Triptyque pour les communes vaudoises II/III: une autonomie financière aux soins palliatifs

Le débat sur l’introduction du taux d’imposition communal unique qui s’est tenu au Grand Conseil vaudois au début du mois est l’occasion de revenir sur divers aspects de la relation entre canton et communes. Après un premier volet consacré à la péréquation, revenons sur la notion d’autonomie communale.

A en croire les opposants au taux unique d’imposition communal, le passage de cette mesure signifiait la fin de l’autonomie communale, si chère au cœur des vaudois. D’un coup de plume, le parlement cantonal – en fait, le corps électoral, une telle modification des règles constitutionnelles devant évidemment obtenir l’aval du peuple – pouvait transformer l’échelon communal en simple instance d’exécution des politiques décidées à Lausanne par le Canton. Derrière cette affirmation, l’idée, maintes fois ressassée en débat, que les communes pourraient décider en toute autonomie tant de leurs tâches que de leurs revenus, et concernant ce dernier volet, par le biais unique de la fixation du taux d’imposition communal. C’est d’ailleurs la même conception qui sous-tend la question de la justice ou non de ce mécanisme, que nous avons exploré dans le premier volet: l’idée que la commune est complètement autonome, qu’elle choisit l’ensemble de ses politiques, et l’ensemble des moyens qu’elle y alloue, que si elle est chère, c’est de sa faute, et que si elle ne l’est pas, c’est de son mérite. Après avoir largement démonté cette affirmation fallacieuse dans le premier volet, il est temps de regarder de plus près la question de l’autonomie communale.

Ah! L’autonomie communale! Si l’on en croyait ses chantres, elle existe de toujours, comme si elle était apparue de droit divin, du fond des âges, organiquement. S’il est vrai qu’historiquement, la seule part d’autonomie qui restait aux vaudois d’avant 1803 était locale – conseils de ville et paroisses, la commune au sens contemporain du terme est un héritage de la très centralisatrice révolution française, que notre grand voisin exporta de force en nos contrées. De ce point de vue, nos communes sont une invention napoléonienne – comme le Canton de Vaud d’ailleurs. Et si ce dernier est depuis 1803 au bénéfice d’une existence “organique” – il est un état souverain doté d’une constitution et qui définit ses lois – tel n’est pas le cas des communes: elles n’existent, en droit, que par la grâce de la Constitution vaudoise, et de la Loi sur les Communes qui en découle. Leur autonomie est également consacrée par la Constitution (art. 139) – en théorie, elle pourrait être révoquée par l’instance qui la consacre: la Constitution cantonale, et donc le Canton et le peuple.

Voilà pour les aspects historiques et juridiques. En termes financiers maintenant, on voudrait donc croire que les communes disposent d’une autonomie financière qui s’exerce notamment par le biais de la fixation du taux d’imposition communal, lequel s’ajoute à l’imposition cantonale décidée au Grand Conseil. La même croyance professe doctement que la commune lève souverainement les impôts dont elle a besoin pour s’acquitter souverainement des tâches qu’elle se choisit. Voilà pour la théorie. Dans les faits, rien n’est plus faux.

Prenons l’exemple de ma commune. Yverdon-Les-Bains percevra en 2022 75 points d’impôts. Cela signifie que pour chaque contribuable, la Ville touche 75% du barême cantonal d’imposition de référence – le canton, lui, en perçoit 155% pour ses besoins à lui. Dans les faits, chaque point d’impôt rapporte environ 800’000 francs à la ville, qui disposerait donc souverainement d’une somme totale à peu près équivalente à 60 millions de francs par ce biais.

Sauf qu’elle ne dispose pas de cette somme. En effet, dans le cadre de la participation à la cohésion sociale – la fameuse facture sociale vaudoise – la ville reverse au canton l’équivalent de 14,6 points d’impôt de manière directe, et de l’équivalent de 4 points supplémentaires au titre des prélèvements conjoncturels. A cela s’ajoutent l’équivalent de 19,2 points de participation versés au pot commun de la péréquation intercommunale, et 1,3 points au titre de la facture policière. A ce stade, au total, des 75 points que la Ville perçoit, elle en a déjà reversé pratiquement 40, plus de la moitié, après cette première étape des participations à l’état et à la solidarité intercommunale.

Et encore s’en tire-t-elle relativement bien  – les communes plus fortunées peuvent se retrouver à verser une grosse dizaine de points supplémentaires au titre de l’écrêtage; certaines, au bénéfice de taux les plus bas du canton, se retrouvent à reverser pratiquement l’ensemble de ce qu’elles perçoivent à ces mécanismes. Dans l’autre sens, évidemment, l’intégralité du pot commun de la péréquation intercommunale est reversé aux communes – en moyenne, 19,2 points d’impôt, mais répartis très différemment selon les communes: pour la mienne, très bénéficiaire des mécanismes actuels qui privilégient une solidarité selon la taille (surtout), la modestie des contribuables, et les dépenses effectives dans certaines tâches spécifiques, ce retour de péréquation tout compris représente presque 60 points d’impôt.

Faisons la somme: la ville perçoit 75 points d’impôt – elle en reverse directement 40, et en touche en retour 60. Et c’est vrai de l’ensemble des communes – pas moyen de reverser moins que l’équivalent de 36 points d’impôt à la “caisse commune”, alors que les versements aux communes peuvent varier de l’équivalent de moins d’un point, si votre commune est en même temps petite, très riche et qu’elle n’accomplit aucune tâche spécifique compensée – c’est le cas de Buchillon -, à plus de 90 points à Lignerolle: petite, modeste et qui effectue une tâche spécifique compensée dans le domaine des transports. A ce bel édifice vient encore se surimposer toute une série de cautèles et de plafonnements visant à protéger le système de l’implosion – ainsi, une commune ne peut pas payer au système plus de l’équivalent de 48 points d’impôt de plus que ce qu’elle n’en perçoit, et à l’inverse, hors dépenses spécifiques qui sont obligatoirement compensées, une commune ne peut pas toucher plus de 8 points d’impôt de plus que ce qu’elle verse au système.

