Les statistiques, indispensables, mais à manier avec des pincettes !

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’article paru aujourd’hui dans ce journal de ma consœur Sylvie Logean sur les dégâts causés par le Covid-19 en termes de mortalité et de ses séquelles pour une partie des personnes qui en avaient réchappé. Je ne suis pas scientifique mais cela changeait des propos de café du commerce entendus trop souvent dans de nombreux médias.

Éduquer le grand public ?

Selon certains intervenants sur la place publique, il serait judicieux que la population acquière des bases minimales en matière de santé publique de manière à mieux saisir les enjeux en cas de crise sanitaire, notamment en cas de pandémie. C’est vrai. Mais je me demande si ce n’est pas un vœu pieux. Car on pourrait également donner ce conseil dans une multitude d’autres domaines. Par exemple, à chaque débat sur la prévoyance – dont je suis plus familier –, nombre de spécialistes déplorent la mauvaise connaissance du public d’un système qui joue pourtant un rôle crucial dans leurs conditions de vie, en particulier à la retraite. Et il en va de même en matière environnementale, permettant d’aller au-delà de slogans et d’approches manquant souvent de pragmatisme.

Un peu d’arithmétique pour les nuls

Ce n’est donc pas demain qu’une majorité de la population pourra jongler avec les concepts nécessaires pour relever au mieux ces défis à venir dans ces multiples domaines. En revanche, il serait tout de même nécessaire que les professionnels des médias ­– et tous ceux qui prennent la parole – maîtrisent un peu mieux les bases de leur arithmétique. Par exemple, que n’a-t-on entendu ou lu ces derniers jours que le variant anglais du Covid-19 serait quarante à septante fois plus contagieux que celui qui nous fait souffrir depuis une année, alors qu’on nous parle de 40% à 70% de plus. Pour rappel, 40% équivalent à 0,4, soit 100 fois moins que 40 !

Cela dit, une contagiosité accrue de 40 à 70% est énorme – si j’ai bien compris – et fait notablement augmenter le fameux R, le taux de reproduction de l’épidémie. Ce qui justifie d’autant plus le resserrage de vis du Conseil fédéral avant que ce variant, ou d’autres, viennent provoquer une désastreuse troisième vague.

Un peu d’économie

Pour justifier ce billet dans la case « Économie », je me sens un peu obligé d’ajouter une petite touche purement économique à mon propos… Cela tombe bien car les statistiques sont omniprésentes dans ce domaine. À cet égard, on peut mettre en évidence la publication des taux de croissance trimestriels du PIB américain au 2e trimestre de l’année dernière, avec un plongeon de plus de 30%. Soit près de trois ou quatre fois plus que la plupart des autres économies développées. Puis le rebond au 3e trimestre fut presque aussi fort, avec quasiment le même écart avec les autres économies. Comme ces chiffres étaient généralement comparés sans nuance, on aurait pu les attribuer à une particularité de l’économie américaine. En fait, ces comparaisons s’avèrent trompeuses, car la méthode de calcul est très différente ! Entrons un peu dans le détail.

Comment le taux de croissance trimestriel américain est-il calculé ?

Pour la plupart des pays développés, comme c’est le cas en Suisse, le taux de croissance trimestriel mis en avant, et repris par les médias, résulte de la comparaison entre deux trimestres consécutifs. Mais on procède également à la comparaison avec le niveau du PIB du trimestre correspondant de l’année précédente. On parle alors de taux de croissance en glissement annuel, et le FMI de variation annuelle.

Mais. de leur côté, les Etats-Unis et le Canada privilégient la présentation d’un autre taux de croissance trimestriel, basé sur deux trimestres consécutifs pour les ramener sur une base annuelle. On peut ainsi extrapoler le taux de croissance trimestriel annualisé en multipliant le taux trimestriel par quatre.

Distorsion de la réalité en cas de choc extérieur

Pour illustrer ce mode de calcul, la Banque du Canada propose l’exemple suivant : « Si le PIB augmente de 0,1 % du 2e trimestre au 3e trimestre, le taux de croissance trimestriel annualisé du PIB au 3e trimestre est de 0,4 %. » Pour justifier cette approche, elle poursuit : « Cette mesure, souvent reprise par les médias pour mieux percevoir le rythme instantané de la croissance, donne une approximation mathématique de ce que serait la croissance annuelle si la croissance trimestrielle se maintenait au même niveau. » Ce qui n’est certainement pas le cas lorsqu’un choc extérieur se produit, amplifiant son effet sur le plan statistique, comme cela s’est produit tant aux Etats-Unis qu’au Canada, À cet égard, on lira avec intérêt le billet proposé par Jean-Pierre Furlong, un économiste québecois, qui se montre très critique sur ce choix.

