La Suisse, la mortalité et le Covid-19 en 2020: les premiers chiffres

En ce 5 janvier 2021, on dispose désormais des premières statistiques définitives concernant la mortalité hebdomadaire et annuelle en 2020, qui nous permettent de tourner un premier regard sur la question de la surmortalité due, ou pas, à la pandémie de Covid-19 que le monde continue à endurer. La question est en effet pertinente, tant on lit encore souvent (et pas plus tard que dimanche passé, par exemple, sous la plume de Pierre-Marcel Favre), que tout compte fait, la mortalité de cette année n’aurait rien d’extraordinaire. Qu’en est-il vraiment ?

Première statistique que nous consultons, la statistique hebdomadaire des décès. Si l’on se réfère à la somme des décès des 52 premières semaines, qu’on augmente d’un septième de l’effectif des décès de la 52ème semaine afin de modéliser le 365ème jour de l’année, on aboutit à un total de 73’829 décès en 2020. Il faut évidemment replacer un tel chiffre dans son contexte : quel est le nombre moyen de décès annuels que l’on enregistre habituellement en Suisse ? La réponse est accessible dans une base de données qui recense les décès annuels depuis 1871. Il en ressort que de 2015 à 2019, on obtient une moyenne des décès annuels qui s’établit à 66’882. Elle varie de 64’876 décès en 2016 à 67’780 en 2019. En clair : par rapport à la moyenne des cinq années qui ont précédé 2020, dont deux étaient des années de surmortalité grippale (2015 et 2017), on compte un excédent de 6’947 décès, soit plus de 10,4%. Est-ce exceptionnel? A l’échelle d’un quinquennat, c’est très clair, comme on vient de le voir, et ça l’est encore plus sur dix ans – mais à l’échelle d’un siècle et demi ?

Sur les temps longs, on constate premièrement que c’est la troisième fois seulement depuis l’établissement des mesures que le nombre annuel de décès dépasse les 70’000 en Suisse : la première fois remonte à 1871 et à l’épidémie de variole de cette année-là, qui provoqua un excès d’environ 14’000 morts pour un total de 74’002. La seconde, qui détient le record avec 75’034 décès dont plus de 22’000 excédentaires, remonte évidemment à la grippe espagnole de 1918. Bien entendu, les taux de mortalité de l’époque étaient tout autres, se rapportant à des populations d’à peine 2,7 millions d’habitants en 1871, et de 3,8 millions en 1918. Mais tout de même : malgré l’augmentation et le vieillissement de la population, en plus d’un siècle jamais plus de 70’000 personnes n’étaient décédées dans notre pays. De ce point de vue, l’événement de mortalité de 2020 est de fréquence centennale.

On s’en convainc d’ailleurs lorsqu’on cherche à retrouver un événement d’une telle ampleur dans cette statistique des décès : calculée tant en termes de surmortalité absolue (de l’ordre de 7’000 morts en 2020) qu’en termes relatifs (plus de 10%) par rapport aux cinq années qui précédèrent, on peine à retrouver des événements comparables ces cent dernières années.

Décès annuels en Suisse, 1871-2020

A cette aune, c’est un événement somme toute récent qui attire l’œil : l’épidémie de grippe de 2015, qui représenta une surmortalité de l’ordre de 4’000 personnes en moyenne quinquennale, soit de l’ordre de 6%. Avant cela, pas trace ou presque de la grande canicule de 2003, une trace assez modeste des grippes de Hong-Kong de 1968 et de 1956-1958, les deux avec des surmortalités de l’ordre de 4’000 personnes, mais étalées sur plusieurs années. Ce sont finalement des épisodes moins identifiés qui ont eu le plus fort impact, à l’image de 2015 : ainsi, une épidémie de grippe – probablement une récurrence de la grippe de 1956-1958 – a entraîné une surmortalité de 10’000 personnes répartie entre 1962 et 1963, ce qui reste l’événement le plus létal que la Suisse ait connu depuis 1918. Toutefois, on notera que 2020 a été nettement plus meurtrière que chacune des deux années concernées.

Autre source, le site dédié aux statistiques du covid-19 de l’OFSP. Au 31 décembre 2020, ce site faisait état de 7’082 décès attribués au covid-19. Ce chiffre est assez conservateur : il ne tient pas encore compte des décès qui vont être attribués au covid-19 par suite d’analyses encore en cours, les statistiques cantonales aboutissant d’ailleurs à un nombre de décès plus élevé d’environ 10%. Ce qui est intéressant ici est le constat que le nombre de décès attribués au covid-19 est presque exactement identique, à 150 unités près, à la surmortalité totale enregistrée en 2020. C’est dire que le covid-19 n’a pratiquement pas emporté de personnes qui seraient décédées en 2020 en son absence : les victimes du covid-19 en Suisse auraient dans leur immense majorité vu le jour de l’an 2021 si le virus n’avait pas écourté leur vie.

Il faudra toutefois confirmer cette hypothèse en 2021 une fois l’épidémie terminée: il reste possible qu’on enregistre à l’été et à l’automne une forte sous-mortalité, ce qui conforterait alors l’hypothèse voulant que les décès covid-19 soient avant tout le fait de personnes en toute fin de vie. Pour rappel, la médiane d’âge des décédés du covid-19 s’établit à environ 85 ans, ce qui à première vue confirme l’idée de personnes en fin de vie – et qui n’est pas exactement vrai: en effet, une personne de cet âge a en moyenne encore six ans de vie devant elle.

Il convient enfin de relever ici qu’en parlant de sous-mortalité, on a connu une superbe illustration de ce phénomène en début d’année 2020, avant l’irruption du covid-19 à fin février : sur les onze premières semaines de l’année, on a ainsi enregistré 700 décès de moins qu’attendu, ce qui a d’ailleurs permis à certains de dire durant tout l’été – et jusqu’à ces derniers jours! – que la pandémie n’avait eu presqu’aucun impact sur la mortalité générale du pays. C’est évidemment faux : la mortalité due au covid-19 s’est simplement superposée à une épidémie grippale exceptionnellement peu létale, ce qui a contribué à masquer quelque peu la gravité de la première. Si la grippe saisonnière avait été « normale », avant même qu’elle ne soit arrêtée net par les gestes-barrière et les mesures sanitaires, nous en serions probablement à parler d’une surmortalité de l’ordre de 8’000 personnes pour 2020.

Un surplus de décès de près de 8’000 personnes : voici une première indication du vrai bilan de la pandémie de covid-19 en Suisse en 2020: un événement exceptionnel, d’ampleur centennale. En attendant l’hiver et le printemps 2021.