Et si l’Europe s’était construite à l’envers ?

Le populisme formidable thermomètre social

Il est de bon ton de critiquer le populisme, mais sur quelle base le fait-on ?

Car le populisme est d’abord un formidable thermomètre social, il ne saurait être illégitime puisque la démocratie est fondée sur la libre expression (dans les limites de la loi, toutefois) de ce qui préoccupe la population. A ce titre, le populisme bouscule les convenances, rappelle l’exigence que toute fonction politique n’est que l’expression de la volonté populaire, lézarde les apparences trompeuses, exige reconnaissance et écoute de la part des dirigeants.

Toutefois cela n’épuise pas le sujet. Le malaise devant le populisme provient de la manière dont il s’exprime. Le populisme se caractérise par une dominante émotionnelle, la revendication de dire haut et fort à peu près tout ce qui vous passe par la tête, le refus des contraintes liées à une cohérence plus globale. De plus, il y a rarement des propositions autres que défensives, restrictives, on reste dans le domaine du ressenti, de la victimisation. Les responsables, ce sont essentiellement les «autres», les dirigeants, le grand capital, les étrangers…

Défini par son caractère polymorphe et kaléidoscopique, le populisme est facilement instrumentalisé par l’extrême-droite, qui fournit à cet électorat une offre politique structurée, quoique incohérente également, puisque associant promesse de défense des petites gens et protection de la liberté d’entreprendre. Jamais un mouvement d’extrême-droite n’a soutenu des propositions concrètes de moralisation de l’économie, de régulation des multinationales. La suprême tromperie de l’extrême-droite est de suggérer aux démunis qu’ils vont être défendus, mais de défendre en réalité structurellement, fondamentalement, les inégalités.

La différence peut être ténue entre populisme et extrême-droite. Mais elle existe. Du côté du populisme : le mouvement Cinque Stelle en Italie, Trump aux Etats-Unis ; du côté de l’extrême-droite, l’Alternative für Deutschland, le Front National, la Tea Party qui a largement subverti le parti républicain de feu Lincoln capable de mener une guerre contre les Etats Sudistes s’opposant à l’émancipation des esclaves noirs… Pour la Suisse, c’est un peu la différence entre la Lega tessinoise ou le MCG genevois par rapport à l’UDC, pour laquelle la défense simultanée du libéralisme économique et du chauvinisme national ne constitue nullement une contradiction…

Loin de résoudre les causes qui l’engendrent le populisme les aggrave

Quoi qu’il en soit, c’est le triomphe de la victimisation, le refus de la responsabilité, l’affirmation de l’égoïsme individuel et collectif, la défense de la prédation. Jamais ni le populisme ni l’extrême-droite ne dénoncent des dangers plus globaux comme le changement climatique, qui exigent une coopération et une justice planétaires. Au contraire, ils s’unissent pour défendre le "droit" à une consommation inconsciente et irresponsable. Le grand danger de ces mouvements est que la crise écologique, économique et sociale les stimule puissamment, car ils expriment, amplifient et exploitent ce que ressentent des victimes de la globalisation, mais qu’ils empêchent de réguler, in fine, la cause des problèmes : une mondialisation sans foi ni loi, une montée des inégalités, une société de consommation qui va droit dans le mur.

En Europe de l’Ouest, ils atteignent un bon tiers de l’électorat. Mais à l’Est, ils frôlent voire dépassent les 50%, et à cet égard, l’Est commence en Autriche. Un récent séjour à Vienne a été édifiant pour moi. Alors que voici un siècle encore, le mélange des nationalités était la norme dans l’Empire austro-hongrois – et son fondement, aujourd’hui il fait de plus en plus peur. Certes un siècle de nationalisme a passé par là, nationalisme dont Stefan Zweig disait qu’il était le péché le plus insidieux et le plus mortel de l’humanité. Mais, si l’Empire austro-hongrois, construit sur la prédominance de sa composante allemande, avait trouvé un arrangement plus ou moins bancal avec sa partie hongroise, il est resté incapable d’un pareil compromis avec ses habitants slaves, ce qui avait finalement conduit à sa perte.

Le libre marché organisation de la concurrence à armes inégales

Aujourd’hui le réflexe nationaliste est quasi exclusivement de nature économique. Il est frappant de voir que de nombreux emplois sont occupés par des salariés probablement nettement moins exigeants en termes de rémunération et de conditions de travail que les ressortissants locaux, et donc préférés par passablement d'employeurs. La contrôleuse de la desserte ferroviaire de l’aéroport ne parle l’allemand qu’avec peine, de nombreux ouvriers des chantiers sont de l’Est, vendeuses, serveuses, de même… la globalisation est en marche, physiquement tangible. Et elle n’est plus comme au temps de la capitale de l’Empire multiculturel considérée comme normale, mais vécue comme une mise en compétition inégale par les exclus que produit le système avec une implacable et inquiétante régularité.

Le populisme ne serait-il pas causé essentiellement par l’incapacité de notre modèle économique à répondre aux aspirations qu’il a créées ? Par l’écart croissant entre les mots (égalité, liberté, fraternité, prospérité et «progrès» pour tous), l’inégalité crasse de chances et l’accroissement à la fois des assistés et des working poor, précarisés tous deux? Par l’incapacité d’assurer le plein-emploi qui est sa légitimité principale mais qui, depuis 30 ans, est devenu coquille vide, dérisoire parodie?

Ce printemps, l’Autriche a failli se donner un président d’extrême-droite. Il a fallu les voix des Autrichiens de l’extérieur pour trancher en faveur du candidat vert. Le 4 décembre, suite à divers incidents (invalidation du premier tour par la Cour constitutionnelle, report du 2e tour en raison de l’impréparation administrative…), il faudra revoter. Actuellement le candidat de l’extrême-droite est à 52% dans les sondages. Ce qui a creusé la différence : il s’est prononcé fermement contre l’accord CETA (pourtant le moins pire des grands accords de libre échange en discussion) alors que son challenger vert, plus proche des faits que du ressenti populaire, est plus nuancé. C’est donc bien le libre-échange qui va départager les deux candidats. Seule consolation, le poste est essentiellement honorifique…

Et si l’Europe s’était construite à l’envers ?

Et si l’Europe s’était construite à l’envers ? On a toujours prétendu, depuis les origines de la Communauté du charbon et de l’acier créé en 1951, et illusionné par le modèle des 30 Glorieuses, que d’un marché unique résulterait aussi logiquement qu’inévitablement l’union politique. Et si le contraire était vrai ? A savoir qu’il faut un espace politique de régulation au niveau du continent, des politiques étrangère, sociale, agricole, de péréquation régionale, des transports, économique, etc. communes, un parlement, une monnaie, un gouvernement. Et un espace économique bien plus fractionné, permettant une relocalisation et une revitalisation des espaces fédérés, une concurrence à armes égales.

Au lieu de faciliter le rouleau compresseur économique qui fabrique quotidiennement son lot d’exclus, oppose les exclus d’ici à ceux venus d’ailleurs tenter leur chance et organise la fuite en avant, si on facilitait l’expression de la diversité des régions, leur autonomie véritable, dans un cadre politique réaffirmé ? Ce serait retrouver la vision de l’Europe des régions chère à un Denis de Rougemont. C’est peut-être le dernier espoir pour l’organisation politique de notre continent


, avant que renaisse, au pire, l’affrontement des nations, au mieux, leur coexistence chaotique.

 

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.