Vous n’y comprenez plus rien? Je vous rassure: votre boursier non plus, sauf qu’à la fin, tout le monde devrait se rendre compte que ce qui finit par atterrir dans vos caisses communales ne dépend que de manière très indirecte de ce que vous avez décidé en termes d’imposition communale. Qu’on considère d’ailleurs les volumes en jeu: lorsqu’on parle, au sein des communes, et en toute autonomie, de faire varier le taux d’imposition, c’est généralement d’une ampleur qui n’excède pas quelques points – ainsi, Morges est aujourd’hui en débat et en votation communale pour une variation du taux d’impôt communal d’une valeur… d’un unique point.

A comparer aux 19 de la péréquation, aux 15 et plus si entente de la facture sociale, aux plafonnements respectivement de 48 points dans un sens, de 8 points dans l’autre – on ne joue juste pas dans la même cour, ce n’est juste pas le même niveau. En d’autres termes, on s’étripe au niveau communal pour des aimables vaguelettes alors qu’à un autre niveau, ce sont des raz de marée qui se négocient. Tout boursier communal qui vaut son poids en sel a compris depuis très longtemps que l’essentiel de la santé financière de sa commune se joue ailleurs qu’au moment de fixer son arrêté d’imposition devant son conseil communal ou général.

Car elle dépend bien plus de décisions et de mécanismes qui ont été mis en place à l’échelle cantonale, et souvent négociés en alcôve entre quelques délégués communaux d’ailleurs largement autoproclamés et le Conseil d’Etat, pilule à faire ensuite avaler de force et sans modification s’il vous plaît au Grand Conseil. Et c’est bien dans ce cadre qu’il faut recentrer le débat sur le taux unique – si ce dernier signifiait la mort de l’autonomie communale, comme l’affirmaient péremptoirement ses détracteurs, alors l’examen à tête reposée de la situation actuelle mène bien à la constatation que l’autonomie communale en est déjà aux soins palliatifs.

Guerre de l’UDC contre les villes: une réponse urbaine

Ce week-end, l’UDC a tenu son congrès annuel – l’occasion pour elle de reprendre son nouveau thème de campagne: la guerre contre les villes et ses habitants, relatée par exemple ici et . On y a notamment entendu dire dans la bouche du président de l’UDC vaudoise Kevin Grangier que les “expérimentations socialistes” menées dans les villes se faisaient aux frais des vertueuses campagnes, dans l’unique but de servir sa clientèle électorale locale, désargentée et qui vit aux crochets des autres – en gros, les villes siphonnent l’argent des campagnes via la péréquation afin de le redistribuer à sa clientèle. Réponse du berger à la bergère, à l’exemple d’une ville du Nord Vaudois.

Tout d’abord, il faut effectivement admettre que tant au niveau fédéral qu’au niveau cantonal, il existe des mécanismes de redistribution des ressources permettant de corriger, en partie, les très forts déséquilibres socio-économiques entre les régions. S’il est vrai que le mécanisme, au niveau d’un canton comme le Canton de Vaud, favorise – entre autres! – les villes – on y reviendra, on commencera par noter qu’au niveau fédéral, la péréquation intercantonale profite avant tout aux cantons ruraux et alpins. Ainsi, en termes absolus, le principal bénéficiaire de la péréquation intercantonale est le canton de Berne, alors qu’en termes relatifs ce sont l’ensemble des cantons alpins qui profitent le plus de cette manne que lui procurent – devinez qui? les cantons urbains et métropolitains, et l’état fédéral, également financé très largement par les revenus de ces mêmes régions urbaines et métropolitaines. Pour le siphonnage des moyens des campagnes vers les villes, on repassera: à l’échelon fédéral, c’est exactement le contraire qui se produit. A coups de milliards de francs. Et c’est très bien comme ça: c’est dans ce sens-là que la solidarité fédérale doit s’exercer.

Au niveau d’un canton comme le canton de Vaud ensuite, il est vrai que la péréquation intercommunale se fait en grande partie à l’avantage des grandes communes. La taille, mesurée en habitants, est ainsi l’un des principaux critères de détermination de la clé de répartition de la somme réservée à la péréquation intercommunale – encore que cela ne soit pas le seul, puisque des critères comme le niveau de revenus, et certaines tâches spécifiques dans le domaine des transports ou de l’entretien des forêts jouent également un rôle. Surtout, cette emphase mise sur la taille comme critère majeur de répartition n’est que la reconnaissance par toutes et tous – état cantonal, associations de communes – que les grandes communes ont des tâches spécifiques qu’elles endossent souvent au bénéfice de l’ensemble de leur région, mais qu’elles financent seules.

Ainsi, à Yverdon-les-Bains, 30’000 habitants et 20’000 emplois, le financement des activités culturelles: deux théâtres, un centre d’art contemporain, plusieurs musées, une bibliothèque publique, pour ne parler que des grandes institutions, qui profitent à toute la région, est assuré quasiment exclusivement par la ville, à hauteur d’une bonne dizaine de millions de francs par année. Même chose dans le domaine de la sécurité publique – environ douze millions de francs annuels pour assurer la sécurité de toutes et tous en ville, les habitantes de la ville comme les autres, qui la visitent de jour comme de nuit. Sur ces deux exemples uniquement, des sommes investies annuellement qui dépassent déjà largement ce que la ville touche, en solde net, de la péréquation intercommunale vaudoise: seize millions de francs prévus en 2022.

Et cela avant même d’avoir commencé à parler du poids des transports publics – une charge nette d’une bonne demi-douzaine de millions annuels pour la ville qui cofinance ainsi la mobilité de ses pendulaires entrants et des gymnasiens de sa région, entre autres, ou de la politique sociale que la ville mène vis-à-vis de sa population – parce que oui, il faut le dire, les villes ont souvent eu vocation, depuis les années soixante, à accueillir les personnes les plus fragiles et défavorisées de la société: personnes seules, familles monoparentales, retraités modestes, primo-arrivants, migrants, qui y trouvent, dans les grands ensembles, des logements à leur portée qu’ils ne sauraient trouver dans les quartiers de villas et les villages alentour, et que comme instance de proximité et de premier recours, la ville se doit d’accompagner, comme toutes et tous les autres, mais qui posent à la ville des défis tout-à-fait spécifiques que n’ont pas à assumer ses voisines.

