En réponse à Cesla Amarelle, le graphique de l’immigration en Suisse depuis 1860

La semaine passée, Cesla Amarelle, conseillère nationale socialiste vaudoise et spécialiste des questions d'immigration au parlement, trouvait superbe un graphique illustrant l'immigration américaine de 1829 à nos jours, et demandait si un tel travail avait été réalisé en Suisse. Certes!

La semaine passée, la Conseillère nationale Cesla Amarelle publiait le graphique suivant sur son compte twitter (@CeslaAmarelle):

Ce graphique montre les composantes de l'immigration américaine de 1829 à nos jours, illustrant le flux et le reflux du phénomène migratoire aux Etats-Unis et la grande variété de ses provenances à travers le temps – une composante largement irlandaise, puis allemande, avant une vague italienne, centre-européenne et russe (les deux dernières probablement juives) avant la fin de l'immigration libre dans les années 1920, et le retour du phénomène depuis les années 1960 sur des origines entièrement différentes: latino-américaines et asiatiques.

Dans son tweet, Cesla Amarelle demande si un tel document existe pour la Suisse. La réponse est oui, le voici: 

Il ressort de ce graphique que l'allure générale de l'immigration suisse ressemble remarquablement à celle des Etats-Unis: elle va et vient. Une première vague d'immigration se manifeste avant la première guerre mondiale, suivie par le refermement sur les espaces nationaux durant l'entre-deux guerres – en 1941, la population étrangère ne représente plus que 4% de la population totale, contre 14% en 1910. Un premier pic est atteint durant les trente glorieuses, puis l'immigration marque le pas, entre 1970 et 1990. Elle repart à la hausse durant les années 1990, au gré des crises balkaniques, et après une nouvelle pause au début des années 2000, elle atteint son niveau actuel. L'évolution est remarquable: actuellement, la Suisse est un pays d'immigration, bien plus que ne le sont cette terre d'immigrés par excellence, les Etats-Unis: depuis 1990, la population étrangère a presque doublé dans notre pays.

Il est également intéressant d'observer l'évolution de la composition nationale de la population étrangère en Suisse. Comme aux Etats-Unis, elle a profondément changé au cours du temps:

A l'origine, l'immigration étrangère en Suisse est avant tout celle des voisins: jusqu'en 1970, les pays limitrophes fournissent 90% de l'immigration. La première immigration est germanique: de 1860 à 1930, allemands, autrichiens et liechtensteinois représentent la moitié de la population immigrée; la part des français, initialement importante, n'a eu de cesse de décroître, au profit des italiens, qui deviennent les plus nombreux dans la population immigrée dès la fin de la seconde guerre mondiale, et dominent l'immigration jusqu'en 1970.

1970 marque le début de la diversification de l'immigration en Suisse: de 10% en 1970, les immigrés en provenance de "plus loin" passent à pratiquement 60% du total en 2000: espagnols d'abord, puis turcs et surtout ex-yougoslaves, et plus récemment encore les portugais viennent enrichir le paysage de l'immigration en Suisse, alors que les communautés plus anciennes s'assimilent par la naturalisation – processus visible chez les italiens dès 1970, les espagnols dès 1990, les turcs et les ex-yougoslaves depuis 2000.

2005 marque un tournant: l'entrée en vigueur des bilatérales est marquée par le retour en force des "limitrophes": la part des allemands a depuis doublé, celle des français augmente, en même temps que celle des anglo-saxons, et de plus en plus, des "autres", ces communautés très diverses de 10'000 à 20'000 personnes, et qui se multiplient: belges et néerlandais, polonais et russes, somalis et érythréens, maghrébins et brésiliens, chinois et sri-lankais – la palette des communautés qui s'implantent en Suisse ne cesse de se diversifier. Ensemble, ils représentent désormais 20% du total des immigrés, soit environ 425'000 personnes, quatre fois leur part de 1970, bien plus que toute communauté nationale.

De Charlie Hebdo à Via Sicura: notre tolérance très élastique au risque

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Ces trois derniers jours, dix-sept personnes ont été assassinées en France à la suite d'une série d'attaques terroristes coordonnées menées notamment contre Charlie Hebdo. L'émotion est immense: des personnalités sont mortes d'avoir dessiné et publié ce que bon leur semblait. A travers elles, c'est la liberté d'expression, valeur fondamentale de nos sociétés, qui était visée. Tout devrait donc nous porter à défendre mordicus cette liberté d'expression – et à travers elle la liberté tout court. Or, c'est le contraire qui risque de se produire: nos libertés sont en danger. Essai de réflexion.

A peine la fumée des tirs retombée, on entend à travers nos sociétés maints appels soulignant le caractère absolument inacceptable de ce qui vient de se passer, et qui visent à assurer que de tels actes ne puissent plus se reproduire dans le futur. Dans le tombereau de mesures préconisées, et pour ne s'en tenir qu'à celles qui émanent de notre pays, quelques vieilles lunes – le rétablissement de la peine de mort, comme le demande Charles Poncet, la stigmatisation d'une catégorie entière de la population, comme le fait le conseiller national UDC soleurois Walter Wobmann en demandant le refoulement à priori de tout demandeur d'asile musulman provenant de Syrie ou d'Irak, ou encore le renforcement du contrôle étatique à travers les services secrets, comme semble l'espérer Judith Mayencourt dans un édito du quotidien 24 heures de ce samedi.

