L’Europe vacilla, puis vint Magnette

Paul Magnette a été professeur invité à l’Université de Lausanne au milieu des années 2000. Je ne suis pas peu fier de dire aujourd’hui que j’ai été son étudiant. Nous étions une petite dizaine à suivre son cours qui était proposé en option. Je me rappelle m’être dit à l’époque que ce Paul Magnette était destiné à de plus grands auditoires, tant son cours sur les institutions européennes était brillant et le propos passionnant.

C’est d’abord cela qui rend son action de nouveau porte-parole des critique du libre-échange mondial si crédible et puissante: il est lui-même un européen convaincu, connaisseur comme peu d’autres de l’histoire des institutions européennes. Son discours est fondé sur une analyse extraordinairement rigoureuse des mécanismes à l’oeuvre dans la signature du traité CETA. Il n’y a pas de place pour l’amateurisme et le coup de gueule sans fondement.

Mais c’est surtout une intuition exceptionnelle, dépassant la seule question du libre échange avec le Canada, qui l’habite en ces moments cruciaux pour l’Europe et le monde: un espace politique international ne fait de sens que s’il est destiné à protéger l’intérêt collectif de ses citoyens, non celui d’une poignée de puissants qui cherchent à tirer leur épingle du jeu.

Au fil des dernières décennies, l’Europe n’a pas seulement perdu l’Angleterre et dans une moindre mesure la Grèce; elle a surtout perdu sa gauche et ses forces progressistes; elle a perdu ses petites gens; et elle a perdu sa capacité à faire envie. D’innombrables voix s’élèvent depuis de nombreuses années pour réclamer davantage de démocratie, davantage de protection des minorités et davantage de protection pour les citoyens européens lambda. Mais la tenace impression qui se dégage d’une présidence Juncker – Tusk va dans le sens exactement opposé. Le projet politique a été dévoyé par ceux qui ne veulent en faire qu’un espace de libre circulation des services financiers. Indépendamment de l’axe gauche-droite, ce qui est certain, c’est que les peuples européens ne veulent pas d’une Europe de banques et de concurrence effrénée. Ceux qui décrochent deviennent largement plus nombreux que ceux qui en profitent. Et c’est le terreau idéal pour favoriser la montée des égoïsmes et des pires nationalismes.

L’engouement presque messianique pour le Ministre-Président de la Wallonie, du moins dans l’espace francophone, n’est pas le fruit du hasard. Cela fait des mois que les forces progressistes regardent passer les balles entre les nationalistes et les “Junckero-Tuskistes” qui n’ont que les mots “marché” et “commerce” à la bouche. Les progressistes ont pendant des mois assisté à un débat stupéfiant sur le Brexit qui opposait le clan des Farage et autres Johnson aux grands d’Europe qui chantaient les vertus du marché libre de l’Union. Et ils ont en marre, de cette rhétorique, lorsqu’ils ne voient que des menaces peser sur les avancées de l’Europe politique (protection des consommateurs, environnement, santé au travail, etc.). Il est grand temps de proposer une autre Europe et une autre vision du commerce mondial. C’est en cela que le message de Paul Magnette est à la fois si réaliste et si visionnaire. Réaliste, parce que l’échec de la voie actuelle semble inéluctable; visionnaire, parce que l’avenir ne sera soutanable que si l’on repense en profondeur les termes du commerce mondial. Paul Magnette n'est pas une épine dans le pied de l'Europe. Il est sa conscience profonde que quelque chose doit changer.

La burqa, Martine et la fin de la récréation

Il aura fallu que Martine Brunschwig Graf descende dans l’arène pour que j’aie l’impression de respirer à nouveau. Le débat de cet été relatif à la burqa, aux burkinis et autres bouts de tissus indésirables est proprement étouffant, irrespirable. La caisse de résonance médiatique de cette hystérie a été totale, alimentée par des élections présidentielles françaises où chaque candidat rivalise de propos provocateurs pour montrer son attachement aux prétendues valeurs républicaines et laïques.