Parce que le nœud du problème est bien là: depuis les années soixante, une ségrégation spatiale s’est mise en place qui concentre les populations fragiles dans les villes et subsidiairement les banlieues à grands ensembles, tout en permettant la “sortie de ville” d’une grande partie des classes moyennes et aisées vers des communes qu’on appellera bientôt périurbaines, et qui se spécialisent dans leur accueil – notamment par leur politique fiscale – tout en en excluant assez largement les populations plus modestes. Du point de vue de ces communes, une opération gagnant-gagnant: la captation de moyens de plus en plus importants, mais sans les responsabilités jusqu’ici associées en matière de politique sociale, et donc la possibilité de lancer une concurrence fiscale délétère contre les villes en baissant leurs impôts, en prenant le risque d’enclencher, pour le coup, le siphonnage de plus en plus prononcé des meilleurs contribuables dans un vrai cercle vicieux. En miroir, pour les villes, le découplage inverse entre les besoins sociaux et les moyens d’y faire face: les besoins demeurent, mais plus les moyens.

In fine, c’est bien ce déséquilibre de plus en plus persistant qui a conduit à la mise en place des mécanismes péréquatifs entre les communes, puis à leur renforcement. Quand bien même, ils restent éminemment partiels et n’ont pas permis de revenir à l’équilibre, ce qui se traduit par le maintien, en ville, de taux d’imposition sensiblement plus élevés qu’ailleurs: contrairement à ce qu’affirme l’UDC, à conditions égales, les urbains paient indiscutablement plus d’impôts que les périurbains – dans le canton de Vaud, la différence peut se traduire par une “sur-imposition” allant jusqu’à 30% des impôts communaux, soit 10% de l’ensemble des impôts cantonaux et communaux. La population urbaine ne profite donc pas du tout du système péréquatif sans contribuer elle-même, et chèrement, au système: la dignité d’urbain, toutes choses étant égales par ailleurs, se paie cher chaque mois au bas du bordereau d’imposition.

Dans le discours de l’UDC, on sent une attaque sur deux populations urbaines: les “profiteurs paresseux”, la fameuse “clientèle” de la gauche qu’on assimilera volontiers aux populations fragilisées dont je viens de parler, mais aussi la “gauche moralisatrice”, derrière laquelle on sent poindre le mépris des “bobos urbains roses-verts”, responsables de ces politiques clientélistes. Or, un examen un peu plus serré de ces populations vient mettre à bas le bel aguillage intellectuel de l’UDC: s’agissant des populations paupérisées qu’on arroserait de manière indiscriminée pour s’assurer de leur vote, tout porte à croire qu’il s’agit là d’une population qui participe traditionnellement peu au processus politique et électoral, et donc peu susceptible d’influer de manière massive sur ce dernier – une bien mauvaise clientèle, en somme.

Ce n’est pas du tout le cas de la seconde catégorie visée, les bourgeois-bohêmes, effectivement très impliqués et plutôt à gauche de l’échiquier… mais que l’UDC devrait se garder de caractériser de profiteurs: il s’agit en effet là de populations généralement très formées, actives professionnellement, et que les revenus situent clairement dans la catégorie de la classe moyenne, voire supérieure – autrement dit, des contribuables idéaux pour les villes: suffisamment riches pour représenter une source de revenus appréciable, tout en étant peu intéressés par l’optimisation fiscale – et par le déménagement.

Il y a bien un demi-siècle maintenant que les villes rêvent de retrouver une certaine assise financière qui leur fait défaut depuis la grande vague de la ségrégation spatiale lancée par les trente glorieuses. Pendant tout ce temps, elles ont espéré et tenté de susciter une forme de “retour en ville” des classes sociales un peu plus favorisées que celles qui étaient “restées derrière” lors du mouvement centrifuge précédent – quitte à se faire ensuite critiquer pour crime de “gentrification”. Voilà maintenant qu’il se produit enfin, peut-être. Et si, en définitive, pour tous leurs défauts réels et supposés, les bobos représentaient une chance rare pour les finances de nos villes?

« 30 à 50% » : ce que le Covid-19 nous aura appris du commerce au centre-ville

En deux apartés de quelques secondes à peine, on aura pu mesurer la manière avec laquelle la crise sanitaire aura permis de confirmer quelques faits essentiels quant à la vitalité commerciale de nos centres-villes, ce qui la menace, et ce qu’il faut faire pour la maintenir.

La crise sanitaire qui dévaste depuis près d’un an des secteurs entiers de notre économie se traduit aussi, dans notre pays, par un train de mesures un peu disparates, particulièrement durant l’automne, quand la confédération laissa la main aux cantons. Ces mesures ont provoqué entre autres effets des perturbations majeures de notre manière de vivre, de nous déplacer, de consommer et de gagner notre vie. En somme, une immense expérience sociale et économique à taille réelle, qui n’a pas manqué de livrer des leçons dont nous devons absolument tenir compte si nous sommes des gens sérieux.

Ainsi, dans le domaine qui fait le sujet de ce billet, ce duo de constats sur l’économie des centres-villes dont l’auteur a été témoin ces derniers mois :

Flashback. Début novembre 2020 : dans le Canton de Vaud, les cafés-restaurants ont dû brutalement fermer et à Yverdon-les-Bains, un collectif de restaurateurs organise un vin chaud sur la Place Pestalozzi afin de sensibiliser la population à son sort. Au détour d’une conversation, une commerçante du centre-ville témoigne de ce que cette fermeture lui fait perdre la moitié du chiffre d’affaires de son négoce de chaussures, qui a pu rester ouvert.

Fast-forward, le 23 janvier 2021 : cette fois, ce sont les commerces de biens non-essentiels qui sont fermés, pendant que certains restaurateurs survivent en travaillant en « take-away », et c’est au tour d’une restauratrice du centre-ville de faire le constat-miroir au 19:30 de la RTS : la fermeture des commerces a entraîné une très nette baisse du nombre de plats commandés.

En deux instantanés glanés au détour d’une conversation, on aura pu en apprendre énormément sur ce qui fait la vitalité, ou non, d’un tissu économique de centre-ville. Or, la question est centrale depuis plusieurs décennies, depuis que nous assistons, impuissants, à la dévitalisation du tissu commercial de nos centres, concurrencés qu’ils sont d’abord par les zones commerciales de périphérie, puis plus récemment par le commerce en ligne.

