L’usufruit croisé est-il toujours fiscalement avantageux en Suisse romande ?

Pour des couples de concubin(e)s qui acquièrent leur logement sous forme de copropriété, l’usufruit croisé constitue traditionnellement une option judicieuse. En effet, cela permet qu’en cas de décès de l’un des deux partenaires, l’autre puisse continuer à vivre dans le logement commun puisqu’il va recouvrer son plein droit de propriété sur la moitié dont il était nu-propriétaire – tout en bénéficiant toujours de l’usufruit sur l’autre moitié. Il peut ainsi échapper aux prétentions des héritiers bénéficiant de parts réservataires et éviter tout impôt de succession. En revanche se pose la question d’éventuels impôts de donation, qui sont normalement appliqués en cas d’usufruit simple. En principe l’usufruit croisé est assimilé à un échange de droits, donc neutre sur le plan fiscal. Mais cette exonération n’est accordée qu’à certaines conditions, qui vont dépendre des différentes législations cantonales.

Enquête sur le terrain

Chacun ou chacune peut évidemment s’adresser à l’autorité de son canton pour savoir quelles sont les règles qui s’appliqueront dans sa situation. Mais au-delà de son cas personnel, il est sans doute intéressant d’établir des comparaisons entre les pratiques entre les différents cantons. C’est pourquoi je me suis livré à une petite enquête auprès de ces fiscs cantonaux, en me limitant toutefois à la Suisse romande. J’ai posé à chaque fois les mêmes questions, notamment si la création de l’usufruit croisé pouvait donner lieu à un impôt sur les donations. Et qu’en est-il quand la valeur des usufruits s’avère inégale. Une autre question portait sur la création de l’usufruit postérieurement à celle de l’acquisition : cela pouvait-il faire une différence ?

Résultats globaux

Cette petite enquête a été réalisée auprès des autorités fiscales de Genève, du Valais, de Neuchâtel, de Fribourg et de Berne et du secteur Solutions patrimoniales de la Banque Cantonale Vaudoise pour le Canton de Vaud. Manque à l’appel le Canton du Jura pour lequel je n’ai pas obtenu de réponse. Il en ressort que l’usufruit croisé échappe à tout impôt lors de l’acquisition. Mais à condition que les parts de copropriété faisant l’objet de l’usufruit soient égales. Par ailleurs, l’usufruit croisé ne doit pas obligatoirement être créé au moment de l’acquisition pour bénéficier de cette exonération, à l’exception du Canton de Vaud. Entrons dans le détail en commençant par Genève, dont l’autorité fiscale m’a fourni le plus d’informations.

Genève

Dans le canton de Genève, l’usufruit croisé peut donner lieu à un impôt sur les donations si les valeurs attribuées ne sont pas équivalentes. Ce qui peut se produire même si les parts de copropriété s’avèrent égales, s’il existe une différence d’âge importante entre les concubin(e)s précise la Direction des personnes physiques, des titres et de l’immobilier du département des finances du Canton de Genève : « En effet, la valeur de l’usufruit (selon la Loi sur les droits d’enregistrement) pour une personne de moins de 50 ans équivaut à la moitié de la valeur de sa part alors que pour une personne de plus de 69 ans, elle équivaut à un huitième de la part. » Dans ce cas, la différence de valeur entre les deux usufruits donnerait lieu à un impôt de donation. Mais, nous précise-t-on, c’est une situation plutôt rare. Une autre situation génère des valeurs d’usufruit inégales : « Il arrive aussi que les copropriétaires n’achètent pas des parts de copropriété égales (par exemple dans un rapport d’un tiers pour deux tiers). Dans ces cas, la distorsion des valeurs attribuées génère naturellement des droits de donation qui peuvent être importants dans le cas des concubins puisqu’ils peuvent s’élever à 54,6% de la différence de valeur des usufruits échangés. »

Vaud

Dans le canton de Vaud, la grande différence par rapport aux autres cantons romands, c’est que l’exonération fiscale de l’usufruit croisé, à égalité de valeurs, n’est accordée qu’au moment de l’acquisition du bien. En revanche, si l’usufruit croisé est effectué a posteriori, il peut coûter très cher: Il est assimilé à deux donations, qui sont toutes deux soumises à l’impôt sur les donations. Il y a cependant une solution pour éviter cet impôt, c’est la vente croisée d’usufruits. Il n’agit donc plus de donations, mais d’opérations à titre onéreux. Chaque opération donne lieu à un demi-droit de mutation sur la valeur de l’usufruit de chacun des deux concubin(e)s, auquel peut s’ajouter un droit entier sur la différence éventuelle entre les deux valeurs d’usufruit. Différence qui peut provenir soit de parts de copropriété inégales et/ou de différence d’âge. Malheureusement, cette solution peut s’avérer quand même nettement plus coûteuse que le simple échange d’usufruits : en effet, la vente est susceptible de dégager un gain immobilier imposable, d’autant plus que l’opération est effectuée des années après l’acquisition du bien.

