Requiem pour une Willensnation

Les résultats comme les suites immédiates du vote du 9 février sont sans appel: politiquement, la Suisse n’existe plus, ou plutôt, il y en a désormais trois, comme il y a deux Belgique.

 

Cela est illustré de splendide manière sur la carte du vote sur l’initiative UDC contre l’immigration de masse, soumise au verdict populaire le 9 février dernier: elle ne montre pas une, mais trois géographies très distinctes du vote.

L’aire alémanique, la principale, se casse pratiquement en deux – le oui ne l’emporte qu’à 52% – selon un très puissant clivage opposant les centres et les communes riches, qui refusent, contre toutes les autres: les périphéries d’abord, qui acceptent à peu près au niveau du refus des centres, accompagnées de la quasi-totalité des banlieues à l’exception des plus aisées.

En Suisse Romande, marché politique trois fois moins important que le précédent, une lecture similaire peut être faite, avec deux déviations majeures: le oui est dix points plus bas, à 41,5%, et le clivage ville-campagne y est beaucoup moins marqué : moins de dix points de différence entre centres et périphéries, contre plus de vingt en Suisse alémanique : de sorte que pris dans sa globalité, l’espace rural romand refuse également l’initiative.

La troisième Suisse, quatre fois moins nombreuse que la Suisse Romande, vote complètement différemment: elle accepte à 68% l’initiative – c’est seize points de plus qu’en Suisse alémanique –  et les différences ville-campagne y sont quasiment nulles.

Deux points méritent d’être relevés.

Le premier, c’est que contrairement à ce qu’on entend depuis une semaine, le clivage linguistique est au moins aussi net que le clivage ville-campagne: si le clivage fondamental est celui des dix points entre villes et campagnes, que dire des vingt-sept points entre romands et italophones, des seize points entre italophones et alémaniques, des douze points entre banlieues romandes et alémaniques? Même les romanches s’y mettent, eux qui ont majoritairement repoussé l’initiative, s’écartant de dix points au moins du comportement moyen des communes alpines alémaniques.

Le second apparaît lorsqu’on compare ce vote avec ceux qui l’ont précédé, notamment l’acceptation de la libre circulation en 2005: on découvre qu’en fait, il ne s’est à peu près rien passé en Romandie et en Suisse italienne. Le résultat, la carte du vote y sont grosso modo équivalents, avec quelque petites retouches. Ce qui s’est passé le 9 février dernier s’est produit en Suisse alémanique – et en Suisse alémanique uniquement.

Et ce n’est pas une caractéristique isolée. Tous les clivages politiques majeurs que connaît le pays sont concernés, au-delà des questions d’ouverture que nous venons d’illustrer[1].

 

Sur les questions gauche-droite, le clivage entre alémaniques et latins est toujours visible, et souvent massif dans l’arc jurassien et entre Tessin et Uri.

 

Sur les questions liées à l’environnement, ce sont les romands en bloc qui font bande à part.

 

Dans le cadre d’une analyse menée pour un atlas statistique du pays[2], l’auteur de ces lignes avait mis en place une classification des comportements politiques des communes suisses: elles se structuraient en ensembles linguistiques. Cinq classes alémaniques, quatre romandes, deux italophones. Et une seule classe bilingue, réunissant, ça ne s’invente pas, les principales minorités cantonales de la barrière de röstis: Haut-Valais, Singine et Jura Bernois.

Aux élections fédérales, c'est la même chose: les groupes UDC, verts libéraux et surtout PBD sont très fortement alémaniques; à l’inverse, la composante latine est disproportionnée chez les socialistes, les verts et au PLR – quant au Tessin, il a son propre paysage politique, profondément original. On le voit, la prévalence des clivages linguistiques structurent l’ensemble des consultations fédérales depuis une bonne vingtaine d’années maintenant.

Tout cela: l’existence de trois espaces linguistiques aux géographies politiques profondément différentes, et évoluant de manière distincte, voire divergente, nous mène naturellement vers le constat de l’existence de trois ensembles propres qui se comportent indépendamment les uns des autres. Ce qui se passe ici n’a plus d’influence là-bas, et inversement.

Or, poser ce constat, c’est en déduire immédiatement que les décisions que nous prenons en tant que pays ne sont pas le résultat de l’expression d’un débat national, mais celui de la juxtaposition de trois débats régionaux, prenant place dans trois espaces médiatiques distincts s’ignorant mutuellement, dépendant de rapports de force politiques spécifiques, la majorité d’ici compensant les minoritaires de là sans que cela n’ait jamais fait l’objet d’un quelconque débat à l’échelle du pays. Les campagnes se mènent dans trois espaces qui ne communiquent pratiquement plus entre eux. Elles aboutissent logiquement à trois résultats, qu’on amalgame ensuite en un seul, vaille que vaille: voici comment sont désormais prises les décisions dans notre pays.

Des majorités de hasard, bien souvent, et dont nous ne prenons conscience aujourd’hui, en tant que romands, uniquement parce qu’à ce petit jeu nous sommes presque toujours sortis vainqueurs depuis 1992. A l’inverse, la Suisse italienne a pendant vingt ans subi des décisions qu’elle ne partageait pas, sans que cela n’inquiète qui que ce soit dans le reste du pays. Jusqu’à parvenir, d’un rien, à faire pencher enfin la balance de son côté le 9 février dernier.

Il existe d’autres indices de l’indifférence croissante entre les régions linguistiques du pays: lorsque Christoph Blocher affirme dans la presse que les romands auraient une conscience nationale plus faible que dans le reste de la Suisse, il ne se trouve désormais plus personne, dans le personnel politique alémanique, pour le contrer: ça n’est pas grave, ça n’a pas d’importance. En somme, la Suisse alémanique nous réserve le traitement que pendant vingt ans nous avons réservé au Tessin. La Willensnation semble bien moribonde…

On avait coutume de dire que la Suisse survivait à ses clivages parce qu’ils étaient multiples, se juxtaposaient et donc s’annulaient: germanophones et latins certes, mais aussi protestants et catholiques, urbains et ruraux, cantons anciens et nouveaux, fédéralistes et centralisateurs, laïcs et religieux. Mais cette Suisse-là est bel et bien morte. Désormais, les clivages linguistiques ont pris le dessus, ils sont omniprésents, dominants, structurants.

