par le circuit informatique global. D’autres critiques dénoncent les abus de la transparence, d’une traçabilité totale, par un «big brother» commercial, militaire ou administratif, de chacune de nos préférences. Des garde-fous, oui, il en faut, absolument !

 

Puis émergent les enjeux environnementaux et énergétiques. Construire et déconstruire les supports techniques de cette mise en réseau universelle est dangereux, polluant, mobilise de nombreuses substances rares. Parfaite illustration de la «société du prêt à jeter» : nous changeons de téléphone tous les 12 à 18 mois[3]… Certes le recyclage se met en place, et en Suisse l'Association Economique Suisse de la Bureautique, de l'Informatique, de la Télématique et de l'Organisation (Swico) en récupère chaque année 135'000 tonnes[4]. Mais dans le vaste monde ? Nous avons tous vu ces images d’enfants des bidonvilles tenant des morceaux de portables sur un chalumeau pour en extraire dans un nuage de gaz toxiques les composantes, et récupérer quelques miettes de métaux précieux…

 

Côté utilisateurs, ce n’est guère mieux : chaque fois que l'on préfère une liseuse électrique à un livre, l'on consomme de l’énergie, chaque recherche sur Internet pèse son poids en CO2. Là aussi, des modes d’emploi sont indispensables, et il est question d’informatique verte, de comment en minimiser l’empreinte écologique et énergétique, de récupérer la chaleur des serveurs, qui consomment en Suisse à eux tout seuls autant que la moitié du trafic ferroviaire. Enfin, plus notre société dépend de l’informatique pour ses fonctionnements, plus elle  besoin d’une fourniture d’électricité sans perturbations – un argument fort, d’ailleurs, pour sa production la plus décentralisée possible.

 

La question récurrente : le bilan en termes d’emplois

Reste une crainte qui avait été très présente dans les années 1980 et 90, aux débuts de l’informatique, mais qui fut longtemps occultée : celle de la raréfaction de l’emploi. Elle revient avec force avec ce qu’on appelle la 4e révolution industrielle. Une synthèse de 17 études nationales publiée en novembre dernier par l'European Parliamentary Technology Assessment (EPTA, organisme actuellement présidé par le directeur du Centre suisse d’évaluation des choix technologiques, TA Suisse[5], Sergio Bellucci), aboutit à des chiffres qui font froid dans le dos.

 

Cette étude évoque, en termes de perte nette en emplois due à l’informatisation de la société, une fourchette de – 9 à – 47%, pour les Etats-Unis[6]! La valeur la plus basse, – 9%, signifierait déjà un doublement du taux de chômage. Ceci avec 20 millions de chômeurs déclarés en Europe, et de plus de 600 millions d’emplois à créer d’ici 2020 dans les pays en développement pour les jeunes arrivant sur le marché du travail.

 

De quoi alarmer le législateur, car penser que les choses se règleront toutes seules relève de l’irresponsabilité grave. A ce titre, le récent rapport du Conseil fédéral[7] sur «les principales conditions-cadre pour l’économie numérique» reste en-deçà des attentes. Car si le mode de croissance propre aux «30 Glorieuses» a pu permettre durant quelques décennies de compenser une partie des emplois perdus, aujourd’hui c’est ce mode de croissance lui-même qui est en question. Plus que jamais, les enjeux économiques, écologiques et sociaux doivent être conjugués ensemble.

 


[1]Le cas le plus connu est celui de Marie Curie décédée en 1934 d’une leucémie ; ses restes, transférées depuis au Panthéon, reposent isolés de la biosphère par 2,5 cm de plomb.

[2]Une des dimensions de la proposition déposée par le conseiller national Nidegger et applaudie par les ultranationalistes turcs de ne plus rendre punissable la négation de génocides serait bien évidemment d’ouvrir grandes les portes aux sites répercutant ces dénis de crimes commis contre l’humanité.

 

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

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