Triptyque pour les communes vaudoises II/III: une autonomie financière aux soins palliatifs

Le débat sur l’introduction du taux d’imposition communal unique qui s’est tenu au Grand Conseil vaudois au début du mois est l’occasion de revenir sur divers aspects de la relation entre canton et communes. Après un premier volet consacré à la péréquation, revenons sur la notion d’autonomie communale.

A en croire les opposants au taux unique d’imposition communal, le passage de cette mesure signifiait la fin de l’autonomie communale, si chère au cœur des vaudois. D’un coup de plume, le parlement cantonal – en fait, le corps électoral, une telle modification des règles constitutionnelles devant évidemment obtenir l’aval du peuple – pouvait transformer l’échelon communal en simple instance d’exécution des politiques décidées à Lausanne par le Canton. Derrière cette affirmation, l’idée, maintes fois ressassée en débat, que les communes pourraient décider en toute autonomie tant de leurs tâches que de leurs revenus, et concernant ce dernier volet, par le biais unique de la fixation du taux d’imposition communal. C’est d’ailleurs la même conception qui sous-tend la question de la justice ou non de ce mécanisme, que nous avons exploré dans le premier volet: l’idée que la commune est complètement autonome, qu’elle choisit l’ensemble de ses politiques, et l’ensemble des moyens qu’elle y alloue, que si elle est chère, c’est de sa faute, et que si elle ne l’est pas, c’est de son mérite. Après avoir largement démonté cette affirmation fallacieuse dans le premier volet, il est temps de regarder de plus près la question de l’autonomie communale.

Ah! L’autonomie communale! Si l’on en croyait ses chantres, elle existe de toujours, comme si elle était apparue de droit divin, du fond des âges, organiquement. S’il est vrai qu’historiquement, la seule part d’autonomie qui restait aux vaudois d’avant 1803 était locale – conseils de ville et paroisses, la commune au sens contemporain du terme est un héritage de la très centralisatrice révolution française, que notre grand voisin exporta de force en nos contrées. De ce point de vue, nos communes sont une invention napoléonienne – comme le Canton de Vaud d’ailleurs. Et si ce dernier est depuis 1803 au bénéfice d’une existence “organique” – il est un état souverain doté d’une constitution et qui définit ses lois – tel n’est pas le cas des communes: elles n’existent, en droit, que par la grâce de la Constitution vaudoise, et de la Loi sur les Communes qui en découle. Leur autonomie est également consacrée par la Constitution (art. 139) – en théorie, elle pourrait être révoquée par l’instance qui la consacre: la Constitution cantonale, et donc le Canton et le peuple.

Voilà pour les aspects historiques et juridiques. En termes financiers maintenant, on voudrait donc croire que les communes disposent d’une autonomie financière qui s’exerce notamment par le biais de la fixation du taux d’imposition communal, lequel s’ajoute à l’imposition cantonale décidée au Grand Conseil. La même croyance professe doctement que la commune lève souverainement les impôts dont elle a besoin pour s’acquitter souverainement des tâches qu’elle se choisit. Voilà pour la théorie. Dans les faits, rien n’est plus faux.

Prenons l’exemple de ma commune. Yverdon-Les-Bains percevra en 2022 75 points d’impôts. Cela signifie que pour chaque contribuable, la Ville touche 75% du barême cantonal d’imposition de référence – le canton, lui, en perçoit 155% pour ses besoins à lui. Dans les faits, chaque point d’impôt rapporte environ 800’000 francs à la ville, qui disposerait donc souverainement d’une somme totale à peu près équivalente à 60 millions de francs par ce biais.

Sauf qu’elle ne dispose pas de cette somme. En effet, dans le cadre de la participation à la cohésion sociale – la fameuse facture sociale vaudoise – la ville reverse au canton l’équivalent de 14,6 points d’impôt de manière directe, et de l’équivalent de 4 points supplémentaires au titre des prélèvements conjoncturels. A cela s’ajoutent l’équivalent de 19,2 points de participation versés au pot commun de la péréquation intercommunale, et 1,3 points au titre de la facture policière. A ce stade, au total, des 75 points que la Ville perçoit, elle en a déjà reversé pratiquement 40, plus de la moitié, après cette première étape des participations à l’état et à la solidarité intercommunale.

