« 30 à 50% » : ce que le Covid-19 nous aura appris du commerce au centre-ville

En deux apartés de quelques secondes à peine, on aura pu mesurer la manière avec laquelle la crise sanitaire aura permis de confirmer quelques faits essentiels quant à la vitalité commerciale de nos centres-villes, ce qui la menace, et ce qu’il faut faire pour la maintenir.

La crise sanitaire qui dévaste depuis près d’un an des secteurs entiers de notre économie se traduit aussi, dans notre pays, par un train de mesures un peu disparates, particulièrement durant l’automne, quand la confédération laissa la main aux cantons. Ces mesures ont provoqué entre autres effets des perturbations majeures de notre manière de vivre, de nous déplacer, de consommer et de gagner notre vie. En somme, une immense expérience sociale et économique à taille réelle, qui n’a pas manqué de livrer des leçons dont nous devons absolument tenir compte si nous sommes des gens sérieux.

Ainsi, dans le domaine qui fait le sujet de ce billet, ce duo de constats sur l’économie des centres-villes dont l’auteur a été témoin ces derniers mois :

Flashback. Début novembre 2020 : dans le Canton de Vaud, les cafés-restaurants ont dû brutalement fermer et à Yverdon-les-Bains, un collectif de restaurateurs organise un vin chaud sur la Place Pestalozzi afin de sensibiliser la population à son sort. Au détour d’une conversation, une commerçante du centre-ville témoigne de ce que cette fermeture lui fait perdre la moitié du chiffre d’affaires de son négoce de chaussures, qui a pu rester ouvert.

Fast-forward, le 23 janvier 2021 : cette fois, ce sont les commerces de biens non-essentiels qui sont fermés, pendant que certains restaurateurs survivent en travaillant en « take-away », et c’est au tour d’une restauratrice du centre-ville de faire le constat-miroir au 19:30 de la RTS : la fermeture des commerces a entraîné une très nette baisse du nombre de plats commandés.

En deux instantanés glanés au détour d’une conversation, on aura pu en apprendre énormément sur ce qui fait la vitalité, ou non, d’un tissu économique de centre-ville. Or, la question est centrale depuis plusieurs décennies, depuis que nous assistons, impuissants, à la dévitalisation du tissu commercial de nos centres, concurrencés qu’ils sont d’abord par les zones commerciales de périphérie, puis plus récemment par le commerce en ligne.

 

Un peu d’histoire (okay, un peu plus qu’un peu)

Depuis l’aube des civilisations urbaines il y a plus de 5’000 ans, l’un des rôles majeurs de la ville a été sa fonction de lieu du marché, qui permet de mettre en rapport la population rurale des alentours avec les marchands et artisans de la ville. Les premiers venaient y vendre leurs produits aux seconds, tout en s’y fournissant en produits artisanaux. Mine de rien, cette organisation économique perdura jusque à très récemment : il fallut la révolution de la mobilité individuelle, à partir des années 1950, pour que cette organisation soit mise à mal.

La généralisation de la voiture individuelle lança en effet une révolution dans la manière de faire nos courses. Elle permit à une partie croissante de la population d’aller habiter en banlieue ou en campagne – et les commerces suivirent : en s’adaptant, en se localisant dans les zones industrielles, très accessibles en voiture, et en s’entourant de grands parkings gratuits, les centres commerciaux se mirent à fleurir en Suisse dès la fin des années 1960 et capturèrent l’essentiel du commerce des biens de première nécessité de cette banlieue en croissance.

On vit ainsi apparaître un mode de consommation nouveau – pour caricaturer, le samedi après-midi, la famille allait désormais faire ses courses de la semaine au centre commercial et y remplir sa voiture de denrées qui n’étaient dès lors plus vendues au centre-ville, y entraînant une baisse très sensible de l’activité. Assez rapidement, d’autres types de commerces se réorganisèrent de la même manière – notamment les « big box », les commerces de biens lourds et encombrants : à la suite d’un géant suédois, le commerce de meubles sortit ainsi des centres-villes, suivi bientôt par l’électro-ménager et l’électronique : en somme, tout ce qui est difficile à ramener chez soi sans voiture déserta les centres-villes et s’installa en zone commerciale de périphérie.