 

Un peu d’histoire (okay, un peu plus qu’un peu)

Depuis l’aube des civilisations urbaines il y a plus de 5’000 ans, l’un des rôles majeurs de la ville a été sa fonction de lieu du marché, qui permet de mettre en rapport la population rurale des alentours avec les marchands et artisans de la ville. Les premiers venaient y vendre leurs produits aux seconds, tout en s’y fournissant en produits artisanaux. Mine de rien, cette organisation économique perdura jusque à très récemment : il fallut la révolution de la mobilité individuelle, à partir des années 1950, pour que cette organisation soit mise à mal.

La généralisation de la voiture individuelle lança en effet une révolution dans la manière de faire nos courses. Elle permit à une partie croissante de la population d’aller habiter en banlieue ou en campagne – et les commerces suivirent : en s’adaptant, en se localisant dans les zones industrielles, très accessibles en voiture, et en s’entourant de grands parkings gratuits, les centres commerciaux se mirent à fleurir en Suisse dès la fin des années 1960 et capturèrent l’essentiel du commerce des biens de première nécessité de cette banlieue en croissance.

On vit ainsi apparaître un mode de consommation nouveau – pour caricaturer, le samedi après-midi, la famille allait désormais faire ses courses de la semaine au centre commercial et y remplir sa voiture de denrées qui n’étaient dès lors plus vendues au centre-ville, y entraînant une baisse très sensible de l’activité. Assez rapidement, d’autres types de commerces se réorganisèrent de la même manière – notamment les « big box », les commerces de biens lourds et encombrants : à la suite d’un géant suédois, le commerce de meubles sortit ainsi des centres-villes, suivi bientôt par l’électro-ménager et l’électronique : en somme, tout ce qui est difficile à ramener chez soi sans voiture déserta les centres-villes et s’installa en zone commerciale de périphérie.

A l’échelle d’une ville moyenne comme Yverdon-les-Bains, on peut mesurer l’impact de ces transformations sur le centre-ville : le nombre d’emplois dévolus au commerce y passa de près de 1’600 en 1965 à moins de 900 aujourd’hui alors que la ville a gagné 10’000 habitants, et l’on ne trouve au centre-ville plus qu’un seul commerce de bien pondéreux, un détaillant d’électro-ménager qui assure par ailleurs la livraison de sa marchandise. Parallèlement, une zone commerciale a vu le jour dans la commune voisine de Montagny : elle abrite désormais 300 emplois dans le commerce de détail, soit une part appréciable du total de l’agglomération.

Il est à noter que cette évolution s’est surtout produite avant l’an 2000 : depuis, les positions sont figées, suite à l’irruption du commerce en ligne, cette seconde révolution en quelques décennies que le commerce de détail subit. Le commerce en ligne poursuit, en l’approfondissant, la logique des centres commerciaux : partant du principe que les courses constituent une tâche plutôt qu’un plaisir, il met l’accent sur son côté pratique, facile, rapide – tout en prenant une longueur d’avance supplémentaire, puisqu’il se charge en outre de la livraison. En ce sens, la menace qu’il constitue pour le commerce traditionnel semble plus manifeste pour les centres commerciaux de périphérie que pour ceux des centres-villes.

Pourquoi ? Parce que les deux modes de consommation reposent à la base sur le même précepte : ils sont censés être pratiques. C’est bien l’argument qui a permis aux zones commerciales de tailler des croupières au tissu commercial des centres, dès lors que la population avait accès à la voiture – mais c’est le même argument qui est maintenant servi aux centres commerciaux par le commerce en ligne : non seulement ça va encore plus vite, mais vous n’avez même plus besoin de sortir – on s’occupe de tout.

 

La situation particulière du centre-ville

Et c’est à ce stade qu’il convient de revenir à la situation du centre-ville. Depuis quelques décennies, l’économie spatiale et la géographie urbaine aboutissent à la conclusion que sur le plan purement pratique, le centre-ville ne peut tout simplement plus concurrencer les centres commerciaux de périphérie, ses grandes surfaces, ses caddies, ses parkings gratuits, et encore moins le commerce en ligne mondialisé et ses millions de produits disponibles en un clic. Les politiques urbaines qui ont tenté de concurrencer le commerce de périphérie sur ce terrain se sont soldées par des échecs.

On pourrait être tenté de proclamer de ce fait la fin des commerces au centre-ville… et pourtant, ils sont toujours là. Bien sûr, le tissu commercial s’est restreint, et il a évolué. Touché par les deux révolutions précitées, il a perdu une grande partie de ses commerces alimentaires, partis en périphérie avec l’essentiel des enseignes de biens pondéreux. Parallèlement, il s’est spécialisé, pour beaucoup vers le négoce des biens légers et à forte valeur ajoutée, des biens de niche également : habillement, alimentaire spécialisé, horlogerie, bijouterie, librairies, papeteries, etc… Mais au-delà de ce constat: quid de toutes celles et tous ceux pour qui le shopping, la flânerie dans les rues commerciales, le hasard des rencontres, la découverte fortuite d’un bouquin, ne sont pas des corvées, mais un plaisir ?

C’est à ce titre que les deux instantanés cités plus haut sont extrêmement instructifs. Que nous disent-ils en effet ? Que sans les cafés-restaurants, les commercent souffrent, et qu’à l’inverse, si ce sont les commerces qui sont fermés, la restauration souffre également: 30% à 50% de perte de chiffre, l’un dans l’autre. Au centre-ville, commerces et établissements publics sont en symbiose, nécessaires les uns aux autres. C’est leur combinaison qui permet aux uns et aux autres de fonctionner.

Ce qui signifie, en faisant un peu de “reverse-engineering”, que leur clientèle recherche la possibilité de combiner flânerie dans les commerces, et arrêt au café ou au restaurant. C’est une clientèle qui prend plaisir à cette activité. Et c’est un plaisir qui est indissociable du centre-ville : seul lui offre la diversité tant du cadre général que des commerces et des cafés-restaurants qui rendent cette expérience agréable – c’est dire que de ce point de vue, le centre-ville a un avantage concurrentiel évident sur ses concurrents de la périphérie et d’internet. L’expérience n’est pas la même, le but non plus. Jamais un centre commercial n’est parvenu à recréer ça, sans même parler du commerce en ligne

 

Vers une nouvelle politique économique d’appui au centre-ville ?

