Êtes-vous un spéculateur utile ou nuisible ?

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«Pas de spéculation sur les denrées alimentaires». L’intitulé de l’initiative des jeunes socialistes soumise à votation le 28 février prochain a le mérite de la clarté. L’idée étant que la spéculation constitue un facteur décisif dans l’explosion du cours des matières premières agricoles, en particulier en 2008 et 2011, après que de nombreux instituts financiers se sont tournés vers ces marchés pour chercher de nouvelles opportunités de placements. Ces nouveaux acteurs ont ainsi investi massivement dans des fonds indiciels, c’est-à-dire des produits qui miment les indices sous-jacents de matières premières, dans un but de diversifier les portefeuilles et tirer parti de la hausse des cours anticipée sur le long terme.

À l’appui de la thèse de bulles spéculatives sur les marchés de produits dérivés qui bouleverseraient les marchés au comptant de matières premières alimentaires, les initiants recourent à l’ONU, à la Banque Mondiale, ainsi qu’à l’EPFZ, qui conclurait qu’entre 60% et 70% des fluctuations sur ces marchés seraient d’origine financière. Le rôle néfaste de cette forme de spéculation semble confirmée dans un excellent documentaire diffusé sur Arte en 2013, «Traders, le marché secret des matières premières», où de petits négociants – les grands refusant de s’exprimer – se plaignent de l’irruption de ces nouveaux acteurs. Leurs interventions tireraient le marché à la hausse, en complète déconnection d'avec leurs fondamentaux. C’est d’ailleurs la même critique virulente qui avait été formulée à leur encontre par les pouvoirs politiques des deux côtés de l’Atlantique, aux Etats-Unis et en Europe, demandant l'instauration de limites de positions pour les fonds indiciels sur les marchés de matières premières agricoles.

Pas de liens de causalité prouvés

La cause est-elle entendue ? Pas tout à fait. En fait, la question fait encore débat. Et le Conseil fédéral a choisi son camp, comme il l'explique dans le matériel de votation envoyé à chaque citoyen et citoyenne helvétique, invoquant d’autres avis et analyses : «Le lien entre la spéculation et le prix des denrées alimentaires a fait l’objet de nombreuses scientifiques ces dernières années. Les résultats divergent. Une majorité des études arrive toutefois à la même conclusion que l’OCDE et le Fonds Monétaire International : les opérations spéculatives sur les dérivés agricoles ne semblent pas influencer les fluctuations de prix des matières premières agricoles et sembleraient même à les réduire».

Le gouvernement met par ailleurs en avant la nature particulièrement volatile du marché des matières premières agricoles, dans son message du 18 février 2015, pour les périodes correspondant aux flambées de prix des années 2007-2008 et 2010-2011 : «Ces fortes hausses résultent plutôt de la conjonction entre des stocks historiquement bas et des conditions météorologiques défavorables (sécheresse, gel, etc.) dans d’importantes zones de culture, qu’ont accentuées les restrictions d’exportations des pays exportateurs et les tentatives d’achat des pays importateurs.»

Le contre-exemple du marché du riz

Cette analyse est sans doute confortée par l’évolution erratique du marché du riz, qui a connu une très forte volatilité en 2008, alors qu’il n’existe pratiquement pas de produits dérivés pour cette matière première agricole. Il est donc difficile d’en incriminer les marchés financiers. En fait, la source de cette volatilité provenait essentiellement de la manipulation des stocks par les Philippines et la Thaïlande, comme l’avait brillamment montré le documentaire «Main basse sur le riz» (2010).

L’absence de liens de causalité entre la forte croissance des fonds indiciels et des prix des matières premières agricoles que défend le Conseil fédéral, est en partie corroborée par une méta étude de la Haute école de Lucerne et de l’université de Bâle résumée dans un article (1) publié dans la Vie économique du 6 février 2015 et signé par Yvonne Seiler Zimmermann (IFZ, Haute école de Lucerne), Heinz Zimmermann et Marco Haase (WWZ, université de Bâle). Cette méta étude a analysé une centaine de recherches sur l’influence des investissements financiers sur le prix des matières premières. La conclusion serait que s’il y a influence, elle est modérée.