A l’échelle d’une ville moyenne comme Yverdon-les-Bains, on peut mesurer l’impact de ces transformations sur le centre-ville : le nombre d’emplois dévolus au commerce y passa de près de 1’600 en 1965 à moins de 900 aujourd’hui alors que la ville a gagné 10’000 habitants, et l’on ne trouve au centre-ville plus qu’un seul commerce de bien pondéreux, un détaillant d’électro-ménager qui assure par ailleurs la livraison de sa marchandise. Parallèlement, une zone commerciale a vu le jour dans la commune voisine de Montagny : elle abrite désormais 300 emplois dans le commerce de détail, soit une part appréciable du total de l’agglomération.

Il est à noter que cette évolution s’est surtout produite avant l’an 2000 : depuis, les positions sont figées, suite à l’irruption du commerce en ligne, cette seconde révolution en quelques décennies que le commerce de détail subit. Le commerce en ligne poursuit, en l’approfondissant, la logique des centres commerciaux : partant du principe que les courses constituent une tâche plutôt qu’un plaisir, il met l’accent sur son côté pratique, facile, rapide – tout en prenant une longueur d’avance supplémentaire, puisqu’il se charge en outre de la livraison. En ce sens, la menace qu’il constitue pour le commerce traditionnel semble plus manifeste pour les centres commerciaux de périphérie que pour ceux des centres-villes.

Pourquoi ? Parce que les deux modes de consommation reposent à la base sur le même précepte : ils sont censés être pratiques. C’est bien l’argument qui a permis aux zones commerciales de tailler des croupières au tissu commercial des centres, dès lors que la population avait accès à la voiture – mais c’est le même argument qui est maintenant servi aux centres commerciaux par le commerce en ligne : non seulement ça va encore plus vite, mais vous n’avez même plus besoin de sortir – on s’occupe de tout.

 

La situation particulière du centre-ville

Et c’est à ce stade qu’il convient de revenir à la situation du centre-ville. Depuis quelques décennies, l’économie spatiale et la géographie urbaine aboutissent à la conclusion que sur le plan purement pratique, le centre-ville ne peut tout simplement plus concurrencer les centres commerciaux de périphérie, ses grandes surfaces, ses caddies, ses parkings gratuits, et encore moins le commerce en ligne mondialisé et ses millions de produits disponibles en un clic. Les politiques urbaines qui ont tenté de concurrencer le commerce de périphérie sur ce terrain se sont soldées par des échecs.

On pourrait être tenté de proclamer de ce fait la fin des commerces au centre-ville… et pourtant, ils sont toujours là. Bien sûr, le tissu commercial s’est restreint, et il a évolué. Touché par les deux révolutions précitées, il a perdu une grande partie de ses commerces alimentaires, partis en périphérie avec l’essentiel des enseignes de biens pondéreux. Parallèlement, il s’est spécialisé, pour beaucoup vers le négoce des biens légers et à forte valeur ajoutée, des biens de niche également : habillement, alimentaire spécialisé, horlogerie, bijouterie, librairies, papeteries, etc… Mais au-delà de ce constat: quid de toutes celles et tous ceux pour qui le shopping, la flânerie dans les rues commerciales, le hasard des rencontres, la découverte fortuite d’un bouquin, ne sont pas des corvées, mais un plaisir ?

C’est à ce titre que les deux instantanés cités plus haut sont extrêmement instructifs. Que nous disent-ils en effet ? Que sans les cafés-restaurants, les commercent souffrent, et qu’à l’inverse, si ce sont les commerces qui sont fermés, la restauration souffre également: 30% à 50% de perte de chiffre, l’un dans l’autre. Au centre-ville, commerces et établissements publics sont en symbiose, nécessaires les uns aux autres. C’est leur combinaison qui permet aux uns et aux autres de fonctionner.