Dès lors, il apparaît qu’une politique d’appui au tissu économique du centre-ville doit s’appuyer sur cet avantage : elle ne doit plus chercher à concurrencer sur leur terrain les centres commerciaux de la périphérie ou les géants d’internet, ni chercher à établir quel type de commerce devrait aller dans quelle arcade commerciale – cela, le marché le fait très bien tout seul. Elle doit par contre se concentrer sur un but fondamental : offrir à la clientèle des centres-villes ce qu’elle vient y chercher, à savoir une expérience riche et variée. Cela signifie d’aller dans le sens d’améliorer cette expérience urbaine : travailler sur le cadre, l’aménagement et le mobilier urbain ; organiser des « events » de toutes sortes, et encourager les acteurs du centre-ville à en faire de même ; animer, animer, et animer encore, de la haute culture à la présence de night-clubs – en somme, faire du centre-ville une destination, et la vendre comme telle.

Le reste suivra.

La Suisse, la mortalité et le Covid-19 en 2020: les premiers chiffres

En ce 5 janvier 2021, on dispose désormais des premières statistiques définitives concernant la mortalité hebdomadaire et annuelle en 2020, qui nous permettent de tourner un premier regard sur la question de la surmortalité due, ou pas, à la pandémie de Covid-19 que le monde continue à endurer. La question est en effet pertinente, tant on lit encore souvent (et pas plus tard que dimanche passé, par exemple, sous la plume de Pierre-Marcel Favre), que tout compte fait, la mortalité de cette année n’aurait rien d’extraordinaire. Qu’en est-il vraiment ?

Première statistique que nous consultons, la statistique hebdomadaire des décès. Si l’on se réfère à la somme des décès des 52 premières semaines, qu’on augmente d’un septième de l’effectif des décès de la 52ème semaine afin de modéliser le 365ème jour de l’année, on aboutit à un total de 73’829 décès en 2020. Il faut évidemment replacer un tel chiffre dans son contexte : quel est le nombre moyen de décès annuels que l’on enregistre habituellement en Suisse ? La réponse est accessible dans une base de données qui recense les décès annuels depuis 1871. Il en ressort que de 2015 à 2019, on obtient une moyenne des décès annuels qui s’établit à 66’882. Elle varie de 64’876 décès en 2016 à 67’780 en 2019. En clair : par rapport à la moyenne des cinq années qui ont précédé 2020, dont deux étaient des années de surmortalité grippale (2015 et 2017), on compte un excédent de 6’947 décès, soit plus de 10,4%. Est-ce exceptionnel? A l’échelle d’un quinquennat, c’est très clair, comme on vient de le voir, et ça l’est encore plus sur dix ans – mais à l’échelle d’un siècle et demi ?

Sur les temps longs, on constate premièrement que c’est la troisième fois seulement depuis l’établissement des mesures que le nombre annuel de décès dépasse les 70’000 en Suisse : la première fois remonte à 1871 et à l’épidémie de variole de cette année-là, qui provoqua un excès d’environ 14’000 morts pour un total de 74’002. La seconde, qui détient le record avec 75’034 décès dont plus de 22’000 excédentaires, remonte évidemment à la grippe espagnole de 1918. Bien entendu, les taux de mortalité de l’époque étaient tout autres, se rapportant à des populations d’à peine 2,7 millions d’habitants en 1871, et de 3,8 millions en 1918. Mais tout de même : malgré l’augmentation et le vieillissement de la population, en plus d’un siècle jamais plus de 70’000 personnes n’étaient décédées dans notre pays. De ce point de vue, l’événement de mortalité de 2020 est de fréquence centennale.

On s’en convainc d’ailleurs lorsqu’on cherche à retrouver un événement d’une telle ampleur dans cette statistique des décès : calculée tant en termes de surmortalité absolue (de l’ordre de 7’000 morts en 2020) qu’en termes relatifs (plus de 10%) par rapport aux cinq années qui précédèrent, on peine à retrouver des événements comparables ces cent dernières années.

Décès annuels en Suisse, 1871-2020

A cette aune, c’est un événement somme toute récent qui attire l’œil : l’épidémie de grippe de 2015, qui représenta une surmortalité de l’ordre de 4’000 personnes en moyenne quinquennale, soit de l’ordre de 6%. Avant cela, pas trace ou presque de la grande canicule de 2003, une trace assez modeste des grippes de Hong-Kong de 1968 et de 1956-1958, les deux avec des surmortalités de l’ordre de 4’000 personnes, mais étalées sur plusieurs années. Ce sont finalement des épisodes moins identifiés qui ont eu le plus fort impact, à l’image de 2015 : ainsi, une épidémie de grippe – probablement une récurrence de la grippe de 1956-1958 – a entraîné une surmortalité de 10’000 personnes répartie entre 1962 et 1963, ce qui reste l’événement le plus létal que la Suisse ait connu depuis 1918. Toutefois, on notera que 2020 a été nettement plus meurtrière que chacune des deux années concernées.

Autre source, le site dédié aux statistiques du covid-19 de l’OFSP. Au 31 décembre 2020, ce site faisait état de 7’082 décès attribués au covid-19. Ce chiffre est assez conservateur : il ne tient pas encore compte des décès qui vont être attribués au covid-19 par suite d’analyses encore en cours, les statistiques cantonales aboutissant d’ailleurs à un nombre de décès plus élevé d’environ 10%. Ce qui est intéressant ici est le constat que le nombre de décès attribués au covid-19 est presque exactement identique, à 150 unités près, à la surmortalité totale enregistrée en 2020. C’est dire que le covid-19 n’a pratiquement pas emporté de personnes qui seraient décédées en 2020 en son absence : les victimes du covid-19 en Suisse auraient dans leur immense majorité vu le jour de l’an 2021 si le virus n’avait pas écourté leur vie.