Fribourg

Dans le Canton de Fribourg, le Service cantonal des Contributions indique : « L’usufruit croisé est considéré comme un échange (transfert d’objets à titre onéreux) soumis au droit de mutation selon l’art. 18 LDMG. Selon cette disposition, en cas d’échange, les droits de mutation (3%) sont prélevés sur la valeur d’un seul des objets échangés. Si les objets n’ont pas une valeur égale, les droits de mutation seront prélevés sur la valeur la plus élevée. » Mais cette différence de valeurs éventuelle n’a aucune incidence en termes de donation : « Dès lors que l’on considère être en présence d’un échange, il n’y aura pas de donation ; aucun impôt sur les donations ne sera dès lors perçu. Il n’y aura pas d’impôt sur les donations sur la différence. »

Valais

Dans le canton du Valais, le Service des Contributions répond de la manière suivante : « En cas d’usufruit croisé, l’administration fiscale détermine la valeur capitalisée de l’usufruit constitué pour chacun des concubins en prenant en compte leur espérance de vie respective. Même si les parts de copropriété sont de valeur égale, la différence d’âge entre les concubins peut donc avoir pour effet que l’un reçoit un usufruit d’une valeur plus élevée que l’autre. Il est imposé sur la différence au taux de 25%. Ce principe est applicable que l’usufruit croisé soit créé dès l’acquisition ou plus tard. »

Neuchâtel

Le Service des Contributions du Canton de Neuchâtel indique qu’ « en cas de constitution simultanée et croisée d’usufruit il n’y aura un impôt que, en l’absence de contrat de partenariat, sur la différence de valeur des deux droits d’usufruit (cette valeur dépend du sexe et de l’âge de la/du donatrice/trice et a fortiori de la valeur du bien immobilier ». Dans le canton de Neuchâtel, cet impôt est réduit pour des couples de concubins partageant une vie commune depuis au moins 5 ans.

Berne

L’intendance des impôts du canton de Berne indique : « Au moment de la constitution de l’usufruit, les effets fiscaux varient selon que les prestations réciproques sont équivalentes ou pas. Si les deux concubins ont le même âge et que leurs parts respectives de copropriété sont de même valeur, alors leurs prestations réciproques sont équivalentes. Dans ce cas, l’impôt sur les donations n’est pas dû. En revanche, si les prestations réciproques ne sont pas équivalentes, il y a donation mixte, imposée en conséquence. » En d’autres termes, l’impôt sur les donations sera prélevé sur la différence.

Taux d’imposition cantonaux

Contrairement à la pratique fiscale de chaque canton, qu’il faut aller chercher de manière un peu laborieuse, le taux d’imposition de donation pour chaque canton et commune est extrêmement simple à obtenir. En effet, le calculateur de la Confédération fournit immédiatement cette donnée, comme j’en avais déjà parlé dans mon billet du 16 décembre 2020. En passant, ce calculateur souffre toujours d’erreurs de traduction en français. Si « Ehepartner » est correctement traduit par « conjoint(e) », « Lebens-/Konkubinatspartner » correspond dans la version francophone à « conjoint(e) ou concubin(e) ». Si l’on base sur ce calculateur, un conjoint pourrait donc être simultanément imposé sur la base de deux taux différents !

Attention à la caisse de pension

Avant d’en terminer avec la solution de l’usufruit croisé, on peut encore mentionner la mise en garde de Françoise Demierre Morand, notaire à Genève, dans le cas où une partie des fonds propres du défunt provenait de sa caisse de pension : « Si cette personne n’avait pas annoncé son compagnon ou sa compagne comme bénéficiaire en cas de décès, l’institution de prévoyance pourrait demander le remboursement des prestations qu’elle avait versées s’il n’y a pas de bénéficiaires. La situation peut s’avérer infernale ! »