Spéculation utile ou nuisible

De manière plus surprenante, Thomas Braunschweig, expert en politique commerciale de la Déclaration de Berne, reconnaît qu’aujourd’hui aucune recherche n’a abouti «à des conclusions incontestables» dans un article (2) publié dans la Vie économique également. Il cite toutefois une étude récente qui irait dans le sens d’une causalité. «Ces soupçons toujours plus étayés d’une influence de la spéculation sur l’évolution des prix obligent à appliquer le principe de précaution. (…) Conformément à l’adage anglais «better safe than sorry», il est impératif de mettre au plus vite un terme à la spéculation financière excessive.»

Plus précisément, l'expert distingue la spéculation selon qu'elle est «utile» ou «nuisible» : la  «spéculation utile» est celle des négociants en produits dérivés, qui sont «nécessaires, puisqu’ils sont prêts à assumer les risques liés aux variations de prix en échange d’une prime et apportent ainsi au marché la liquidité nécessaire». Par opposition, lorsque «la spéculation financière excessive pèse sur prix, qui sont déterminés – en raison de l’importance des volumes – par des intérêts non commerciaux dans lesquels les opérations légitimes de couverture ne jouent pas un rôle central, on parle alors à juste titre de spéculation nuisible : le prix qui en résulte ne reposant plus sur les facteurs fondamentaux de l’offre et de la demande de la matière première agricole concernée.»

Hypothèse de travail

Dans le cadre de cette réflexion, admettons que la spéculation financière «nuisible», pour reprendre l’expression de Thomas Braunschweig, le soit effectivement, c’est-à-dire qu’elle amplifie les variations de cours des matières agricoles en particulier. Dans ce cas, la solution préconisée par les jeunes socialistes permettrait-elle d’améliorer la situation ?

En résumé, l’initiative veut interdire aux institutions financières d’investir dans des véhicules de placement se rapportant à des produits agricoles ou alimentaires, et ce de manière directe ou indirecte. À une exception, comme le précisent les initiants : «Les contrats conclus avec des producteurs et des commerçants de matières premières agricoles et de denrées alimentaires qui portent sur la garantie des délais et des prix fixés pour livrer des quantités déterminées sont autorisés.» Si l’on est peu familier avec les arcanes des produits à terme, cette phrase demande une explication de texte. Mais avant d’aller plus loin, on est obligé de décrire brièvement ce qu’est un marché à terme et comment il peut être utilisé pour couvrir son risque. 

Comment couvrir son risque sur le marché des futures

Les marchés à terme permettent de conclure des contrats d’achat ou de vente à terme, de manière à s’assurer d’un prix d’achat ou de vente. Pour que ces produits puissent s’échanger comme des actions ou des obligations, il faut qu’ils soient standardisés (c’est pourquoi on les appelle futures) et que la chambre de compensation de la bourse joue le rôle de contrepartie pour tous les contrats. En d’autres termes, cela veut dire que tous les futures conclus entre un acheteur et un vendeur sont divisés en deux contrats distincts : la chambre de compensation fait office d’acheteur face au vendeur et inversement. Cette explication peut paraître un peu technique, mais elle est vraiment nécessaire pour comprendre l’exemple très simplifié que l'on propose ci-dessous pour illustrer notre propos.

Un producteur d’une matière première doit livrer une quantité définie de sa production dans trois mois. Il veut s’assurer du prix prévalant aujourd’hui. Il se tourne alors vers le marché à terme où il vend un certain nombre de futures sur cette marchandise à livrer dans trois mois, au prix de 100 dollars l’unité. Comme on vient de l’expliquer, sa contrepartie est la chambre de compensation.