Il s’agit là d’une situation délétère, non viable à long terme pour le pays. Il ne nous reste plus qu’à recommencer à nous intéresser les uns aux autres, si nous en sommes encore capables, si nous en avons encore envie – si les paysages médiatiques et culturels qui sont les nôtres, chacuns de notre côté, nous le permettent encore. Faute de quoi, derrière tous les discours lénifiants des derniers jours cherchant à dissimuler la fange au félidé, il est à craindre que notre pays ne s’embarque dans une dérive à la belge.


[1] Cartes tirées de Chételat, Dessemontet, Mix & Remix (2013) : Géographie de la Suisse, Editions Loisirs et Pédagogie, Le Mont.

[2] Schuler, Dessemontet et al. (2006) : Atlas des mutations spatiales de la Suisse, NZZ Verlag, Zurich, pp. 251-252

 

Immigration: l’UDC ou le retour des statisticiens du dimanche

Par voie d'annonce, l'UDC prétend que si cela continue comme ça, en 2060 la Suisse dépassera 16 millions d'habitants, dont une majorité d'étrangers. C'est du grand n'importe quoi.

Ce samedi, les vaudoises et les vaudois ont pu découvrir en page 5 de leur quotidien cantonal une grande annonce signée de l'UDC, intitulée "Bientôt plus d'étrangers que de Suisses", et qui claironne que "faute d'un contrôle de l'immigration, il y aura dans moins de 50 ans en Suisse plus de 16 millions d'habitants" et "plus d'étrangers que de Suisses". 

A l'appui, un graphique et des chiffres fantaisistes, inventés de toutes pièces, selon lesquels la population de la Suisse atteindra 10,5 millions d'habitants en 2033, dont environ 3,7 millions d'étrangers, et 16,3 millions d'habitants en 2060, dont 8,2 millions d'étrangers. Non contente de raconter n'importe quoi, l'UDC a même le culot de citer comme source l'Office Fédéral de la Statistique (OFS), qui n'a évidemment jamais rien dit de tel. 

Nul doute que pris à partie de telle manière, l'OFS réagira. Mais dans l'intervalle, la moindre des choses est d'aller regarder ce que l'OFS dit effectivement de l'évolution de la population du pays en 2033 et en 2060. L'Office dispose à l'heure actuelle de trois scénarios démographiques. Selon la variante la plus haute, celle que l’auteur de ces lignes juge d’ailleurs comme la plus probable, la population du pays est projetée comme suit[1] :

–       En 2013 : 8,140 millions d’habitants, dont 1,925 millions d’étrangers ;

–       En 2033 : 9,731 millions d’habitants, dont 2,344 millions d’étrangers ;

–       En 2060 : 11,315 millions d'habitants, dont 2,796 millions d'étrangers.

On est décidément très loin des élucubrations de l’UDC, avec ses 3,7 millions d’étrangers en 2033 – 1,4 millions hors-cible tout de même: belle performance de nos statisticiens à la petite semaine, sans même parler des 5 millions décomptés en trop pour 2060.

Soyons clairs: on peut parfaitement comprendre qu'une Suisse à 10 millions d'habitants puisse inquiéter certaines et certains de nos concitoyens, et il est légitime que la perspective d'une telle Suisse suscite le débat – et c’est d’ailleurs ce qui se passe dans la rue, dans les médias, et dans les arrière-salles: cela n'est pas en cause ici. Mais franchement, dans ce cadre, venir agiter le spectre d’une Suisse à 16 millions d’habitants en 2060, c’est n’importe quoi: ça n'a aucune espèce de crédibilité, ni scientifique, ni politique.

Personne n'a jamais parlé d'une Suisse à 16 millions d'habitants, ni pour 2060, ni pour aucune autre année, et pour cause: elle fait partie du domaine de la légende, de la fantaisie héroïque, de la dystopie ou de la science-fiction – mais certainement pas de la panoplie des futurs possibles.

De cela, bien sûr, les dirigeants et les experts de ce parti sont parfaitement au courant. Honte à eux, dès lors, soit pour s'être livrés eux-mêmes à ce fieffé mensonge, soit pour l'avoir cautionné ou laissé publier en pleine campagne de votation: c'est un comportement indigne de notre démocratie. Et quand dans le futur l'UDC nous resservira ses experts du dimanche à telle ou telle occasion, il conviendra de se souvenir de la malhonnêteté intellectuelle avec laquelle, une fois encore[2], les mêmes traitent aujourd'hui de la réalité chiffrée de notre pays.

 


[1] Parallèlement, l'OFS travaille sur deux autres scénarios: un scénario moyen qu'il juge d'ailleurs plus probable que le scénario haut et qui projette pour 2060 une Suisse à 8,987 millions d'habitants dont 2,037 millions d'étrangers, et un scénario bas qui fait même chuter la population du pays à 6,758 millions d’habitants en 2060, dont 1,298 millions d’étrangers.

[2] Dans le domaine, l’UDC n’en est malheureusement pas à son coup d’essai : on se souvient de sa créativité statistique de 2010, lorsqu’elle prétendit que comme la proportion de la population musulmane doublait tous les dix ans, elle allait passer à 9% en 2010 (dans les faits, 4,9% en 2011), 18% en 2020, 36% en 2030 et 72% en 2040 – on avait alors bien envie de lui demander son pronostic pour 2050. 

 

 

Statistique des Entreprises 2011: A la découverte d’une « économie accessoire » profitant aux villes.