Il faudra toutefois confirmer cette hypothèse en 2021 une fois l’épidémie terminée: il reste possible qu’on enregistre à l’été et à l’automne une forte sous-mortalité, ce qui conforterait alors l’hypothèse voulant que les décès covid-19 soient avant tout le fait de personnes en toute fin de vie. Pour rappel, la médiane d’âge des décédés du covid-19 s’établit à environ 85 ans, ce qui à première vue confirme l’idée de personnes en fin de vie – et qui n’est pas exactement vrai: en effet, une personne de cet âge a en moyenne encore six ans de vie devant elle.

Il convient enfin de relever ici qu’en parlant de sous-mortalité, on a connu une superbe illustration de ce phénomène en début d’année 2020, avant l’irruption du covid-19 à fin février : sur les onze premières semaines de l’année, on a ainsi enregistré 700 décès de moins qu’attendu, ce qui a d’ailleurs permis à certains de dire durant tout l’été – et jusqu’à ces derniers jours! – que la pandémie n’avait eu presqu’aucun impact sur la mortalité générale du pays. C’est évidemment faux : la mortalité due au covid-19 s’est simplement superposée à une épidémie grippale exceptionnellement peu létale, ce qui a contribué à masquer quelque peu la gravité de la première. Si la grippe saisonnière avait été « normale », avant même qu’elle ne soit arrêtée net par les gestes-barrière et les mesures sanitaires, nous en serions probablement à parler d’une surmortalité de l’ordre de 8’000 personnes pour 2020.

Un surplus de décès de près de 8’000 personnes : voici une première indication du vrai bilan de la pandémie de covid-19 en Suisse en 2020: un événement exceptionnel, d’ampleur centennale. En attendant l’hiver et le printemps 2021.

A propos de la facture sociale vaudoise (long)

Le ton monte entre canton et communes à propos de la facture sociale vaudoise. Jeudi passé, le 23 janvier 2020, les municipalités de Rolle et Crans-près-Céligny ont tenu des “assises de la facture sociale” dont on retrouve un compte-rendu ici. Parallèlement, l’auteur de ces lignes a publié une tribune dans le quotidien vaudois 24 heures, d’ailleurs dûment opposée à celle de la députée et vice-syndique de Prangins Dominique-Ella Christin.

Suite à cet échange et étant donné la teneur du débat entourant la facture sociale – et par ricochet la péréquation intercommunale vaudoise puisque la facture sociale en fait intégralement partie -, il m’a semblé utile d’élargir la perspective, tant la question du financement entre le canton et les communes éclipse l’ensemble de la thématique portée: celle de l’action sociale, près de deux milliards de dépenses annuelles par le biais de cette fameuse facture. Or, c’est bien de cela qu’il s’agit.

On peut ne pas faire l’économie d’une réflexion historique à propos de l’action sociale dans ce coin de pays. Pendant des siècles, elle était une affaire privée. Religieuse tout d’abord, au Moyen-Âge et durant l’époque moderne, puis, au moment de la modernisation de l’économie et de l’industrialisation, le fait d’institutions de bienfaisance et d’œuvres charitables – pour ne pas parler de dames patronnesses – la haute société rendait volontairement une part de ce qu’elle avait reçu – ou pris – à travers diverses actions qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de “programmes sociaux” – entre autres actions d’ailleurs visant elles au mécénat artistique ou scientifique. Cette forme d’aide sociale ou sociétale est d’ailleurs toujours prévalente dans certains pays, notamment dans le monde anglo-saxon.

Il aura fallu l’arrivée au pouvoir de forces progressistes, vers la fin du XIXème siècle, pour que les premiers programmes sociaux publics voient le jour. A cette époque, ils avaient essentiellement une base communale, un modèle qui fit sens aussi longtemps que richesses et problèmes sociaux coexistèrent au sein des mêmes communautés. Avec l’essor de l’industrie, c’était le cas: les villes industrielles s’enrichirent aussi vite que les problèmes sociaux liés à la nouvelle organisation de la société se développèrent, de sorte que ressources et besoins correspondaient peu ou prou. Lorsqu’une commune urbaine faisait faillite – ce qui arriva un certain nombre de fois entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, elle était le plus souvent reprise par la ville-centre: ainsi s’expliquent les fusions communales urbaines ayant touché nombre de villes suisses jusque vers 1930 – Zurich, Bâle, Winterthour, Genève, Berne, Bienne… Cette situation de richesse urbaine persista jusqu’au milieu du siècle passé: au sommet de la Suisse industrielle, les richesses étaient encore concentrées en ville. On peut s’en convaincre en consultant par exemple ici les statistiques de l’impôt sur la défense nationale de la fin des années 1940.

La situation changea pour plusieurs raisons. La première en est qu’en droit, les communes étaient tenues d’assister leurs ressortissants sur la base de leur origine communale – raison pour laquelle d’ailleurs on continuera à recenser la commune d’origine des suisses jusqu’en 1990. Le système fonctionna tant que la mobilité intercommunale resta marginale, mais avec la constitution de 1848 libérant les migrations intérieures, le développement de l’industrie et l’exode rural, le système se déséquilibra peu à peu: de plus en plus de personnes originaires de la campagne se retrouvèrent à travailler en ville, souvent dans les usines, souvent de manière assez précaire, et parfois en tombant dans l’indigence – de sorte qu’elles devaient alors faire appel à l’aide de leur commune d’origine, laquelle, si elle ne s’était pas industrialisée, était restée pauvre comme Job, en proie au déclin suite à l’exode rural et donc sans possibilité aucune d’assumer ses obligations. Une misère à deux vitesses se mettait ainsi en place, entre une misère urbaine plus ou moins traitée par les services sociaux naissants des villes, et une misère rurale laissée à elle-même par des communes exsangues et incapables de faire face.

La seconde raison résida dans les profonds changements territoriaux qui marquèrent la Suisse et le Canton de Vaud dès les années 1960. A cette époque, l’avènement de la société de mobilité permit brusquement de découpler l’endroit où l’argent se gagnait de l’endroit où il était fiscalisé: l’avènement de la voiture et de la zone villa vit l’apparition des communes résidentielles riches en même temps qu’indépendantes, là où auparavant n’existaient que de beaux quartiers rattachés politiquement et fiscalement à la ville-centre, laquelle abritait également les quartiers populaires et les industries. Dès lors, on assista à une ségrégation spatiale de plus en plus marquée entre communes-centres qui abritaient industries et quartiers populaires, et communes résidentielles riches – les premières concentrant sur elles les problèmes sociaux tout en étant désormais privées d’une partie des revenus permettant d’y faire face, les secondes pouvant jouir d’une assiette fiscale extrêmement favorable et de l’absence quasi-totale de problèmes sociaux propres pour baisser leurs impôts. La situation s’aggrava encore avec la crise industrielle des années 1970.