On suppose que le jour avant l’échéance le future (qui rejoint le cours au comptant) est tombé à 90 dollars. Au lieu de livrer la marchandise qu’il s’était engagé à vendre à trois mois, il va procéder à l’achat du même contrat pour 90 dollars. Étant donné que sa contrepartie est toujours la chambre de compensation, cela lui permet d’annuler la vente du future réalisée trois mois plus tôt, en empochant la différence entre le cours du future vendu à 100 dollars et celui du future acheté à 90 dollars, soit 10 dollars l'unité. Par ailleurs, il vend sa production au comptant pour 90 dollars. Grâce au gain de 10 dollars réalisé sur le marchés des futures, il encaisse donc 100 dollars l’unité, soit le cours qui prévalait trois mois auparavant. Son objectif est donc atteint.

Comment identifier la contrepartie ?

Si l’on en revient aux initiants, ils semblent reconnaître l’utilité des produits dérivés – les contrats – qui permettent de couvrir son risque, tant pour les producteurs que pour les commerçants. En outre, ils admettent que des acteurs extérieurs au monde du négoce de marchandises physiques puissent jouer un rôle de contrepartie pour couvrir le risque de variations de cours. On retrouve nos spéculateurs «utiles». Mais, il y a un problème. La contrepartie étant assumée par la chambre de compensation, il est difficile, et sans doute impossible, de savoir qui sont les intervenants dans le contrat : négociant de la matière première qui couvre son risque ou un pur spéculateur qui l’assume ? Et il est peu probable que la bourse de Chicago modifie ses règles de fonctionnement si les Suisse adoptent une telle législation !

En cas d’acceptation de l'initiative, comme le relève probablement avec raison le Conseil fédéral, «les sociétés de négoce du secteur agricole actives en Suisse ne pourraient de facto plus effectuer que des opérations de couverture, quelles seraient tenues de justifier, par exemple dans le cadre de la révision des comptes.» Mais, poursuit le gouvernement, «la question cruciale est ici la définition exacte de ce qu’on entend par « opération de couverture»  Selon que cette définition soit plus ou moins restrictive, les sociétés de négoce du secteur agricole pourraient généralement être touchées relativement fortement.»  Plus précisément : «Le risque augmenterait – en particulier pour les entreprises étrangères ayant plusieurs succursales dans le monde – qu’elles délocalisent à l’étranger leurs divisions de hedging, voire toutes leurs activités en Suisse. Cela induirait des pertes d’emplois.»

Principe de précaution

On pourrait peut-être se réjouir de cette perspective qui permettrait d'éviter toute opération spéculative sur les denrées alimentaires de quelque nature que ce soit depuis notre pays. Mais le prix à payer pourrait être particulièrement lourd, surtout pour Genève, qui compte pas moins de 400 sociétés de trading y négocient la majorité des échanges mondiaux de pétrole, de sucre, de café, de céréales, de riz et de graines oléagineuses, employant de 8'000 employés. On pourrait rétorquer qu’on peint le diable sur la muraille. Peut-être. Mais, pour reprendre le principe de précaution cher à Thomas Braunschweig, il serait sans doute sage de l'appliquer, mais dans un but opposé. En rejetant cette initiative.

 

(1) Une méta étude sur les liens qui unissent le prix des matières premières et la spéculation financière, par Yvonne Seiler Zimmermann, Heinz Zimmermann et Marco Haase, La Vie économique du 6 février 2015

(2) Halte à la spéculation débridée sur les denrées alimentaires, par Thomas Braunschweig, La Vie économique du 4 mars 2015

Pierre Novello

Pierre Novello est journaliste économique indépendant et auteur d’ouvrages de vulgarisation dans le domaine de la prévoyance, de l’investissement sur les marchés financiers ou encore pour l’accession à la propriété de son logement. Avant d’embrasser la carrière journalistique en entrant au Journal de Genève et Gazette de Lausanne, il a été formé comme analyste financier pour la gestion de fortune.