Mi-novembre, l’Office Fédéral de la Statistique a publié dans l’indifférence générale les résultats de la Statistique Structurelle des Entreprises 2011. Pourtant, cette enquête désormais annuelle dévoile des faits absolument cruciaux concernant la santé et la forme que prend notre économie – en ces temps où le modèle suisse de croissance est remis en cause, il vaudrait vraiment la peine qu’on s’y intéresse de plus près. Par exemple:

La nouvelle Statistique Structurelle des Entreprises calcule le nombre d’emplois sur la base des registres AVS – et de ce fait, elle diffère assez nettement de l’ancien Recensement des Entreprises, qu’elle remplace : ce dernier ne considérait en effet que les établissements comptant au moins l’équivalent d’un demi plein-temps, et les emplois au moins équivalents à un 15%, alors que les registres de l’AVS assimilent à un emploi – et l’entité qui emploie à un établissement – toute activité rémunérée au moins 2'300.- annuellement : l’équivalent d’un 5%. Partant, la nouvelle statistique inclut les micro-emplois et les micro-entreprises.

On découvre ainsi que ces micro-emplois constituent une part appréciable de l’emploi total, environ 270'000 équivalents plein-temps : 7,5% du total, l’équivalent des deux Bâle. Que sont ces emplois ? Pensez, avant tout, activités accessoires : ce sont essentiellement des activités tertiaires, particulièrement nombreuses dans les services personnels et publics : dans le domaine des loisirs (entraîneurs de foot, moniteurs de ski ou de camp d’été …), de la culture (intermittents du spectacle, directeurs de chorale et de troupe, pigistes, blogueurs…), de la politique (présidents, conseillers de toute sorte, commissaires…), de la formation (remplaçants, chargés de cours, assistants à temps très partiel…), c’est toute une économie accessoire qui fait ainsi surface.

Deux choses frappent à l’examen des chiffres. D’abord, l’ampleur insoupçonnée du phénomène: 270'000 équivalents plein-temps à moins de 15% chacun, cela signifie qu’un à deux millions de personnes en Suisse remplissent, en plus de leur emploi principal, ou comme à-côté, des tâches qu’on dirait volontiers « d’intérêt public », mais qui sont défrayées. En gros, un actif sur deux ou trois: quand on y pense, c’est énorme. Cela donne une idée de l’engagement de la population dans la société, en soirée, en week-end ou pendant ses vacances, en plus de l'activité principale.

Seconde surprise, cette économie accessoire est très majoritairement le fait des villes, et même des villes-centre : par rapport à 2008, Zurich compte ainsi 50'000 équivalents plein-temps de plus, Berne 17'000, Bâle et Genève 16'000, Lausanne 15'000, et le même effet est visible dans les centres moyens et locaux (Sion 4'000, Fribourg 3'000, Neuchâtel 2'500, Delémont 1'000). Dans tous ces cas, ces emplois accessoires représentent bien plus des 7,5% du total de la moyenne nationale : c’est tout un pan jusqu’ici négligé de l’économie des centres, qu’ils soient d’importance nationale ou locale, qu'on découvre. Parce qu’ailleurs, le phénomène est beaucoup moins lisible, voire franchement inexistant : tant les banlieues d’emploi que les campagnes en sont largement dépourvues.

Comme si, d’une certaine manière, une division spatiale du travail continuait à s’opérer entre centres et banlieues : aux secondes, de plus en plus, les activités productives et les emplois principaux, aux premières, de plus en plus, les services s’adressant aux personnes – services personnels, loisirs, culture, en sus des services administratifs qui les ont toujours définies. Mais une statistique qui montre également que par ce biais, les villes-centre restent économiquement plus fortes que ce que le développement des banlieues d'emploi ne le laissaient présager. Les centres ont encore de beaux jours devant eux.

La glaciation jurassienne

Quarante ans après, l'ancien évêché de Bâle a à nouveau voté sur la création d'un canton du Jura courant de Boncourt à la Neuveville, avec à la clé un résultat fossilisé.

Le constat est clair: deux générations ou presque peuvent bien avoir passé depuis le 23 juin 1974, le Canton du Jura peut être entré en souveraineté depuis 35 ans et démontrer qu'il était viable sans être franchement plus cher, pour ses habitants, que Berne ne l'est pour ceux du sud, il a bien pu obtenir la transjurane et donc désenclavé l'ensemble de la région, les passions et les haines d'antan ont bien pu progressivement s'assoupir et disparaître, vingt ans après la mort tragique de Christophe Bader, absolument rien n'a changé. On a abouti, à quelques points près, au même résultat qu'alors. En soi et vu de l'extérieur, un résultat extrêmement surprenant, pour les raisons qui suivent.

Voici un Canton de plein droit, doté de deux conseillers nationaux et de deux conseillers aux états, participant à toutes les conférences intercantonales du pays, qui était prêt à 76% de ses votants, entre beaucoup d'autres choses et juste pour l'exemple, à abandonner un de ses deux conseillers aux états et à diluer son pouvoir et son autorité, afin d'en faire profiter une région désormais nettement plus petite que lui, qui ne dispose plus du moindre relais au palais fédéral, et à qui la réunification garantissait mathématiquement à sa formation politique principale, en l'occurrence l'UDC locale, un conseiller national et une grande chance d'aller chercher un conseiller aux états. Eh bien non. Non, à 72%, c'est à dire à près de 80% si l'on excepte Moutier. 

L'expérience des 35 dernières années permet pourtant de "fact checker" les slogans d'antan. La fiscalité n'est pas plus lourde au nord qu'au sud – ce serait même plutôt le contraire. Le principal développement infrastructurel des dernières décennies, la transjurane, est une conséquence directe de l'entrée en souveraineté du Jura, même si elle profite au moins autant au sud qu'au nord. Le sud ne voulait pas lier son sort à un canton petit, périphérique et pauvre, et arguait de la position centrale de Berne dans la confédération. Mais si Berne est grand, ce géant aux pieds d'argile est aussi le premier récipendiaire de la péréquation intercantonale: il est à peu près aussi pauvre, faible économiquement, et à l'écart des métropoles que le Jura.