C’est dans ce contexte qu’il faut lire l’intervention de l’état dans la problématique de l’action sociale: elle est le résultat de la faillite du système ayant prévalu jusque là. On se retrouvait en effet avec d’un côté des villes devenues de moins en moins riches mais devant gérer seules des problématiques sociales de plus en plus lourdes, des petites communes rurales complètement incapables de faire face à leur propre misère ainsi qu’à celle de certains de leurs ressortissants émigrés en ville, et de l’autre une minorité de communes nouvellement résidentielles et nouvellement riches qui avaient touché le jackpot sans avoir à le partager.

L’intervention de l’état peut se lire essentiellement en un triple mouvement.

Premièrement, une aide financière dans le domaine. Dans le Canton de Vaud, jusqu’à la crise des années 1990, l’état prit à sa charge la majorité de la facture sociale – les deux tiers pour être précis. Un accord canton-communes, pris dans le contexte de la crise financière de l’état de Vaud, ramena cette proportion à 50% des dépenses. Aujourd’hui encore, cet accord prévaut: en 2020, l’état cantonal paie 820 millions de francs directement à la facture sociale – autant que les communes, dont c’était pourtant une tâche propre à l’origine.

Deuxièmement, la facture sociale telle que conçue comporte un fort effet redistributeur. En calculant la majorité de la facture en points d’impôt, et une part subsidiaire par un mécanisme d’écrêtage garantissant que plus une commune est outrageusement bien dotée fiscalement, plus elle participe au système, on s’assure que toutes les communes vaudoises participent au financement en fonction de leurs possibilités, corrigeant ainsi le déséquilibre marqué résultant de la situation précédente.

Enfin, la facture sociale joue le rôle d’assurance tous risques: l’ensemble du financement étant désormais mutualisé à l’échelle du canton, plus aucune commune ne doit assumer, ou ne peut se voir réclamer, un supplément de paiement en raison, par exemple, d’une surreprésentation de personnes assistées dans sa population.

Or, ces trois éléments sont indispensables au fonctionnement du système. A l’heure actuelle, la facture sociale vaudoise représente entre 1,6 et 1,7 milliard de francs de dépenses annuelles. En grande majorité, cet argent sert à assister directement des ménages dans la difficulté par le biais d’aides et de subsides divers – encore que certaines politiques pénètrent désormais profondément la classe moyenne, à l’instar du plafonnement des primes d’assurance-maladie à 10% du revenu des ménages.

On le sait, la richesse et la pauvreté se répartissent différemment dans le territoire, et il n’y a pas besoin d’avoir fait une thèse en économie politique pour s’apercevoir que les contribuables modestes engendrent des communes aux rentrées fiscales faibles, et les contribuables aisés des communes riches, ce qui permet à ces dernières de baisser leur pression fiscale: le lien est absolument direct, on peut s’en convaincre en comparant, par commune, d’une part les rentrées de l’imposition fédérale directe ici, d’autre part les taux d’imposition ici, ou la charge fiscale totale ici. L’aide sociale se répartit naturellement selon ces différences, en se portant plus fortement sur les populations modestes que sur les population riches, et par suite préférentiellement dans les communes modestes.

Ainsi, il y a fort à parier que dans le domaine de l’aide sociale, l’ensemble des communes modestes ne paient qu’une assez faible part de ce qui leur revient ensuite en aides diverses auprès de leur population, et ce même en prenant en compte la part d’impôt cantonal dévolu à cette tâche provenant de leurs contribuables. C’est à ce titre que les communes modestes du Canton de Vaud, qui constituent la grande majorité de l’ensemble des communes, devraient rester extrêmement prudentes quant aux revendications de certaines communes aisées concernant la reprise de la facture sociale par l’état de Vaud et les différents systèmes de bascule financière imaginés ici et là: cela n’apparaît pas dans leurs budgets, ni dans leurs comptes, mais elles sont largement bénéficiaires du système actuel. Si – le ciel nous en préserve! – elles devaient reprendre à leur compte l’entier de la politique sociale qu’elles ont laissé progressivement au canton, elles ne pourraient tout simplement pas assumer.

Ce que nous disent (peut-être) les “gilets jaunes” – plaidoyer pour une mondialisation de gauche

Nous vivons dans un monde libéral. Depuis quelques décennies maintenant, c’est un fait indiscutable que les structures sociales et économiques du monde occidental auquel nous appartenons évoluent dans un régime de mondialisation libérale qui tend à s’approfondir. Economiquement, en suivant les grands comptes et les statistiques nationales, le succès de ce mode de développement est incontestable. En Suisse, dont l’économie est très fortement mondialisée, le renforcement des échanges internationaux (qui ont plus que triplé depuis la chute de l’URSS) a entraîné une hausse du produit intérieur brut (PIB) par habitant de 23,6% en termes réels, dont on arriverait d’ailleurs à démontrer sans mal qu’elle fut meilleure depuis la mise en place des bilatérales (14% environ) qu’avant (9%). Sur la même période, on constate en outre la même progression au plan des salaires, et ce à travers toutes les branches: en termes réels, les salaires en Suisse ont progressé de 14,8% depuis 1991, dont les deux tiers depuis l’entrée en vigueur des bilatérales.

Bref: lorsqu’on regarde notre économie à travers la lorgnette de la statistique (et nonobstant, le temps d’un billet de blog, les questions environnementales qui y sont liées), il est indubitable qu’elle va bien et que le modèle est bon. Et c’est pourquoi elle est défendue, peu ou prou, par une grande majorité des élites politiques et une grande partie de la population. Toutefois, dans le même temps, la version contemporaine de l’économie libérale mondialisée souffre de problèmes structurels importants. Pour ne reprendre que l’exemple précédent, on constate qu’en Suisse, une progression de 24% du PIB par habitant ne se traduit que par une hausse de 15% des salaires: en gros, la croissance économique ne profite qu’imparfaitement aux salariés. Une part importante de cette croissance ne va pas à celles et ceux qui produisent. D’autre part, un examen un peu plus minutieux de la structure des salaires marque une disparité grandissante entre petits et gros salaires: pour reprendre un exemple suisse, depuis 2010, les salaires de la finance, de l’informatique et des spécialistes techniques progressent deux fois plus vite que ceux de la construction ou de la santé.