 

Pour faire simple et court, il y a au moins cinq raisons de ne pas interdire la burqa. 1) On ne peut pas “régler” la question de l’oppression des femmes par une interdiction d’un bout de tissu.2)  Ceux qui s’en prennent à ce symbole sont ceux qui ont freiné toutes les avancées des droits de femmes ces dernières années. 3) Il y a d’autres problèmes sécuritaires et sociaux sensiblement plus urgents que le port de la burqa. 4) Les islamistes radicaux ne se promènent pas en burqa et seraient les premiers à se réjouir d’une telle interdiction, magnifique prétexte à propagande haineuse. 5) On peut mépriser la Burqa – en réalité, sous nos latitudes, le Niqab – sans toutefois vouloir traîner dans la boue tous les Musulmans de Suisse.

 

Pourtant, pourtant… depuis quelques jours, tout le monde semble tétanisé par la discussion. Les médias se regardent en chien de faïence en relayant les dépêches des agences faisant état d’un énième rebondissement sur les plages françaises où des femmes ont eu le mauvais goût d’aller fraire trempette dans une autre tenue qu’en maillot de bain. (Vous aurez remarqué à quel point l’habillement des femmes demeure toujours un beau sujet de défouloir pour les conservateurs de tous poils). Tamedia n’a rien trouvé de mieux à faire qu’un sondage d’opinions qui confirme ce que toute le monde savait déjà: posée sans nuances, la question de l’interdiction de la burqa suscite évidemment une large adhésion auprès de la population suisse.

 

Quel élu romand d’envergure, au rayonnement dépassant son propre parti, allait-il enfin retrousser ses manches et siffler la fin de la récréation? Manifestement, on ne peut plus compter sur le leader de la gauche romande qui a préféré alimenter cette caisse de résonance au plus fort du Sommerloch. Pierre Maudet, le républicain de la République du bout du Lac, a bien tenté d’apporter quelques nuances dans le débat, mais sans beaucoup de coeur. Mais bon sang, n’y a-t-il plus de Pascal Couchepin pour taper du point sur la table? Un Peter Bodenmann pour remettre les choses à leur juste place? Un Jean-François Aubert pour rappeler que, comme Rome, l’Etat de droit ne s’est pas fait en un jour et que l’interdiction des discriminations n’est pas un vague délire de quelques juristes en mal de sensations?

 

En France, c’est le Conseil d’Etat – plus haute autorité judiciaire, troisième pouvoir, gardien des valeurs fondamentales et de l’indépendance – qui a mis le holà à cette immonde discussion. En Suisse romande, Martine Brunschwig Graf a été la première à faire entendre avec courage une voie discordante, toute en nuances et rappels de valeurs fondamentales. Bravo et merci à elle.

Grèce : et la Suisse dans tout ça ?

D’abord, la précaution rhétorique d’usage : je ne suis pas économiste. (Vous avez remarqué comme il est difficile, dans notre monde postmoderne au rythme dicté par les avis d’expert, d’émettre une opinion sur un sujet complexe, sans se voir réciter en retour le catéchisme de la science en question ?). Mais comme je crois bon que la parole ne soit pas entièrement laissée aux économistes, par les temps qui courent, je poursuis :

La Suisse jouit d’une position tout à fait singulière et dans l’Europe politique et dans l’Europe économique. A la fois centrale mais marginale, entièrement imbriquée mais politiquement en partie autonome, elle est au mieux jalousée, souvent ignorée. Ne pourrait-elle pas jouer, dans les jours qui suivent, l’un des premiers rôles ?

Nul besoin d’être grand clerc (ni économiste) pour comprendre que l’appréciation du franc suisse face à l’Euro constitue le plus grand risque macro-économique pour l’économie suisse ces prochains temps. Malgré l’abandon du taux plancher, la Banque nationale devra dans tous les cas poursuivre sa politique monétaire en rachetant des euros par milliards, comme elle l’a fait ces derniers mois, sans quoi l’économie suisse en ressentira les conséquences de plein fouet. Dans ce contexte et puisque tout le monde s’accorde maintenant à dire que la dette grecque devra être « restructurée », pourquoi la Suisse ne pourrait-elle pas massivement racheter de la dette grecque, à fonds perdus ? Et l’annoncer avant tout le monde, pour créer une dynamique positive ?