Et si ce dernier souffre de sa situation périphérique, lui qui aimerait tellement croître plus qu'il ne le fait, on constate aussi qu'en quarante ans, le nord a gagné 3'500 habitants, alors que le sud en perdait près de 7'000: de deux régions presqu'à à égalité en termes de démographie, on est passé à une situation où le nord domine désormais le sud à quatre contre trois. Avec comme conséquence que dimanche passé, sur le territoire des six districts, le oui a atteint 55%, un score jamais égalé par le passé.

Il faut oser le dire: l'indépendance a clairement profité au Jura. Au nord, bien sûr, mais aussi au sud: qu'on pense seulement à la transjurane, ou au statut spécial que Berne s'est efforcée de donner à sa région francophone, sans doute sous la menace d'un nouveau plébiscite. A cette aune, les résultats de dimanche passé portent un enseignement fondamental: la force de conviction par l'exemple ne vaut rien lorsque l'identité est en jeu. Depuis plus de trente ans, le Canton du Jura s'est comporté de manière exemplaire, à tous titres. Cela ne l'a pas empêché de se faire insulter par de larges composantes du sud durant la campagne, ni de se faire gifler ensuite dans les urnes, comme au premier jour.

De ce point de vue, les commentaires de lundi passé sont corrects: la question jurassienne est bel et bien morte, et il ne sert à rien de vouloir la réanimer. Mais ce faisant, en lui signalant par son vote à quel point il excluait de rejoindre le Jura, le sud a aussi pris le risque que le Canton de Berne, aux prises à de multiples difficultés financières, puisse désormais être tenté de cesser de le traiter avec les égards particuliers auxquels il a eu droit jusqu'à aujourd'hui.

Initiative “pour les familles”? Mais lesquelles, au juste?

Le 24 novembre prochain, nous nous prononcerons entre autres sur l’initiative UDC dite "pour les familles", qui prétend étendre les déductions fiscales pour frais de garde à l’ensemble des familles de Suisse, y-compris celles dont un seul membre travaille alors que l’autre reste à la maison. Le but de l’UDC semble clair : éviter de discriminer les familles traditionnelles, celles où papa travaille et maman s’occupe des enfants. Mais qu’en est-il sur le terrain ? 

Selon les Relevés Structurels de 2010 et 2011[1], dont les premiers résultats concernant la structure des ménages ont été publiés cet été, il y avait en Suisse, en moyenne sur les deux années concernées, 3'520'000 ménages privés, qui regroupaient environ 7'750'000 personnes – les 200'000 restantes se trouvant dans des ménages collectifs : hôpitaux, homes, EMS, prisons, etc…

Une forte majorité de ces ménages privés ne sont pas des familles : ainsi, on comptait 1'280'000 ménages formés d’une personne seule, 987'000 couples sans enfants, et 50’000 ménages non-familiaux comme les colocations. Restent environ 1'187’000 ménages  familiaux « classiques », comptant au moins un parent et au moins un enfant, soit seulement un tiers du total. Encore faut-il retirer de ce nombre les familles dont le plus jeune enfant a plus de 25 ans et qui ne seront de toute évidence pas concernés par l’initiative : mine de rien, 121'000 ménages concernés, comme quoi le syndrome « Tanguy » prend une certaine importance dans notre pays.

Restent donc les ménages familiaux comportant des enfants de moins de 25 ans, estimés à 1'066'000. Sur ce nombre, les familles traditionnelles ne sont que 228'000, soit à peine plus du cinquième du total des ménages familiaux, ou encore un minuscule 6,5% de l’ensemble des ménages, en gros une personne sur dix vivant en Suisse: le modèle familial traditionnel est donc devenu marginal en regard des autres manières de vivre en commun, qu’il vaut la peine de détailler ici.

La forme la plus répandue de ménage familial, la nouvelle famille traditionnelle en somme, c’est celle où les deux parents travaillent, l’homme à plein temps et la femme à temps partiel : elles sont 422'000. Dans 127'000 familles, les deux parents travaillent à plein temps, dans 42'000 les deux parents travaillent à temps partiel, dans 88'000 les modèles sont différents, notamment les cas où les deux parents sont rentiers, et ceux où la femme travaille à plein temps alors que l’homme est à temps partiel, voire à la maison : pas plus de 40'000 entre les deux. A ce catalogue, il convient enfin d’ajouter les 160'000 ménages monoparentaux que compte le pays.

On le voit, les modes d’occupation des familles sont devenus très divers, et neuf personnes sur dix habitent des ménages qui ne répondent plus au modèle traditionnel : nous sommes désormais loin de 1970, lorsque les trois quarts des ménages familiaux y correspondaient encore. Qui sont donc celles et ceux qui forment encore ces ménages familiaux traditionnels, ces témoins d’un autre temps ? L’examen de leur répartition spatiale[2] permet de répondre en grande partie à cette question.

Le premier constat, c'est que dans aucune région du pays le modèle traditionnel n’est encore majoritaire dans les familles : le maximum est à 41,7% du total des ménages familiaux, au Monte Ceneri. Nulle part en Suisse donc, la majorité des familles ne répond encore aux standards de l’UDC ou de Christophe Darbellay. Ensuite, un rapide examen des régions où la part des familles traditionnelles est la plus élevée montre une nette partition en deux domaines bien distincts.

Le premier est celui des régions les plus traditionnelles du pays, souvent en région de montagne, particulièrement dans le périmètre du Gothard : Tessin, Uri, Haut-Valais, Grisons. Or, ce sont également les régions dont le revenu est le plus faible du pays : dans leur grande majorité, les familles concernées ne paient pas ou très peu d’impôt fédéral direct et n’ont donc pratiquement rien à attendre d’une déduction fiscale. En ce qui les concerne, l’initiative rate son but déclaré.