Il s’est donc immiscé, petit à petit, une différence de plus en plus importante entre ce que le monde politique, les décideurs économiques, la statistique officielle, et ne nous le cachons pas les couches les plus aisées de la population (dont l’auteur de ces lignes, universitaire, municipal et député fait évidemment partie) disaient, et ce qu’une partie de la population ressentait dans son vécu quotidien: pendant que l’économie progressait d’année en année, une partie grandissante de la population n’en a pas ressenti les effets pour elle. Cette clé de lecture pourrait expliquer ce qui se passe Outre-Jura: le ressentiment d’une population laissée pour compte qui porte sur elle le poids de l’ensemble des charges de l’état explose soudain, à l’occasion d’une hausse de taxe la frappant de manière disproportionnée venue, dans la perception des révoltés, compenser dans les caisses de l’état ce cadeau fait aux plus riches qu’est la suppression de l’impôt sur la fortune. Le message des “gilets jaunes” est peut-être là: des pans entiers de la société ne constatent aucune amélioration de leurs conditions de vie, voire assistent à leur dégradation, alors que les élites ne cessent de leur seriner qu’ils vont mieux qu’hier, ce qui est vrai d’ailleurs – pour elles.

La vraie question qui se pose, c’est comment recoller les morceaux d’une société qui menace de s’en aller en lambeaux. On le voit, les recettes libérales, pour tout le bien qu’elles ont entraîné en termes macro-économiques dans les pays occidentaux, ne passent plus du tout. Trente ans d’expérience ont enseigné aux masses que le “trickle down”, cette idée qui veut que libérer l’argent des plus riches entraîne son ruissellement vers les classes défavorisées et la hausse du niveau de vie de toutes et tous, n’est que du vent: la libération de l’argent des plus riches ne profite qu’à eux. Une part disproportionnée du produit de la croissance des économies libérales leur revient directement pendant que les revenus des plus faibles stagnent, au mieux. Et cela est désormais bien visible: si le libéralisme parvient à créer de la richesse mieux que d’autres, il échoue complètement à les redistribuer correctement. Or, les libéraux s’obstinent: leur seule réponse jusqu’à maintenant, c’est la fuite en avant – si cela ne marche pas, c’est que nous n’avons pas encore assez dérégulé, clament-ils. Mais voilà, ça ne prend plus.

On n’a pas de peine à voir à qui profite, en premier lieu, ce divorce entre les “élites” et le “peuple besogneux” et de cette perte de confiance en la capacité de justice sociale du libéralisme mondialisé: aux ennemis de la mondialisation même, aux chantres du nationalisme et du protectionnisme, cette théorie qui veut que le chemin de la prospérité pour toutes et tous passe par la fermeture des frontières au commerce international en vue de protéger les producteurs locaux, et par le partage de la valeur ajoutée uniquement parmi les membres de la communauté nationale, à l’exclusion de tous les autres. A vrai dire, on peine à comprendre que les théories protectionnistes puissent avoir autant le vent en poupe en ce moment, si ce n’est qu’ayant été tellement discréditées après 1945, plus personne ou presque n’a le souvenir de leur nocivité lorsqu’elles sont effectivement appliquées – ce qui revient aussi à affirmer que les protectionnistes ont un ou deux mondes de retard sur le présent. Pour en revenir à la Suisse, on voit vraiment mal comment un pays qui gagne plus d’un franc sur deux à l’externe pourrait fermer ses frontières au commerce extérieur sans que cela ne se termine en catastrophe économique absolue – ce qui est d’ailleurs l’unique bilan des protectionnistes, depuis toujours, partout, pour tout le monde. Si le libéralisme ne parvient pas à redistribuer les fruits de la richesse qu’il sait produire, le protectionnisme nationaliste, lui, détruira la machine: il promet la redistribution des fruits d’une croissance qu’il aura lui-même réduite à néant – on le voit d’ailleurs aujourd’hui même en Grande-Bretagne, où les promesses de la redistribution des sommes versées à l’Union Européenne se sont évanouies comme par magie dans le naufrage des équilibres budgétaires suite au Brexit.

A la fin, si la mondialisation veut survivre, si elle veut éviter de sombrer, avec le multilatéralisme, dans le chaos des ressentiments nationalistes, elle doit trouver le moyen de réconcilier la croissance économique et la redistribution équitable des richesses qu’elle produit. Depuis trente ans, la mondialisation, et les grandes institutions internationales qui l’accompagnent et la promeuvent, suivent un agenda implacablement néo-libéral, prônant la dérégulation et le démantèlement des états-providence issus de la seconde guerre mondiale et contemporains des grandes glorieuses. Pendant une génération, les néo-libéraux sont parvenus à faire croire à leurs populations que l’état était le problème, l’accapareur de richesses, et qu’il s’agissait de le faire maigrir. Or, il n’en est rien: en France, c’est bien la restructuration massive des services publics en province, suite aux cures d’austérité imposées par Paris, qui a constitué l’une des étincelles de l’explosion des “gilets jaunes”; en Grande-Bretagne, la révolte des “Brexiters” doit autant à l’austérité venue de Londres qu’à celle de Bruxelles.

Il faut le dire: après une génération de succès économiques évidents, mais conquis de plus en plus sur le dos des plus faibles, la mondialisation d’obédience libérale est en train d’échouer. Il convient d’en altérer le cours et d’inventer des politiques qui permettent de combiner les richesses de la mondialisation et leur redistribution, directe ou indirecte, au plus grand nombre. Que toutes et tous se sentent partie prenante, partie gagnante, du processus. Or, ces politiques existent, elles ont déjà été pratiquées: ce sont les politiques de redistribution de la sociale-démocratie – que les socialistes ont abandonné, ici et là, pour leur plus grande perte. Dans le futur, la mondialisation sera sociale-démocrate, ou ne sera pas.