J’imagine bien que Thomas Jordan et les autres y ont déjà pensé… et je donnerais cher pour être une mouche et savoir ce qui les retient. Car l’enjeu majeur pour l’économie suisse est de préserver le franc contre les attaques spéculatives qui ne manqueront pas de survenir, avec ou sans Grexit. Si la Suisse peut au passage battre en brèche l’image qui est la sienne d’un paradis fiscal ayant siphonné des impôts grecs, alors cela devient doublement intéressant. Vu le contexte, je ne m’imagine pas que les risques d’inflation soient si graves qu’il faille définitivement enterrer l’idée de faire marcher la planche à billets.

En l’espace de quelques semaines et en tordant le droit constitutionnel, la Suisse a trouvé des dizaines de milliards de francs pour sauver les banques suisses « too big to fail ». Il s’agissait d’un risque systémique, plaidait-on alors. Et la faillite de la Grèce, n’est-ce pas un risque systémique ?

Entièrement farfelu ? Peut-être bien. Mais alors que les économistes (et les autres) m’expliquent pourquoi. Et proposent des alternatives. Car c’est bien la créativité de tous les Etats du continent européen qui est questionnée ces jours-ci. Personne ne pourra contester que les cinq ans d’austérité en Grèce ont conduit à une impasse. Le remède a été administré jusqu’à l’indigestion. Il faut trouver une autre recette. La Suisse pourrait proposer quelques nouveaux ingrédients.

Je suis Charlie, mais…

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Je suis Charlie, comme simple citoyen, horrifié par la barbarie…

Je suis Charlie, parce que la liberté d’expression n’est pas négociable…

Je suis Charlie, mais je suis écoeuré par le bal des Erdogan, Orban, Bongo et autres chafouins gouvernants…

Je suis Charlie, mais je regrette amèrement que les grands de ce monde n’aient pas abandonné leurs ronflants discours pour construire un vrai appel au changement…

Je suis Charlie, et pour cette raison, je crois que chacun peut critiquer certaines provocations de Charlie…

Je suis Charlie, mais je suis profondément triste de voir la communauté musulmane acculée et contrainte de montrer patte blanche plus que de raison…

Je suis Charlie, mais je ne peux m’empêcher de penser également à la barbarie quotidienne, en d’autres lieux du monde, devenue insignifiante aux yeux de l’Occident…

Je suis Charlie, mais je souffre déjà de voir la récupération politique prendre le pas sur la réconciliation…

Je suis Charlie, mais je continuerai à battre en brèche l’illusion qu’un Etat policier et ultra-sécuritaire peut éviter toute tragédie de ce genre…

Je suis Charlie, mais je me demande si les millions de Charlie de dimanche seront durablement animés par une volonté de vivre ensemble, dans le respect des différences…

“Je ne suis pas féministe, mais…”

“Je ne suis pas féministe”. Voilà une tirade que j’entends à ce point régulièrement dans la bouche d’amis ou connaissances qu’elle commence à en devenir familière. Elle a ceci de singulier qu’elle est presque toujours suivie d’un “mais” déterminé, lequel introduit une diatribe enflammée pour dénoncer une injustice que les femmes subissent toujours aujourd’hui.

On défend une opinion, mais on refuse de se voir affubler du qualificatif qui s’y rapporte. Il faut d’emblée se dédouaner du “-iste”. Comme si le “-iste” qui caractérisait l’engagement politique pour la cause en question était une tare impossible à assumer, pestiférée presque.