Et puis, il y a le deuxième domaine, celui des banlieues huppées : la rive gauche à Genève, la Goldküste à Zurich, les banlieues riches autour de Lugano par exemple, tous endroits où ce mode de vie familial ne découle pas d’une tradition, mais bien d’un luxe qu’on peut se payer. Inutile de dire que pour cette catégorie de familles là, l’initiative UDC est d’un excellent rendement, la déduction proposée jouant évidemment à plein.

On le voit, les modes de vie en commun ont profondément évolué en Suisse lors des quarante dernières années. La question de l’aide aux familles reste ouverte, mais ce qui est certain, c’est que cette initiative n’aide pas l’ensemble des familles: en fait, parce que le pays a changé, et telle qu'elle a été écrite, l'initiative "pour les familles" ne peut venir en aide qu’à une toute petite minorité d’entre elles – et encore, pour une bonne part celles qui en ont objectivement le moins besoin.


[1] Tous chiffres estimations propres issues d’exploitations des fichiers des Relevés Structurels 2010 et 2011.

[2] Le Relevé Structurel étant un sondage, il ne peut être territorialisé que dans le cadre de découpages ad-hoc garantissant un nombre suffisant de réponses par unité spatiale – dans le cas de la mise en commun des résultats de 2010 et 2011, la taille minimale de chaque unité spatiale doit être, selon l’Office Fédéral de la Statistique, d’au moins 7'500 habitants. L’auteur a donc mis en place un tel découpage à l’échelle du pays comportant 865 unités ne correspondant pas forcément au découpage communal. Les résultats cités ici sont tirés de ce découpage.

 

Vignette à 100 francs: contre l’objection de droite

Vous votez à droite ? Voici pourquoi vous devriez soutenir l’augmentation du prix de la vignette autoroutière à 100.-. Second volet d’un diptyque dont le premier est disponible ici.

Le 24 novembre prochain, nous nous prononcerons sur l’augmentation du prix de la vignette autoroutière de 40.- à 100.-, augmentation censée rapporter annuellement 300 millions de francs à investir dans l’extension, la maintenance et la mise à niveau de nos infrastructures autoroutières.

Une grande partie de la droite et une forte majorité des milieux automobilistes combattent cette hausse du prix de la vignette, au motif que cela suffit, l’automobiliste n’a pas à être la « vache à lait » de l’état fédéral, n’a pas à subir une nouvelle et insupportable hausse de taxe. Les revenus de la route suffiraient largement à payer pour la maintenance et l’extension du réseau, s’ils étaient utilisés exclusivement à cela. Il suffirait donc de réorienter les revenus générés par la route vers elle, et le tour serait joué : pas besoin d’une nouvelle hausse de la vignette autoroutière.

Il s’agit là d’une argumentation irréaliste et incohérente. Irréaliste, parce que la diversion d’une partie des fonds issus de la route vers les transports publics a déjà été avalisée par le peuple, à deux reprises, en 1983 et en 1997. Or, depuis, la part de la population qui utilise quotidiennement les transports publics, celle qui est donc directement intéressée au subventionnement des transports publics par la route, a très fortement augmenté – depuis 1983, elle a fait bien plus que doubler – on voit dès lors mal comment elle accepterait de revenir en arrière sur les financements croisés acceptés à l’époque par un peuple nettement plus automobiliste qu’aujourd’hui. Que cela plaise ou non, la subvention du rail par la route est là pour longtemps.

Et puis, ce positionnement est incohérent : il s’attaque en effet à une source de revenus qui justement ne souffrira d’aucune ponction extérieure – l’intégralité des sommes perçues sera reversée à l’entretien et à l’extension du réseau autoroutier. Sous prétexte de réparer ce qu’ils perçoivent comme une injustice – quand bien même lesdites injustices ont toutes été avalisées par le peuple –, pour des raisons purement idéologiques, les opposants à la hausse de la vignette vont de fait interdire la mise à niveau de l’infrastructure à laquelle ils disent tant tenir. Soyons clairs, si la hausse de la vignette n’est pas acceptée, le réseau ne sera pas développé, alors que tout indique que la charge qu’il porte aujourd’hui augmentera d’au moins 20% dans les deux décennies à venir. On vous laisse imaginer comment cela se traduira sur le terrain, dans les faits, matin et soir.

Et tout ça pour rien, ou presque, parce qu'à y regarder de plus près, cette vignette à 100 francs représente une hausse très modeste de la fiscalité routière. Pour un automobiliste faisant 20'000 km par an, 60.- par an, c’est équivalent à une hausse d’environ 3 centimes par litre d’essence, hausses que la plupart des automobilistes ne remarquent même plus lorsqu’elles se produisent. De plus, comme il s’agit d’une taxe forfaitaire, son coût est le même que l’on couvre 5'000 ou 50'000 km par an : les utilisateurs parcimonieux de leur voiture subventionnent ainsi les avaleurs de kilomètres, parmi lesquels, évidemment, une majorité de personnes qui roulent pour des raisons professionnelles – un subventionnement, en somme, du conducteur occasionnel vers l’économie. Laquelle, d'ailleurs, ne s’y trompe pas, qui soutient dans une très large mesure la hausse proposée par le Conseil Fédéral.

En somme, dans le but minuscule de faire économiser l’équivalent d’un plein d’essence à un public qui en consomme gaillardement plus de cinquante par année, les milieux opposés à la hausse de la vignette prennent le risque majeur d’aggraver la situation d’engorgement que vit la population qu’ils prétendent défendre, et lui fait perdre tout espoir d’amélioration réelle de ses conditions de circulation pour les années à venir.

Que cela soit un des buts des milieux opposés à la voiture, on le conçoit volontiers ; mais que cela soit le résultat des actions des lobbys pro-routiers du pays, c’est tout bonnement incompréhensible. On est en droit de se demander si les automobilistes de ce pays sont correctement défendus par les milieux qui s’en réclament, ou s’ils ne servent in fine que de « vaches à lait » idéologiques, en dépit du plus élémentaire bon sens.