Ce qui signifie, en faisant un peu de “reverse-engineering”, que leur clientèle recherche la possibilité de combiner flânerie dans les commerces, et arrêt au café ou au restaurant. C’est une clientèle qui prend plaisir à cette activité. Et c’est un plaisir qui est indissociable du centre-ville : seul lui offre la diversité tant du cadre général que des commerces et des cafés-restaurants qui rendent cette expérience agréable – c’est dire que de ce point de vue, le centre-ville a un avantage concurrentiel évident sur ses concurrents de la périphérie et d’internet. L’expérience n’est pas la même, le but non plus. Jamais un centre commercial n’est parvenu à recréer ça, sans même parler du commerce en ligne

 

Vers une nouvelle politique économique d’appui au centre-ville ?

Dès lors, il apparaît qu’une politique d’appui au tissu économique du centre-ville doit s’appuyer sur cet avantage : elle ne doit plus chercher à concurrencer sur leur terrain les centres commerciaux de la périphérie ou les géants d’internet, ni chercher à établir quel type de commerce devrait aller dans quelle arcade commerciale – cela, le marché le fait très bien tout seul. Elle doit par contre se concentrer sur un but fondamental : offrir à la clientèle des centres-villes ce qu’elle vient y chercher, à savoir une expérience riche et variée. Cela signifie d’aller dans le sens d’améliorer cette expérience urbaine : travailler sur le cadre, l’aménagement et le mobilier urbain ; organiser des « events » de toutes sortes, et encourager les acteurs du centre-ville à en faire de même ; animer, animer, et animer encore, de la haute culture à la présence de night-clubs – en somme, faire du centre-ville une destination, et la vendre comme telle.

Le reste suivra.

La Suisse, la mortalité et le Covid-19 en 2020: les premiers chiffres

En ce 5 janvier 2021, on dispose désormais des premières statistiques définitives concernant la mortalité hebdomadaire et annuelle en 2020, qui nous permettent de tourner un premier regard sur la question de la surmortalité due, ou pas, à la pandémie de Covid-19 que le monde continue à endurer. La question est en effet pertinente, tant on lit encore souvent (et pas plus tard que dimanche passé, par exemple, sous la plume de Pierre-Marcel Favre), que tout compte fait, la mortalité de cette année n’aurait rien d’extraordinaire. Qu’en est-il vraiment ?

Première statistique que nous consultons, la statistique hebdomadaire des décès. Si l’on se réfère à la somme des décès des 52 premières semaines, qu’on augmente d’un septième de l’effectif des décès de la 52ème semaine afin de modéliser le 365ème jour de l’année, on aboutit à un total de 73’829 décès en 2020. Il faut évidemment replacer un tel chiffre dans son contexte : quel est le nombre moyen de décès annuels que l’on enregistre habituellement en Suisse ? La réponse est accessible dans une base de données qui recense les décès annuels depuis 1871. Il en ressort que de 2015 à 2019, on obtient une moyenne des décès annuels qui s’établit à 66’882. Elle varie de 64’876 décès en 2016 à 67’780 en 2019. En clair : par rapport à la moyenne des cinq années qui ont précédé 2020, dont deux étaient des années de surmortalité grippale (2015 et 2017), on compte un excédent de 6’947 décès, soit plus de 10,4%. Est-ce exceptionnel? A l’échelle d’un quinquennat, c’est très clair, comme on vient de le voir, et ça l’est encore plus sur dix ans – mais à l’échelle d’un siècle et demi ?

Sur les temps longs, on constate premièrement que c’est la troisième fois seulement depuis l’établissement des mesures que le nombre annuel de décès dépasse les 70’000 en Suisse : la première fois remonte à 1871 et à l’épidémie de variole de cette année-là, qui provoqua un excès d’environ 14’000 morts pour un total de 74’002. La seconde, qui détient le record avec 75’034 décès dont plus de 22’000 excédentaires, remonte évidemment à la grippe espagnole de 1918. Bien entendu, les taux de mortalité de l’époque étaient tout autres, se rapportant à des populations d’à peine 2,7 millions d’habitants en 1871, et de 3,8 millions en 1918. Mais tout de même : malgré l’augmentation et le vieillissement de la population, en plus d’un siècle jamais plus de 70’000 personnes n’étaient décédées dans notre pays. De ce point de vue, l’événement de mortalité de 2020 est de fréquence centennale.