C’est cela, les mots en “-iste”. Ce n’est pas à la mode. C’est pareil avec “écologiste”; j’entends cela aussi très souvent: “tu sais, je ne suis pas écologiste, mais je trouve quand-même pas normal ce que fait l’industrie agro-alimentaire; je ne suis pas écologiste, mais je soutiens l’idée de développer les sources d’énergies alternatives; je ne suis pas écologiste, mais l’extinction prévisible de l’ours polaire me révolte tout de même au fond de moi, etc.”

Loin de moi l’idée de reprocher à ceux qui ne se reconnaissent pas dans un engagement politique ou sociétal de l’ignorer, voire de le contester. Chaque opinion est recevable pour elle-même, et tant mieux si des “non-féministes” ou des “non-écologistes” se rallient de temps à autres au camp des “-istes”. C’est ainsi que les causes progressent dans une société démocratique.

En ce jour de 8 mars, journée des femmes, je propose néanmoins de s’amuser à renverser le discours. On dirait dorénavant: ”je suis féministe, mais je cesserai de l’être quand…”. Et ensuite suivrait un motif de ne plus être féministe.

Voici une petite liste (à l'évidence non exhaustive) de ces motifs:

“Je suis féministe, mais je cesserai de l’être quand…

… on ne dira plus spontanément le directeur et la secrétaire sans connaître les personnes en question;

… la violence domestique faite aux femmes aura été réduite à un phénomène marginal, comparable à d’autres infractions pénales;

… on n’aura plus droit dans la presse à des portrait spéciaux des femmes CEO de grandes boîtes justifiés par le caractère exceptionnel du phénomène;

… le temps partiel sera autant prisé par les hommes que par les femmes;

… la différence de traitement salarial entre hommes et femmes, pour un job équivalent, sera reléguée au rang de fait historique;

… les couches de chaque bébé seront en moyenne changées autant de fois par le papa que par la maman;

… on n’entendra plus dire qu’une femme violée ou abusée l’a tout de même bien cherché vu son accoutrement;

… on en dira autant sur l’apparence et les goûts vestimentaires des hommes politiques que des femmes politiques;

… on pourra se promener sur l’espace public sans voir à chaque coin de rue un corps de femme dénudé (et photoshopé) en guise d’appât publicitaire…”

La liste pourrait être rallongée à l’envi. Il y a encore quelques raisons, en ce 8 mars 2014, de demeurer “féministe”.

 

 

L’UDC ou l’art consommé de la zizanie

Je suis un lecteur assidu d’Astérix, spécialement des premieurs albums mythiques du temps de Gosciny et Uderzo; une analyse sociale presque aussi fine et décapante de vérité que Zola, Balzac et Flaubert réunis. La première image qui m’est venue dimanche 9 février dernier, c’est celle de l’UDC dans la peau de Tullius Detritus: le célèbre semeur de zizanie engagé par le funeste César pour diviser le village des irréductibles Gaulois.

Dans un monde pétri d’incertitudes, dans un contexte économique tendu, dans un climat de craintes, il est tellement facile de jouer la carte des boucs émissaires. Il suffit d’un grain de sable dans les rouages du lien social pour que toutes les tensions latentes éclosent subitement, de la plus brutale des manières.

A peine une semaine après la sanction des urnes, que constate-t-on? Que l’UDC a parfaitement réussi son exercice consistant à semer la zizanie en terre hélvétique.

Fort logiquement, l’Union européenne tance l’attitude de la Suisse: on ne peut pas vouloir le beurre (participer au marché commun) et l’argent du beurre (ne rien devoir à l’UE). Les conséquences seront lourdes, quoiqu’en disent les initiants, carrément pathétiques lorsqu’ils cherchent à les minimiser ou lorsqu’ils réclament que leur canton ou région bénéficie des contingents les plus importants. Evidemment, les milieux nationalistes poussent des cris d’orfraie en s’émouvant de ces réactions, une “attaque de plus contre la souveraineté suisse”.

Un peu moins logiquement, certains se distinguent par des propositions farfelues – comme par exemple une application différenciée du nouveau régime selon son taux d’acceptation dans les cantons, en violation totale du principe d’égalité dans la loi – ou en appellent à une limitation des droits populaires. Chacun y va de sa petite solution, rejette la responsabilité sur l’adversaire; la zizanie, dans sa plus parfaite expression, niveau “cours de récréation”.