Et encore s’en tire-t-elle relativement bien  – les communes plus fortunées peuvent se retrouver à verser une grosse dizaine de points supplémentaires au titre de l’écrêtage; certaines, au bénéfice de taux les plus bas du canton, se retrouvent à reverser pratiquement l’ensemble de ce qu’elles perçoivent à ces mécanismes. Dans l’autre sens, évidemment, l’intégralité du pot commun de la péréquation intercommunale est reversé aux communes – en moyenne, 19,2 points d’impôt, mais répartis très différemment selon les communes: pour la mienne, très bénéficiaire des mécanismes actuels qui privilégient une solidarité selon la taille (surtout), la modestie des contribuables, et les dépenses effectives dans certaines tâches spécifiques, ce retour de péréquation tout compris représente presque 60 points d’impôt.

Faisons la somme: la ville perçoit 75 points d’impôt – elle en reverse directement 40, et en touche en retour 60. Et c’est vrai de l’ensemble des communes – pas moyen de reverser moins que l’équivalent de 36 points d’impôt à la “caisse commune”, alors que les versements aux communes peuvent varier de l’équivalent de moins d’un point, si votre commune est en même temps petite, très riche et qu’elle n’accomplit aucune tâche spécifique compensée – c’est le cas de Buchillon -, à plus de 90 points à Lignerolle: petite, modeste et qui effectue une tâche spécifique compensée dans le domaine des transports. A ce bel édifice vient encore se surimposer toute une série de cautèles et de plafonnements visant à protéger le système de l’implosion – ainsi, une commune ne peut pas payer au système plus de l’équivalent de 48 points d’impôt de plus que ce qu’elle n’en perçoit, et à l’inverse, hors dépenses spécifiques qui sont obligatoirement compensées, une commune ne peut pas toucher plus de 8 points d’impôt de plus que ce qu’elle verse au système.

Vous n’y comprenez plus rien? Je vous rassure: votre boursier non plus, sauf qu’à la fin, tout le monde devrait se rendre compte que ce qui finit par atterrir dans vos caisses communales ne dépend que de manière très indirecte de ce que vous avez décidé en termes d’imposition communale. Qu’on considère d’ailleurs les volumes en jeu: lorsqu’on parle, au sein des communes, et en toute autonomie, de faire varier le taux d’imposition, c’est généralement d’une ampleur qui n’excède pas quelques points – ainsi, Morges est aujourd’hui en débat et en votation communale pour une variation du taux d’impôt communal d’une valeur… d’un unique point.

A comparer aux 19 de la péréquation, aux 15 et plus si entente de la facture sociale, aux plafonnements respectivement de 48 points dans un sens, de 8 points dans l’autre – on ne joue juste pas dans la même cour, ce n’est juste pas le même niveau. En d’autres termes, on s’étripe au niveau communal pour des aimables vaguelettes alors qu’à un autre niveau, ce sont des raz de marée qui se négocient. Tout boursier communal qui vaut son poids en sel a compris depuis très longtemps que l’essentiel de la santé financière de sa commune se joue ailleurs qu’au moment de fixer son arrêté d’imposition devant son conseil communal ou général.

Car elle dépend bien plus de décisions et de mécanismes qui ont été mis en place à l’échelle cantonale, et souvent négociés en alcôve entre quelques délégués communaux d’ailleurs largement autoproclamés et le Conseil d’Etat, pilule à faire ensuite avaler de force et sans modification s’il vous plaît au Grand Conseil. Et c’est bien dans ce cadre qu’il faut recentrer le débat sur le taux unique – si ce dernier signifiait la mort de l’autonomie communale, comme l’affirmaient péremptoirement ses détracteurs, alors l’examen à tête reposée de la situation actuelle mène bien à la constatation que l’autonomie communale en est déjà aux soins palliatifs.

Triptyque pour les communes vaudoises, I/III: à quoi sert la péréquation?

En marge d’un débat sur l’introduction du taux d’imposition communal unique s’étant tenu au Grand Conseil vaudois à l’initiative du POP – et qui a donné le résultat attendu: refus de la droite, acceptation de la gauche, victoire à la première -, la discussion s’est étendue à l’ensemble de la problématique des relations entre canton et communes, du rôle et de l’autonomie de ces dernières, de leurs relations entre elles aussi. Sous l’angle financier et fiscal, de quoi alimenter un triptyque dont le premier volet est ici consacré à la péréquation et à son utilité. La péréquation, ça sert à quoi?

Lors du débat précité, trois questions essentielles sont revenues en boucle: la question de la justice fiscale et de la solidarité entre les communes, celle du rôle et des tâches des centres, et celle de l’autonomie communale. Nous reviendrons sur les deux dernières par la suite, mais pour le moment inaugurons cette série par la question de la solidarité financière entre les communes: la péréquation. A quoi sert-elle?