Lire ou relire Daniel Kahneman

Si cela peut rassurer tous ceux qui peinent avec les statistiques de quelque ordre que ce soit, on peut leur conseiller de se (re)plonger dans cette véritable bible de l’économie comportementale que constitue l’ouvrage de Daniel Kahneman, intitulé « Système 1 – Système 2, Les deux vitesses de la pensée » (1). Le prix Nobel d’Economie 2002, spécialiste de psychologie cognitive et l’un des fondateurs de l’économie comportementale rapporte ainsi une anecdote savoureuse. Ainsi, dans le cadre d’une conférence de la Société américaine de psychologie mathématique qui s’était tenue au début des années 70, un groupe de participants de haut niveau avaient rempli un questionnaire lié à la taille des échantillons.

Même les statisticiens sont parfois des « idiots » en statistiques

Daniel Kahneman, qui avouait faire des erreurs systématiques en sous-estimant le rôle de la chance en choisissant des échantillons trop petits explique, en faisant référence à son alter ego Amos Tversky, l’autre pionnier de l’économie comportementale : « Amos et moi avons donc entrepris de voir si j’étais un idiot isolé, ou si j’étais le représentant d’une majorité d’idiots, en analysant si des chercheurs choisis pour leur expertise mathématique pouvaient commettre les mêmes erreurs. (…) Les résultats ne laissaient pas de place au doute : je n’étais pas le seul être idiot. Chacune des erreurs que j’avais commises se retrouvait chez un grand nombre de nos participants. Il était évident que même les spécialistes ne prêtaient pas une attention suffisante à la taille des échantillons. » Enfin, autre lecture obligée pour tous ceux qui cherchent à se réconcilier avec les statistiques, on conseillera l’excellent et très accessible ouvrage de Nicolas Gauvrit « Statistiques – méfiez-vous  ! » (2).

(1) “Système 1 – Système 2, les deux vitesses de la pensée”, par Daniel Kahneman, Flammarion, 2012

(2) “Statistiques : méfiez vous !”, par Nicolas Gauvrit, Ellipses poche, 2014

 

Comment prévoir quelle sera la bonne prévision économique ?

Après le groupe d’experts de la Confédération pour les prévisions conjoncturelles et UBS, c’est Swisslife qui livrait aujourd’hui ses prévisions économiques, tant pour la Suisse que pour les États-Unis, la zone euro et le Royaume-Uni pour cette année. Sans surprise, toutes ces institutions prévoient un net recul de l’activité économique dans notre pays. Mais pas avec la même ampleur : Swisslife s’attend en effet à une contraction de 3,1 % du PIB suisse, contre 6,7% pour le groupe d’experts de la Confédération et 4,6% pour UBS. Comment s’expliquent de telles différences ?

Prévisions hautement aléatoires

La réponse n’est pas difficile à trouver. On sait en effet que les prévisions conjoncturelles restent relativement fiables lorsque l’environnement économique et politique présente de la stabilité. Mais dès qu’un élément imprévu d’importance vient semer le chaos, les prévisions établies peuvent être complètement démenties, comme on le voit à chaque crise. Or celle que l’on traverse actuellement rend toute projection sur l’avenir hautement aléatoire en raison de son origine et des dégâts à large échelle qu’elle produit à travers toute la société, avec des effets en cascade et autres rebonds. Tout le monde comprend que la crise sera sans doute profonde, mais il est très difficile de savoir jusqu’à quel point.

Les experts conscients de leurs limites

Les spécialistes en sont d’ailleurs bien conscients, comme le précise le communiqué de presse du SECO présentant les prévisions du groupe d’experts de la Confédération : « L’économie pourrait se relever plus rapidement que ne l’envisagent les prévisions, si les consommateurs suisses devaient moins se laisser déstabiliser par le coronavirus, ou si la reprise devait se révéler plus vigoureuse à l’étranger. À l’inverse, la pandémie et les mesures de confinement qu’elle exige pourraient perdurer, ce qui freinerait fortement la relance. Sans parler des importants effets de second tour qui pourraient se produire et entraîner, par exemple, des vagues de licenciements et de faillites. Il faudrait alors s’attendre à d’autres répercussions économiques majeures sur l’ensemble de la période prévisionnelle. »

L’économiste manchot d’Harry Truman

Cette analyse est empreinte de bon sens et s’avère utile pour essayer de trouver des solutions pour sortir de la crise au plus vite et dans les meilleures conditions. Mais en même temps, que vaut une prévision si la probabilité d’un facteur majeur –­ la persistance de la pandémie – est inconnue, et que les réactions attendues des agents économiques le sont également. Cette succession d’hypothèses rappelle la citation attribuée au président américain Harry Truman qui réclamait un économiste manchot (il en aurait eu assez d’entendre les experts nuancer leurs prévisions et conseils par l’expression “on the other hand”). Plus sérieusement on peut s’interroger sur la publication de prévisions à la virgule près, alors qu’on sait pertinemment que les chiffres effectifs en seront plus ou moins éloignés (à moins d’avoir beaucoup de chances…).