Semer la zizanie, provoquer pour diviser, sans apporter aucune ébauche de solution réelle – Qui peut encore honnêtement prétendre que les contingents de migrants permettront de résoudre le chômage, les tensions sur la marché du logement, la surcharge du territoire? – c’est ce que l’UDC s’emploie à faire depuis des années; ou plus précisément les leaders de l’UDC, façon zurichoise. La sincérité des personnes non sympathisants de l’UDC qui ont manifesté une inquiétude dans l’urne dimanche dernier n’est pas en cause.

Les stratèges de l’UDC font preuve d’un cynisme aussi dévastateur que mensonger. Ce sont de vieux roublards de la politique politicienne qui connaissent les tenants et aboutissants de leurs actes. La machine de guerre est parfaitement rôdée: provoquer, crisper, attendre les réactions contraires, désigner le coupable – forcément étranger – se plaindre, puis recommencer. Le cercle vicieux s’auto-alimente et la recette démogagique fonctionne, au moins en partie.

Les méthodes brutales de cette UDC sont tellement “unschweizerisch”; c’est la négation de notre histoire complexe et subtile, faite d’équilibres délicats. Non que je sois un adversaire de la pensée subsersive, tout au contraire. Nous traversons une période bien pauvre en contre-pensées. Ce qui est désespérant, ce que la provocation à la mode UDC provient de ceux qui se nourissent du système, en témoigne le passé de requin d’affaires de Christoph Blocher. Il n’y aucune volonté quelconque de remettre en cause l’ordre établi. Pire, l’UDC oeuvre à tous les niveaux pour que surtout rien ne bouge.

On ne changera jamais l’UDC tendance zurichoise. Démago un jour; démago toujours. Il faut donc être plus malins et refuser de laisser le champ libre au Tullius Detritus de la Suisse moderne.

Le Conseil fédéral, le Parlement et les grands lobbys de l’économie, à qui le résultat du 9 février est aussi largement imputable, doivent fondamentalement se remettre en question. Pour se prémunir contre la zizanie, il faut définitivement abandonner toute arrogance et tout discours supérieur du type “vous n’avez rien compris aux intérêts de l’économie”. Il faut répondre aux vraies crises sociales et urgences écologiques, sur le terrain. A défaut de convaincre tout le monde, cela aurait à l’évidence permis de persuader les quelque 20’000 voix qui ont manqué au décompte final.

Il est peut-être temps également que les autres partis bourgeois, et surtout leurs composantes dans les cantons, se posent la question de leur alliance électorale avec l’UDC. Si l’acceptation de l’initiative est aussi apocalyptique pour l’économie qu’on le lit partout, alors il faut cesser de s’acoquiner avec l’UDC! A ce que je sache, les partis de la droite républicaine ont cessé de faire alliance avec les mouvements nationalistes dans la plupart des pays d’Europe. Idem pour leur participation au Conseil fédéral, du moins pour la composante blochérienne.

Enfin, pour couper court à la zizanie, il faut plus fondamentalement combattre ce qui en fait le lit: l’orgueil, la vantardise, le nombrilisme, la fierté. Et retrouver un peu de modestie, de sérénité, d’esprit critique et de sens de la nuance. Des attributs ma foi bien peu payants dans un monde de gueulards où il est plus facile de se faire entendre lorsque l’on participe soi-même à la zizanie ambiante.

Ecologie et immigration: la parabole de la villa dorée

J’aurais tant aimé ne pas avoir à ouvrir ce blog par des réflexions au sujet du scrutin de dimanche dernier. Ou alors si, mais seulement pour commenter un vote d’ouverture et de confiance…

Mais faisons contre mauvaise fortune bon coeur. Une fois la défaite (tant bien que mal) digérée et l'esprit retrouvé, il y a beaucoup à dire. Voici donc un premier commentaire “à froid”, après le brouhaha du début de semaine, les éructations de Christoph Blocher et les propositions farfelues de mise en oeuvre du nouvel article constitutionnel. Plusieurs autres commentaires suivront ces prochains jours.