En guise de préambule, on entend beaucoup dire que les taux d’impôt communaux seraient proposés, en toute souveraineté, par les municipalités, et validés ou non, toujours en toute autonomie, par leurs conseils communaux ou généraux. C’est techniquement et institutionnellement vrai, mais de le reporter comme une vérité absolue faisant fi du contexte propre à chaque collectivité fait implicitement l’hypothèse que le taux d’imposition des communes résulte pour l’essentiel des politiques menées par leurs autorités. En d’autres termes, si le taux d’imposition de votre commune est élevé, c’est juste parce que vous avez élu des autorités qui dépensent – à l’inverse, si ce taux d’imposition est bas, c’est simplement parce que vos autorités sont économes. L’idée sous-jacente derrière cette affirmation est qu’il existerait donc un taux d’imposition “naturel” qui serait le même, ou à peu près, dans toutes les communes si elles délivraient les mêmes prestations à leur population. Et que donc, les disparités entre taux communaux sont uniquement dues aux différences de politiques menées par leurs autorités. Vos impôts sont chers? C’est de votre faute, vous n’aviez qu’à élire des gens plus regardants à la dépense!

C’est évidemment à peu près totalement faux, et pour une multitude de raisons, mais dont nous n’en développerons qu’une ici: l’existence de disparités fiscales entre les communes.

En effet, les communes ne partent pas toutes à égalité en matière de substance fiscale – en termes de richesse. Il existe des communes riches, et des communes pauvres. Les raisons en sont multiples, nous les avons par ailleurs maintes fois exposées, ici ou ailleurs. Pour rappel: historiquement et jusque dans les années 1950 en Suisse, les villes concentraient les richesses pendant que les communes rurales crevaient la misère, ce qui fut aussi à l’origine le lot des communes de banlieue – dont toute une kyrielle fit faillite par manque de ressources fiscales, jusque dans les années 1930. Mais depuis les Trente Glorieuses, le phénomène s’est partiellement inversé: plus mobiles, les classes moyenne et aisée ont eu tendance à sortir de ville, créant ainsi des poches de richesse dans les banlieues et plus tard dans les régions métropolitaines, alors que la pauvreté restait plutôt urbaine: les centres s’appauvrirent ainsi nettement, accompagnées des communes industrielles par suite de la désindustrialisation. Le phénomène se dispersa ensuite dans l’espace périurbain – les zones villas, les villages de campagne – sans que cette nouvelle géographie des revenus ne soit fondamentalement modifiée. Aujourd’hui, les villes sont donc sensiblement plus pauvres qu’avant, les régions métropolitaines nettement plus riches, particulièrement en banlieue et dans le périurbain, alors que les régions périphériques, qu’elles soient urbaines, industrielles ou rurales, sont restées modestes.

Ainsi, la richesse et la pauvreté des collectivités locales dépend aujourd’hui bien plus de cette évolution géographique que de l’action des politiques publiques – et il n’y a guère de doute que ces disparités sont structurelles. Cette géographie, souvent régionale d’ailleurs, de la richesse et de la pauvreté a par ailleurs plus d’un demi-siècle d’existence: elle s’est donc largement ancrée dans le territoire, et elle est très difficile à changer. Non qu’il n’y ait rien à faire, et toute municipalité confrontée à une assiette fiscale déficiente n’aura de cesse de l’améliorer – les moyens d’y parvenir peuvent différer, les paris pris aussi, mais l’objectif est toujours le même. Nous n’avons jamais croisé le moindre responsable politique louer la pauvreté de sa commune et chercher à la préserver – comme nous n’avons d’ailleurs jamais rencontré de responsable de commune riche mener des politiques visant à appauvrir sa collectivité. Mais la géographie et les structures sociales et territoriales établies de longue date ne se laissent pas bouger comme ça. Les communes pauvres aspirent à l’être moins, les communes riches à le rester – on comprend bien que rien de tout cela n’est facile et que tout prend du temps.

