Le ton monte entre canton et communes à propos de la facture sociale vaudoise. Jeudi passé, le 23 janvier 2020, les municipalités de Rolle et Crans-près-Céligny ont tenu des “assises de la facture sociale” dont on retrouve un compte-rendu ici. Parallèlement, l’auteur de ces lignes a publié une tribune dans le quotidien vaudois 24 heures, d’ailleurs dûment opposée à celle de la députée et vice-syndique de Prangins Dominique-Ella Christin.
Suite à cet échange et étant donné la teneur du débat entourant la facture sociale – et par ricochet la péréquation intercommunale vaudoise puisque la facture sociale en fait intégralement partie -, il m’a semblé utile d’élargir la perspective, tant la question du financement entre le canton et les communes éclipse l’ensemble de la thématique portée: celle de l’action sociale, près de deux milliards de dépenses annuelles par le biais de cette fameuse facture. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit.
On peut ne pas faire l’économie d’une réflexion historique à propos de l’action sociale dans ce coin de pays. Pendant des siècles, elle était une affaire privée. Religieuse tout d’abord, au Moyen-Âge et durant l’époque moderne, puis, au moment de la modernisation de l’économie et de l’industrialisation, le fait d’institutions de bienfaisance et d’œuvres charitables – pour ne pas parler de dames patronnesses – la haute société rendait volontairement une part de ce qu’elle avait reçu – ou pris – à travers diverses actions qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de “programmes sociaux” – entre autres actions d’ailleurs visant elles au mécénat artistique ou scientifique. Cette forme d’aide sociale ou sociétale est d’ailleurs toujours prévalente dans certains pays, notamment dans le monde anglo-saxon.
Il aura fallu l’arrivée au pouvoir de forces progressistes, vers la fin du XIXème siècle, pour que les premiers programmes sociaux publics voient le jour. A cette époque, ils avaient essentiellement une base communale, un modèle qui fit sens aussi longtemps que richesses et problèmes sociaux coexistèrent au sein des mêmes communautés. Avec l’essor de l’industrie, c’était le cas: les villes industrielles s’enrichirent aussi vite que les problèmes sociaux liés à la nouvelle organisation de la société se développèrent, de sorte que ressources et besoins correspondaient peu ou prou. Lorsqu’une commune urbaine faisait faillite – ce qui arriva un certain nombre de fois entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, elle était le plus souvent reprise par la ville-centre: ainsi s’expliquent les fusions communales urbaines ayant touché nombre de villes suisses jusque vers 1930 – Zurich, Bâle, Winterthour, Genève, Berne, Bienne… Cette situation de richesse urbaine persista jusqu’au milieu du siècle passé: au sommet de la Suisse industrielle, les richesses étaient encore concentrées en ville. On peut s’en convaincre en consultant par exemple ici les statistiques de l’impôt sur la défense nationale de la fin des années 1940.
La situation changea pour plusieurs raisons. La première en est qu’en droit, les communes étaient tenues d’assister leurs ressortissants sur la base de leur origine communale – raison pour laquelle d’ailleurs on continuera à recenser la commune d’origine des suisses jusqu’en 1990. Le système fonctionna tant que la mobilité intercommunale resta marginale, mais avec la constitution de 1848 libérant les migrations intérieures, le développement de l’industrie et l’exode rural, le système se déséquilibra peu à peu: de plus en plus de personnes originaires de la campagne se retrouvèrent à travailler en ville, souvent dans les usines, souvent de manière assez précaire, et parfois en tombant dans l’indigence – de sorte qu’elles devaient alors faire appel à l’aide de leur commune d’origine, laquelle, si elle ne s’était pas industrialisée, était restée pauvre comme Job, en proie au déclin suite à l’exode rural et donc sans possibilité aucune d’assumer ses obligations. Une misère à deux vitesses se mettait ainsi en place, entre une misère urbaine plus ou moins traitée par les services sociaux naissants des villes, et une misère rurale laissée à elle-même par des communes exsangues et incapables de faire face.