Vignette à 100 francs: contre l’objection de gauche

Vous votez à gauche ? Voici pourquoi vous devriez soutenir l’augmentation du prix de la vignette autoroutière à 100.-. Premier volet d’une série en deux épisodes (lire le second).

Le 24 novembre prochain, nous nous prononcerons sur l’augmentation du prix de la vignette autoroutière de 40.- à 100.-, augmentation censée rapporter annuellement 300 millions de francs à investir dans l’extension, la maintenance et la mise à niveau de nos infrastructures autoroutières.

Dans une grande partie de la gauche, celle qui est le plus acquise aux thèses écologistes et de développement durable, mais qui transcende l’ensemble de ses formations politiques, l’augmentation ne passe pas : l’argument en est que cet argent devant être investi entièrement dans le réseau des routes nationales, on fournit à ce dernier des moyens supplémentaires. Or, cela irait à l’encontre des politiques de mobilité défendues par l’ensemble de la gauche : en améliorant le réseau autoroutier, on enverrait exactement le mauvais signal à la population, qu’on cherche justement à convaincre de passer de la voiture au transport public – ou mieux encore, à la limitation de la mobilité.

Il s’agit là d’un positionnement nouveau au sein de la gauche, jusqu’ici toujours favorable à la taxation du trafic routier, mais il est cohérent: s’il faut limiter l’usage de la voiture, et reporter les flux du trafic motorisé individuel sur les transports publics, il semble évident qu’une manière d’y parvenir est de rendre le trafic motorisé moins attractif – dès lors, toute amélioration du réseau routier va à l’encontre des buts généraux de la politique de mobilité voulue par la gauche.

Sauf que ça n’est pas réaliste. Ca le serait dans un jeu à somme nulle, où toute personne gagnée par les transports publics serait perdue par la route. Mais la Suisse actuelle n’est pas dans ce cas : elle croît, et vite. Les politiques de report modal fonctionnent bien : la part modale des transports publics s’est nettement accrue ces dernières années, et le nombre d’usagers s’envole littéralement – posant d’ailleurs de gigantesques problèmes d’infrastructures. A ce rythme, quand bien même nous parviendrions à doubler la capacité de l’ensemble des transports publics dans les vingt ans qui viennent – ce dont il est franchement permis de douter – en 2035, la moitié des pendulaires se déplacera encore en transport individuel privé. Et il s’agit là d’une estimation plancher.

50% de la population active d’un pays de 10 millions d’habitants, cela donne environ 2,5 millions de pendulaires en voiture en 2035, soit 400'000 de plus qu’aujourd’hui. En clair : quelques soient les efforts que nous ferons ces deux prochaines décennies pour répondre à la demande d’une nouvelle génération de pendulaires qui n’imagine pas se déplacer autrement qu’en transports publics, il y aura nettement plus d’automobilistes en 2035 qu’il n’y en a maintenant. Et il y en a maintenant nettement plus que ce qui avait été prévu par les planificateurs de 1955 lorsqu’ils mirent en place le réseau autoroutier, qu’ils dimensionnèrent pour 6 millions d’habitants. Dès lors, l’arrêt de la mise à niveau du réseau au profit de sa seule maintenance, effet probable d’un refus de la hausse de la vignette, ne se traduira pas par le passage à un « post-car world » idyllique dans lequel tout le monde ne se déplacera qu’en transports publics ou doux – il se traduira par une aggravation rapide des conditions de circulation d’une moitié du pays, et par un infarctus généralisé du système de transports dans les dix ans.

Or, si nous voulons que la population en général continue à soutenir, souvent contre ses intérêts égoïstes, une politique de développement des infrastructures de transports publics qui est aussi financée par les taxes et redevances issues de la route, il faut au minimum qu’ils aient quand même l’impression qu’on fait aussi quelque chose pour leur rendre la vie un peu plus facile. Le financement du maintien de la qualité du réseau routier primaire du pays fait partie de ce contrat moral – au nom des chiffres cités ci-dessus, il faut cesser d’opposer transports publics et transports privés : les deux sont destinés à cohabiter pendant encore longtemps.

Ouverture nocturne des shops: la métropole avance…

Huit ans après avoir accepté du bout des lèvres le travail du dimanche dans les gares, le pays accepte nettement le travail de nuit sur les grands axes routiers. Une lecture géographique du résultat de la votation sur la révision de la loi sur le travail du 22 septembre 2013.

Le 27 novembre 2005, le peuple suisse acceptait d'un rien (50,6%) une précédente révision de la loi sur le travail qui autorisait l'ouverture dominicale des commerces sur le domaine ferroviaire, donc dans les gares d'une certaine importance dans le pays – au nombre d'une petite cinquantaine. Cette votation était originale en ce sens que si le peuple avait accepté la loi, les cantons l'avaient massivement refusée: seuls six cantons, parmi les plus métropolitains du pays (Zurich, Zoug, Argovie, les deux Bâle, Berne et Genève) acceptaient le texte, les dix-sept autres refusant – évidemment, cela ne servait à rien puisque, s'agissant d'un référendum facultatif, seule la majorité du peuple était requise. 

Il s'agissait là d'un clivage nouveau, plutôt inédit dans le pays, et qui opposait de manière frontale les grandes régions urbaines du pays aux autres – le résultat bernois avait été obtenu par l'agglomération bernoise à elle seule, tout en illustrant d'ailleurs à quel point ces régions urbaines étaient sous-représentées dans le décompte des cantons, puisqu'au décompte des voix elles gagnaient une votation à six contre dix-sept. On s'attendait donc ce week-end à revivre un peu le même scénario, s'agissant de révisions de la loi sur le travail assez similaires: ouverture du dimanche sur les axes ferroviaires contre ouverture nocturne sur les axes routiers, avec dans les deux cas une opposition entre les mêmes coalitions, utilisant les mêmes arguments.