C’est dans ce cadre qu’on se retrouve avec des communes riches, et des communes pauvres. Dans le Canton de Vaud, c’est très régional: les communes riches se concentrent dans les districts de Morges et Nyon, au cœur de la métropole lémanique, les communes pauvres en périphérie de cette dernière, dans les districts d’Aigle, de Broye-Vully et du Nord Vaudois. Or, ces différences de revenus par habitant, parfois assez fortes – sans même parler des cas exceptionnels, on va facilement du simple au double autour de la moyenne cantonale, se retrouvent exacerbées au plan du revenu fiscal: dans ma commune d’Yverdon-les-Bains, un revenu net par habitant à 73% de la moyenne cantonale se traduit par une capacité fiscale (le point d’impôt par habitant) équivalente à tout juste 57% de cette moyenne cantonale. Cela signifie qu’à taux d’imposition égal, en ville d’Yverdon-les-Bains l’impôt rapporte une somme par habitant qui est inférieure de presque moitié à la moyenne de ce que perçoivent les communes du canton. L’effet est évidemment inversé dans les communes riches: ainsi à Aubonne, sur la Côte, un revenu moyen supérieur de 20% à la moyenne cantonale se traduit par une capacité fiscale supérieure de 50% à cette moyenne.

Pourquoi? Essentiellement, parce que notre imposition est progressive: les ménages à faible revenu paient peu d’impôts, et plus le revenu des ménages augmente, plus la part que ces ménages consacrent aux impôts est importante. De ce fait, toutes choses étant égales par ailleurs, un ménage pauvre rapporte beaucoup moins à sa collectivité qu’un ménage riche. Par suite, les communes qui concentrent les premiers se retrouvent avec une capacité fiscale plus faible que les communes qui concentrent les seconds. En d’autres termes, à taux d’imposition égal, une commune pauvre percevra moins d’impôts qu’une commune riche. Beaucoup moins.

Si maintenant ces deux communes souhaitent fournir les mêmes prestations au même prix à leur population, comme à taux d’impôt égal la commune pauvre dispose de moins de moyens que la commune riche, il en découle obligatoirement que pour accomplir les mêmes tâches, et donc disposer de la même somme, la commune pauvre devra fixer son taux d’impôt communal à un niveau supérieur à celui de la commune riche – et plus l’écart de revenus fiscaux est important entre les deux communes, plus leur différence de taux d’imposition sera forte afin de combler cette différence. Oui, mais si vous vous y prenez ainsi, vous poussez évidemment les ménages de la commune pauvre à déménager vers la commune riche. Scoop: les ménages riches sont plus mobiles que les ménages pauvres – ce sont donc les ménages riches qui vont quitter la commune pauvre pour aller s’installer dans la commune riche, les ménages pauvres restant de ce point de vue beaucoup moins enclins à déménager. Cela, évidemment, a tendance à accroître la différence de revenus entre nos deux communes, donc la différence de capacité fiscale, donc la différence de taux d’imposition: un vrai cercle vicieux, un renforcement des différences fiscales qui n’a strictement rien à voir avec les différences de politiques menées par les municipalités de nos deux communes – rappelez-vous: elles offrent exactement les mêmes prestations aux mêmes conditions.

Qu’on ne s’y trompe pas – cette petite démonstration est théorique, mais l’effet est on ne peut plus réel. Dans le Canton de Vaud, deux tiers des communes comportent un taux d’imposition communal supérieur à la moyenne cantonale: pour l’essentiel, des communes dont la capacité fiscale est inférieure à cette moyenne. A l’inverse, le tiers comportant un taux d’imposition plus bas que la moyenne est essentiellement composé de communes qui jouissent d’une capacité fiscale plus forte. Le taux d’impôt des communes pauvres est haut, celui des communes riches est bas.

A quoi sert la péréquation? En essence, à contrecarrer ce phénomène, et à réduire les différences de capacité de financement des communes qui ne sont dues qu’à des caractéristiques structurelles. Il est acceptable, et largement accepté, que toutes choses étant égales par ailleurs, une collectivité qui veut en faire plus que ses voisines paie pour cela, et ses contribuables avec elle. Mais il n’est pas acceptable que deux communes voulant offrir les mêmes prestations se retrouvent, pour des raisons structurelles, avec une capacité fiscale et par suite des taux d’imposition  largement différentes. Parce qu’en fait, c’est injuste.

Au-delà de tous les débats qu’elle suscite désormais, la péréquation intercommunale vaudoise remplit – partiellement, imparfaitement et avec une kyrielle de défauts certes – une tâche essentielle: assurer que quelque soient les conditions structurelles qui commandent la perception locale de l’impôt, une certaine justice règne entre les communes quant à leur capacité d’action effective sur le terrain, au service de leur population. Il faut donc en prendre le plus grand soin.