La seconde raison résida dans les profonds changements territoriaux qui marquèrent la Suisse et le Canton de Vaud dès les années 1960. A cette époque, l’avènement de la société de mobilité permit brusquement de découpler l’endroit où l’argent se gagnait de l’endroit où il était fiscalisé: l’avènement de la voiture et de la zone villa vit l’apparition des communes résidentielles riches en même temps qu’indépendantes, là où auparavant n’existaient que de beaux quartiers rattachés politiquement et fiscalement à la ville-centre, laquelle abritait également les quartiers populaires et les industries. Dès lors, on assista à une ségrégation spatiale de plus en plus marquée entre communes-centres qui abritaient industries et quartiers populaires, et communes résidentielles riches – les premières concentrant sur elles les problèmes sociaux tout en étant désormais privées d’une partie des revenus permettant d’y faire face, les secondes pouvant jouir d’une assiette fiscale extrêmement favorable et de l’absence quasi-totale de problèmes sociaux propres pour baisser leurs impôts. La situation s’aggrava encore avec la crise industrielle des années 1970.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’intervention de l’état dans la problématique de l’action sociale: elle est le résultat de la faillite du système ayant prévalu jusque là. On se retrouvait en effet avec d’un côté des villes devenues de moins en moins riches mais devant gérer seules des problématiques sociales de plus en plus lourdes, des petites communes rurales complètement incapables de faire face à leur propre misère ainsi qu’à celle de certains de leurs ressortissants émigrés en ville, et de l’autre une minorité de communes nouvellement résidentielles et nouvellement riches qui avaient touché le jackpot sans avoir à le partager.
L’intervention de l’état peut se lire essentiellement en un triple mouvement.
Premièrement, une aide financière dans le domaine. Dans le Canton de Vaud, jusqu’à la crise des années 1990, l’état prit à sa charge la majorité de la facture sociale – les deux tiers pour être précis. Un accord canton-communes, pris dans le contexte de la crise financière de l’état de Vaud, ramena cette proportion à 50% des dépenses. Aujourd’hui encore, cet accord prévaut: en 2020, l’état cantonal paie 820 millions de francs directement à la facture sociale – autant que les communes, dont c’était pourtant une tâche propre à l’origine.
Deuxièmement, la facture sociale telle que conçue comporte un fort effet redistributeur. En calculant la majorité de la facture en points d’impôt, et une part subsidiaire par un mécanisme d’écrêtage garantissant que plus une commune est outrageusement bien dotée fiscalement, plus elle participe au système, on s’assure que toutes les communes vaudoises participent au financement en fonction de leurs possibilités, corrigeant ainsi le déséquilibre marqué résultant de la situation précédente.
Enfin, la facture sociale joue le rôle d’assurance tous risques: l’ensemble du financement étant désormais mutualisé à l’échelle du canton, plus aucune commune ne doit assumer, ou ne peut se voir réclamer, un supplément de paiement en raison, par exemple, d’une surreprésentation de personnes assistées dans sa population.
Or, ces trois éléments sont indispensables au fonctionnement du système. A l’heure actuelle, la facture sociale vaudoise représente entre 1,6 et 1,7 milliard de francs de dépenses annuelles. En grande majorité, cet argent sert à assister directement des ménages dans la difficulté par le biais d’aides et de subsides divers – encore que certaines politiques pénètrent désormais profondément la classe moyenne, à l’instar du plafonnement des primes d’assurance-maladie à 10% du revenu des ménages.
On le sait, la richesse et la pauvreté se répartissent différemment dans le territoire, et il n’y a pas besoin d’avoir fait une thèse en économie politique pour s’apercevoir que les contribuables modestes engendrent des communes aux rentrées fiscales faibles, et les contribuables aisés des communes riches, ce qui permet à ces dernières de baisser leur pression fiscale: le lien est absolument direct, on peut s’en convaincre en comparant, par commune, d’une part les rentrées de l’imposition fédérale directe ici, d’autre part les taux d’imposition ici, ou la charge fiscale totale ici. L’aide sociale se répartit naturellement selon ces différences, en se portant plus fortement sur les populations modestes que sur les population riches, et par suite préférentiellement dans les communes modestes.
Ainsi, il y a fort à parier que dans le domaine de l’aide sociale, l’ensemble des communes modestes ne paient qu’une assez faible part de ce qui leur revient ensuite en aides diverses auprès de leur population, et ce même en prenant en compte la part d’impôt cantonal dévolu à cette tâche provenant de leurs contribuables. C’est à ce titre que les communes modestes du Canton de Vaud, qui constituent la grande majorité de l’ensemble des communes, devraient rester extrêmement prudentes quant aux revendications de certaines communes aisées concernant la reprise de la facture sociale par l’état de Vaud et les différents systèmes de bascule financière imaginés ici et là: cela n’apparaît pas dans leurs budgets, ni dans leurs comptes, mais elles sont largement bénéficiaires du système actuel. Si – le ciel nous en préserve! – elles devaient reprendre à leur compte l’entier de la politique sociale qu’elles ont laissé progressivement au canton, elles ne pourraient tout simplement pas assumer.