Et c'est ce qui s'est passé: la carte est à peu près la même en 2013 qu'en 2005, à une très importante nuance près. 

La nuance, c'est que l'acceptation du travail hors-heures a progressé, et clairement: on est passé de 50,6% d'acceptation en 2005 à 55,8% ce dimanche – et surtout, les cantons ont totalement basculé: de six contre dix-sept en 2005, on est passé à dix-huit contre cinq en 2013. Douze cantons qui avaient refusé la modification de 2005 ont accepté celle-ci, et il ne reste plus que les quatre cantons romands les plus périphériques et Uri pour refuser le texte. Que s'est-il passé?

Plusieurs réponses peuvent être avancées pour tenter d'expliquer ce revirement. Une première est que la votation de 2005 ne semblait concerner que les grandes gares du pays, en délaissant les régions périphériques, celles qui ne tournent pas sur le S-Bahn. Cette fois-ci, on parlait d'autoroutes et de grands axes, dont tous les cantons sont pourvus – cela pourrait par exemple expliquer le revirement tessinois ou soleurois. Une seconde explication, parallèle, tient au fait que la population a pu expérimenter, pendant huit ans, l'ouverture dominicale des gares, finalement bien plus répandue que prévu en 2005, et qu'elle s'en trouve très bien, nonobstant les conditions de travail dégradées du personnel concerné. La troisième suit naturellement la seconde: les modes de vie évoluent en Suisse et une part de plus en plus importante de la population vit de manière métropolitaine, sans contraintes horaires fixes – et c'est elle qui a plébiscité ce dimanche la révision de la loi, comme elle avait eu de justesse le dernier mot en 2005.  En un mot: la métropole avance, de 5% en huit ans, et elle conquiert de nouveaux territoires.

Le constat est amer pour la gauche syndicale, elle qui depuis 2005 avait toujours su empêcher dans ses bastions urbains les tentatives répétées des milieux économiques de faire sauter la digue que constitue la réglementgation des horaires d'ouverture des magasins: on constate en effet que si ça tient en ville, dans les banlieues métropolitaines, cette digue a cédé. Et au vu des résultats d'aujourd'hui, on se dit qu'elle a probablement cédé un froid dimanche de novembre 2005.

La métropole et le Heidiland

Plus la Suisse s’enrichit en s’intégrant au système-monde, plus elle semble regretter une sorte d’âge d’or révolu où règne le citoyen-soldat, ce paysan modeste aux bras noueux. Le rôle joué par la SSR dans ce glissement n’est pas anodin, comme on a pu le voir le week-end dernier à l’occasion de la fête fédérale de lutte. Petit décryptage.

On l’a appris la semaine passée, la Suisse continue de croître. Fin 2012, nous étions 8'039'100 à habiter la Suisse, soit 84'400 de plus que l’année précédente. Une croissance autant due à un regain de la natalité qu’à une immigration qui ne se tarit pas, et pour cause : la même semaine, on apprenait que l’emploi, en Suisse, continuait de progresser malgré la crise qui plomble l'économie mondiale depuis 2008. Au milieu de l'année, il y avait en Suisse 4'166'400 emplois dans les secteurs secondaire et tertiaire, soit 183'800 de plus que juste avant l'éclatement de la crise financière, à l'automne 2008. Et ces emplois sont avant tout gagnés dans des branches porteuses de l'économie tertiaire, notamment dans la recherche, les services supérieurs, l'enseignement et la santé. Le chômage y reste bas, le PIB progresse. Bref, la Suisse, boostée par ses métropoles, de plus en plus mondialisée et sachant profiter, ô combien, de cet état de fait, constitue au sein d'une Europe qui se remet difficilement de la crise, un îlot de prospérité presqu'insolente, et – ose-t-on le dire? – assez largement indépendant de son secteur financier. 

Dans le même temps, on voit clairement renaître – en tous cas, c'est le sentiment du quadragénaire qui écrit ces lignes – une envie de retour aux racines, qui se manifeste tout particulièrement dans la programmation de notre chaîne de télévision nationale, ou en tous cas romande. Depuis quelques années, on voit apparaître sur nos lucarnes toute une série d'émissions glorifiant un passé largement mythologique. Ce fut d'abord, il y a dix ans, le Mayen 1903. Puis, l'invasion des Musikantenstadl, dont on se demande bien à quel besoin ils répondent sur une chaîne francophone, puisqu'ils sont diffusés en même temps sur la SF. Depuis quelques années, on impose au téléspectateur romand la finale des combats de reines à Aproz, affaire strictement valaisanne qui pourrait parfaitement avoir droit de cité sur Canal9. Et depuis 2010, la fête fédérale de lutte se voit gratifiée d'un traitement médiatique à peu près égal à celui des jeux olympiques pour ce qui est de l'édition 2013 qui s'est tenue le week-end dernier à Berthoud. Toutes ces émissions ont en commun de glorifier une Suisse largement mythologique, en tous cas devenue ultra-minoritaire, perpétuant l'image d'une Suisse agricole et autosuffisante, menant sa propre vie, chantant sa propre musique et jouant à ses propres jeux, entre elle, comme à l'écart du monde – et qui est à mille lieues de la Suisse qui gagne, ici et maintenant.

On est en droit de douter qu'il s'agisse là d'une réelle demande de la part du public .- en tous cas, ce week-end, le ras-le-bol de nombre de téléspectateurs était lisible sur les réseaux sociaux. On se demande donc bien à quoi joue la SSR, qui chapeaute forcément tout cela, lorsqu'elle donne cette orientation de plus en plus patriotique à ses programmes, en se servant pour cela d'une redevance très largement payée par les populations métropolitaines. Faut-il vraiment que la Suisse s'abreuve à une version édulcorée de sa mythologie nationale, plutôt qu'en raffermissant sa confiance en l'avenir en se basant sur ses forces actuelles – des forces largement démontrées pour qui prend la peine de lire les communiqués de notre Office de Statistiques?