On s’en convainc d’ailleurs lorsqu’on cherche à retrouver un événement d’une telle ampleur dans cette statistique des décès : calculée tant en termes de surmortalité absolue (de l’ordre de 7’000 morts en 2020) qu’en termes relatifs (plus de 10%) par rapport aux cinq années qui précédèrent, on peine à retrouver des événements comparables ces cent dernières années.

Décès annuels en Suisse, 1871-2020

A cette aune, c’est un événement somme toute récent qui attire l’œil : l’épidémie de grippe de 2015, qui représenta une surmortalité de l’ordre de 4’000 personnes en moyenne quinquennale, soit de l’ordre de 6%. Avant cela, pas trace ou presque de la grande canicule de 2003, une trace assez modeste des grippes de Hong-Kong de 1968 et de 1956-1958, les deux avec des surmortalités de l’ordre de 4’000 personnes, mais étalées sur plusieurs années. Ce sont finalement des épisodes moins identifiés qui ont eu le plus fort impact, à l’image de 2015 : ainsi, une épidémie de grippe – probablement une récurrence de la grippe de 1956-1958 – a entraîné une surmortalité de 10’000 personnes répartie entre 1962 et 1963, ce qui reste l’événement le plus létal que la Suisse ait connu depuis 1918. Toutefois, on notera que 2020 a été nettement plus meurtrière que chacune des deux années concernées.

Autre source, le site dédié aux statistiques du covid-19 de l’OFSP. Au 31 décembre 2020, ce site faisait état de 7’082 décès attribués au covid-19. Ce chiffre est assez conservateur : il ne tient pas encore compte des décès qui vont être attribués au covid-19 par suite d’analyses encore en cours, les statistiques cantonales aboutissant d’ailleurs à un nombre de décès plus élevé d’environ 10%. Ce qui est intéressant ici est le constat que le nombre de décès attribués au covid-19 est presque exactement identique, à 150 unités près, à la surmortalité totale enregistrée en 2020. C’est dire que le covid-19 n’a pratiquement pas emporté de personnes qui seraient décédées en 2020 en son absence : les victimes du covid-19 en Suisse auraient dans leur immense majorité vu le jour de l’an 2021 si le virus n’avait pas écourté leur vie.

Il faudra toutefois confirmer cette hypothèse en 2021 une fois l’épidémie terminée: il reste possible qu’on enregistre à l’été et à l’automne une forte sous-mortalité, ce qui conforterait alors l’hypothèse voulant que les décès covid-19 soient avant tout le fait de personnes en toute fin de vie. Pour rappel, la médiane d’âge des décédés du covid-19 s’établit à environ 85 ans, ce qui à première vue confirme l’idée de personnes en fin de vie – et qui n’est pas exactement vrai: en effet, une personne de cet âge a en moyenne encore six ans de vie devant elle.

Il convient enfin de relever ici qu’en parlant de sous-mortalité, on a connu une superbe illustration de ce phénomène en début d’année 2020, avant l’irruption du covid-19 à fin février : sur les onze premières semaines de l’année, on a ainsi enregistré 700 décès de moins qu’attendu, ce qui a d’ailleurs permis à certains de dire durant tout l’été – et jusqu’à ces derniers jours! – que la pandémie n’avait eu presqu’aucun impact sur la mortalité générale du pays. C’est évidemment faux : la mortalité due au covid-19 s’est simplement superposée à une épidémie grippale exceptionnellement peu létale, ce qui a contribué à masquer quelque peu la gravité de la première. Si la grippe saisonnière avait été « normale », avant même qu’elle ne soit arrêtée net par les gestes-barrière et les mesures sanitaires, nous en serions probablement à parler d’une surmortalité de l’ordre de 8’000 personnes pour 2020.

Un surplus de décès de près de 8’000 personnes : voici une première indication du vrai bilan de la pandémie de covid-19 en Suisse en 2020: un événement exceptionnel, d’ampleur centennale. En attendant l’hiver et le printemps 2021.