Le vote du oui est un vote pluriel. Il y a indubitablement un vote purement xénophobe, dont j’aimerais tant croire qu’il ne dépasse pas quelques points de pourcents; il y a un vote d’inquiétude de ceux qui craignent pour leur emploi et qui ne jouissent pas des fruits de cette “croissance” tant vantée et adulée; il y a un vote anti-européen, dont l’ampleur est difficile à mesurer, la voie bilatérale ayant toujours été plébiscitée par le passé. Et il y a un vote prétendument “écologiste”, comme en témoigne la recommandation de vote des Verts tessinois.

De toutes ces composantes, c’est ce vote qui m’ébranle le plus et qui doit interpeller toutes celles et ceux qui se réclament de l’écologie. Pour préserver les paysages suisses et la “qualité de vie”, il s’agirait donc de mettre un frein à “l’afflux de migrants” en Suisse*. En apparence, quoi de plus trivial? Le territoire suisse étant exigu, il faut en limiter les sollicitations; toutes choses égales par ailleurs, deux personnes sollicitent en effet davantage le territoire qu’une seule personne.

Sauf que cette rengaine – aussi vieille que la démagogie – est non seulement une arnaque intellectuelle, mais, pire encore, une négation du projet écologiste.

Une arnaque intellectuelle, car la forte augmentation de la pression sur les ressources naturelles ne résulte que très marginalement de l’accroissement démographique; elle est avant tout la conséquence des changements dans les modes de vie. La surface construite par habitant a progressé ces dernières années bien plus vite que l'accroissement démographique. On ne construit pas des immenses grandes surfaces à l’américaine et on ne crée pas des tapis de villas individuelles pour absorber l’afflux de migrants; on le fait parce que tels sont les modes et les prétendus besoins de notre société postmoderne. On le fait aussi et surtout parce que les majorités politiques à Berne ont toujours refusé, jusqu'à la récente votation sur la LAT, de mettre le holà.

Mais il y a plus grave encore: invoquer la protection des paysages ou la sauvegarde d’un patrimoine menacé pour fermer les frontières est une insulte au projet écologiste. Cela revient à dénier sa propre responsabilité quant à la préservation des ressources naturelles, en se défaussant sur d’autres. Je clôture la pelouse de ma villa 10 pièces pour éviter que les (encombrants) voisins ne viennent troubler mon luxueux confort. Ce faisant, je préserve mon petit paysage tout vert et évite de me questionner sur mon propre train de vie. Tout en profitant néanmoins gaiement d’employer de temps à autres mes (plus si encombrants) voisins pour de menus travaux peu rémunérés dans mon humble demeure – sans les loger chez moi, bien entendu, car alors cela en deviendrait à nouveau encombrant.

Des banalités, tout ceci, me direz-vous; ou plus encore, des élucubrations maintes fois ressassées pendant la campagne et qui n'ont pas convaincu au-delà du cercle des convaincus. Certes, à en croire l'ampleur du oui. Mais alors il faut s'en souvenir pour mieux relever le défi du prochain débat démocratique en matière migratoire: celui de l'initiative ecopop. Les écologistes devront être au front, si possible encore plus déterminés qu’ils ne l’ont été pour l’initiative de l’UDC; ils endosseront la lourde responsabilité de montrer que l’on ne défend pas l’écologie en “régulant la démographie”. Ce serait à la fois un leurre et le meilleur évitement des vraies questions qui dérangent.

A propos d’ecopop, voir aussi deux précédents blogs :

Ecopop ou la liberté des sangliers

Les dragons et la tentation écofasciste

 

* Le vote "écologiste" a probablement une seconde connotation: le refus d’un modèle économique frénétique, fondé sur le court terme et sur une compétition sans merci. J’y reviendrai dans un prochain blog.