Il semblerait qu'au nom de la lutte contre les dangers du terrorisme, nous soyons prêts à renoncer à certaines des garanties fondamentales que nos sociétés ont acquis de haute lutte ces derniers siècles: le droit de ne pas être exécuté par l'état, le droit de ne pas être catégorisé à priori en fonction de ses origines, le droit à la présomption d'innocence – des droits humains fondamentaux. Nos libertés ne semblent pas peser bien lourd face à la menace terroriste et à la tentation sécuritaire.

A ce titre, un parallèle me semble intéressant à faire. En Suisse, la route tue infiniment plus que le terrorisme: en comptant les 36 morts de Louxor, le terrorisme a peut-être tué une cinquantaine de Suisses ces vingt dernières années. Dans le même laps de temps, la route en a occis neuf mille, la drogue quatre mille, pour ne compter que deux "pathologies sociales" dont les morts pourraient théoriquement être évitées. En 2013 encore, 269 personnes sont mortes sur les routes suisses, soit cinq par semaine[1]. Encore faut-il préciser que ce chiffre est le résultat d'une politique déterminée de réduction des risques: imposition de la ceinture de sécurité, limitations de vitesse, lutte contre l'alcool au volant, amélioration de la qualité du réseau et de la sécurité passive des véhicules, qui a permis de diminuer de 85% le nombre de tués depuis quarante ans: en 1971 en effet, on releva 1'772 morts sur nos routes – cinq par jour! 

Face à ce bilan stellaire, la Confédération souhaite poursuivre la réduction de ces morts évitables à travers le programme Via Sicura et son objectif zéro morts. Or, la résistance à Via Sicura est vive: des pans entiers de notre société estiment qu'il va trop loin. Qu'on ne saurait restreindre encore la liberté des conducteurs de boire un petit verre avant de prendre le volant, ou les envoyer devant le juge tels des criminels à la première grosse incartade au volant, même en l'absence de conséquence grave. Soyons clairs, ce débat est absolument légitime. Nous avons le droit, en tant que société, de procéder à un arbitrage entre ce qui est souhaitable du point de vue de la sécurité de tous d'une part, et de la liberté de chacune et chacun d'autre part. Mais ce qui compte dans le cadre de ce billet, c'est que ce débat entre responsabilité collective et liberté individuelle a lieu à un niveau de risque jugé tolérable qui se situe à plusieurs morts par semaine. Dans ce domaine, nous acceptons que notre comportement collectif, ou que la somme de nos comportements individuels, aient pour conséquence un certain nombre de décès en théorie évitables. 

Nous devrions en prendre de la graine en ce qui concerne notre réaction face au terrorisme. Nos sociétés sont ouvertes et libres, et pour cette raison elles peuvent à l'occasion prêter le flanc aux attaques terroristes. Mais premièrement, aussi atroces qu'aient été les attaques de cette semaine, le risque terroriste doit être remis en perspective: nous avons infiniment plus de chances de mourir sur la route que de la main d'un terroriste. En outre, il n'est de loin pas avéré que la restriction de nos libertés permette de réduire le risque terroriste – au contraire: l'écrasante majorité des victimes du terrorisme de notre temps le sont dans des pays où les libertés ne sont pas garanties et où l'état de droit ne fonctionne pas. Une part disproportionnée de ces morts est d'ailleurs musulmane – comme quoi, en vérité, les musulmans sont bien, à tous égards, les premières victimes du terrorisme dit islamique.

Enfin et surtout, Charlie Hebdo a été attaqué cette semaine parce qu'il profitait à plein de son droit à l'expression, la France a été attaquée cette semaine parce qu'elle est la dépositaire historique des droits de l'homme et de la liberté. Il nous faut donc considérer nos libertés comme notre bien le plus cher, notre plus belle conquête, et les défendre mordicus. Nous sommes ce que nous sommes parce que nos fenêtres sont ouvertes. Face à ceux qui veulent nous les faire fermer, il nous faut nous battre pour les garder ouvertes, quitte à accepter un risque supplémentaire – parce que de fermer ces fenêtres aurait des conséquences autrement plus graves sur nos sociétés et nos libertés – l'histoire européenne nous le montre à l'envi. C'est en défendant nos libertés, face aux terroristes, mais aussi face à ceux qui veulent ici les restreindre, qu'on rendra le plus bel hommage à Cabu, Wolinski et les autres, morts d'avoir été libres.


[1] C'est la même chose en France: durant les trois jours qui ont séparé l'attaque de Charlie Hebdo de l'assaut simultané donné vendredi soir contre les trois terroristes, on estime qu'une vingtaine de personnes au moins seront décédées sur les routes françaises, contre dix-sept aux mains des terroristes. 