A l'heure où de nombreux défis nous attendent sur la scène internationale, à quelle Suisse la SSR nous fait-elle rêver? Et avec quels risques?

Suisse-Europe, année zéro

La relation entre la Suisse et l’Union Européenne est menacée comme jamais depuis 1992: tout semble indiquer qu’à moins d’un sursaut, nous allons vers la rupture d'avec notre principal partenaire. Les acteurs politiques de ce crash annoncé doivent maintenant prendre leurs responsabilités.

Depuis le vote du 6 décembre 1992, la Suisse et l’Union Européenne ont une relation très particulière, faite de négociations pied à pied sur des sujets techniques et qui dans l’ensemble ont abouti, avec l’aval d’une majorité de la population et des cantons, à une intégration de plus en plus étroite de la Suisse dans le système européen, sur les plans économique, des modèles de formation, de la recherche et du développement, et dans de nombreux domaines ayant trait à la sécurité. Pour imparfaite qu’elle soit, nul ne peut sérieusement douter que cette intégration par la bande a été et reste globalement bénéfique pour le pays, qui lui doit la majeure partie de son éclatante santé économique.

Malgré cela, durant les vingt années qui nous séparent désormais du dimanche noir, l’opinion s’est progressivement retournée contre l’Union Européenne, contre l’Europe tout court, à tel point qu’aujourd’hui il est certain qu’une votation sur l’adhésion à l’Union ne recueillerait pas plus de 20% des voix, et que même la voie prudente des bilatérales et des votations sectorielles, jusqu'ici couronnée de succès, est menacée – on pense notamment à l’extension de la libre circulation avec la Croatie, mais aussi aux initiatives Ecopop et UDC.

Que s’est il passé ? Nous ne croyons pas, pour notre part, que les Suisses soient viscéralement anti-européens. Si l’opinion est désormais aussi opposée à l’Union, c’est parce qu’elle baigne depuis vingt ans dans un discours de plus en plus unanimement négatif concernant l'UE. C’est évidemment, depuis vingt ans, le fonds de commerce de l’UDC. Mais depuis quelques années, toutes les formations à l’époque favorables à l’adhésion se sont détournées de ce but. C’est le cas, ouvertement assumé, des directions du PLR et du PDC, et à sa suite le Conseil Fédéral, à un point tel que le Président de la Confédération assume désormais plus facilement de se rendre à Pékin qu’à Bruxelles, et qu’une responsable d’Economiesuisse, un peu désespérée, m''a laissé entendre en aparté qu’elle ne pensait pouvoir compter désormais que sur la gauche pour mener campagne à ce sujet – un comble: l’économie sachant bien, elle, ce qu’elle a à gagner de l'intégration à l’Europe.

Sauf qu’à gauche, justement, ça vacille. Entendons-nous bien : il y a toujours eu à gauche une fraction qui confond la construction européenne avec le projet néo-libéral qu’elle lui voit porter et qui à ce titre s’oppose à l’ensemble, et on se souviendra que c’est Andreas Gross qui apporta à Christoph Blocher les un ou deux pourcents de voix qui lui permirent d’obtenir la double majorité contre l’EEE en 1992. Mais ce courant était jusqu’à présent très minoritaire. Or, voilà qu’il ne l’est plus – on a pu s’en convaincre avec le débat créé au sein du PS Suisse par la proposition Wermuth-Nussbaumer de déposer une demande d’adhésion, proposition immédiatement combattue par nombre de ténors du parti, notamment genevois, certains reprenant à leur compte le discours MCG : vous n’y pensez pas, pas maintenant, trop de frontaliers, trop de français, trop d’étrangers, rétablissons les contrôles aux frontières, réintroduisons les contingents. A Genève l'internationale, le service de l’emploi sussurre désormais aux employeurs d’appliquer la préférence nationale. Et le phénomène n’est pas que genevois – la très fribourgeoise direction du PSS a des états d’âme, tel député vaudois, pourtant très europhile, admet qu’il n’irait plus au combat sur cette question.

Aujourd’hui, plus personne ne parle pour l’Europe. Le NOMES chuchote, se parle à lui-même, mais il y a longtemps qu’il ne monte plus au combat contre l’ASIN. Plus aucun politicien ne s’engage sur cette voie – ou alors, comme avec la proposition Wermuth-Nussbaumer, cela sent le coup politique de période estivale. Le résultat en est que le pays qui a eu le plus à gagner du partenariat européen, celui dont les finances publiques resplendissent, dont l’économie croît, dont le chômage reste bas et les salaires autrement plus élevés qu’ailleurs, ce pays voit la source principale de ses bienfaits comme la cause principale de ses malheurs, et pense de plus en plus unanimement que son intérêt est de briser le partenariat qui le lie à l’Europe. Et plus personne, dans le monde politique, ne veut s'élever pour contrer ce message. Nous allons à la catastrophe, et nous y allons gaiement, avec l’assentiment de l’ensemble de la classe politique du pays. Désormais, et contrairement à ce que brame l’UDC à tout bout de champ, le politiquement correct, en Suisse, c’est d’être europhobe : tout le monde l’est devenu. On se croirait dans une mauvaise redite de la Peste d'Albert Camus.

Il est vrai qu’auprès de l’opinion publique, remonter la pente prendra du temps, et que les politiques qui s’engageront dans ce chemin devront peut-être affronter une traversée du désert d’une ou deux législatures pour leurs positions. Mais enfin, la politique, c’est aussi cela : défendre ce en quoi on croit même lorsque l’opinion y est majoritairement opposée, la préparer, tenter de la convaincre, plutôt que de refuser le combat parce qu’on va le perdre ou prendre des coups. Cela s’appelle le courage politique, et le pire, c'est que sur nombre d'autres sujets, la grande majorité de nos politiciens n'en manquent pas.

On se prend donc à espérer – mais on n'y croit plus guère – qu’ils le mettent au service de notre nécessaire partenariat avec l'Europe qui nous entoure.