 

 

Dominique de Buman et les infidèles

Le creux de l'été est décidément le moment de tous les excès médiatiques. Lundi, c'était le tour du très respecté conseiller national, vice-président du PDC suisse et ancien syndic de Fribourg Dominique de Buman de nous servir sa conception toute mérovingienne de l'islam, prenant prétexte de l'expulsion des chrétiens de Mossoul pour agiter le spectre d'un péril musulman imminent planant sur nos têtes ici même. Rappel des faits, et réponse chiffrée.

Lundi, Dominique de Buman publiait sur son compte twitter le message suivant: "La persécution des chrétiens à Mossoul est révélatrice de ce qui nous menace en Occident dans un délai plus court qu'on imagine. Tragique.". Accroché le soir même dans Forum, l'émission de la RTS-La Première, il persista, avant d'en remettre une couche le lendemain, toujours via twitter: "Affirmer une crainte fondée sur l'horreur réelle et se faire traiter de dérapage par un journaliste RTS prouve l'anesthésie face au danger!".

Personne ne nie le sort tragique des chrétiens de Mossoul depuis un mois en particulier, et plus généralement celui des communautés chrétiennes d'Orient depuis une vingtaine d'années, qui mène d'une manière qui semble inexorable à leur déracinement et à leur dispersion dans le monde. Un phénomène qui n'a malheureusement pas attendu les djihadistes de l'Etat Islamique.

Mais Dominique de Buman va plus loin: prenant exemple sur cet événement, notre Charles Martel de Nuithonie affirme, à trois reprises, que l'Occident est sous une menace similaire et imminente. Que celles et ceux qui ne le voient pas sont sous narcose. Et que si nous n'y prenons pas garde, nous allons être submergés et annihilés par une vague islamiste qui viendra, jusque dans nos bras, égorger nos filles et nos compagnes. Bigre!

Dans la bouche de n'importe quel politicien UDC, cela ne soulèverait même plus une vaguelette – ce qui signale par ailleurs le niveau alarmant de notre tolérance aux discours outranciers et imbéciles. Mais dans la bouche de Dominique de Buman, politicien centriste s'il en est, cela marque tout de même à quel point les lignes rouges se brouillent désormais, à quelle vitesse on peut les franchir, avec quelle aisance la contamination des esprits les plus mesurés par un discours et des idées extrémistes n'ayant aucun rapport avec la réalité peut s'effectuer. A moins, bien sûr, que ces déclarations ne visent qu'à la récupération, portant ainsi la marque du plus parfait cynisme politique – ce qui, s'agissant des hautes sphères du PDC, n'est jamais à exclure.

Parce que, soyons clairs, sur l'exemple de la Suisse, les déclarations de notre preux croisé des Zähringen ne s'appuient sur aucune réalité tangible. Qui sont les musulmans de Suisse, cette communauté cible de toutes les craintes et de tous les phantasmes?

Leur présence en Suisse est récente: on n'en recensait que 16'300 en 1970, 56'600 dix ans plus tard. Durant les années huitante, on vit arriver des travailleurs musulmans en provenance de Turquie et de Yougoslavie, en nombre à peu près égal, et qui ensemble constituaient la grande majorité des 152'200 musulmans recensés en 1990 – 2,2% de la population du pays – à côté d'une vingtaine de milliers de ressortissants de pays arabes et de 7'700 Suisses. 

Tout au long des années 1990, les guerres d'ex-Yougoslavie provoquèrent l'arrivée en Suisse de très nombreuses personnes de cette région – musulmanes ou autres, de sorte qu'au recensement de 2000, la population musulmane en Suisse passa à 310'800 personnes: plus du double du chiffre de 1990 et 4,3% de la population totale. La grande majorité de cette progression fut le fait de ressortissants de l'ex-Yougoslavie, devenus largement majoritaires dans la communauté musulmane avec 175'400 personnes, devant les Turcs (62'700), les personnes provenant du monde arabo-musulman (environ 32'000) et… les Suisses (36'500, dont 21'100 double nationaux).

Qu'en est-il aujourd'hui? Pour des raisons de changement de mode de recensement, il est difficile de comparer: on ne dispose, pour 2010-2012, que d'estimations en ce qui concerne l'appartenance religieuse, et seulement pour les plus de 15 ans. Mais tout de même, tentons l'exercice: selon nos estimations, il y aurait en Suisse, à fin 2011, en moyenne sur trois ans, 380'200 musulmans, soit 4,8% de la population totale. C'est en progression depuis 2000, mais le temps des doublements et triplements des décennies précédentes est révolu: la pointe de l'immigration musulmane en Suisse est passée.

Mieux encore: ce sont les Suisses qui constituent désormais la première communauté nationale représentée chez les musulmans, avec 123'400 personnes, dont 77'600 double nationaux. A eux seuls, les Suisses expliquent l'entier, et au-delà, de la progression des musulmans durant les années 2000 en Suisse. Le nombre de musulmans étrangers a, lui, diminué pendant cette période – voilà pour l'invasion.

Ensuite, tant chez les binationaux que chez les étrangers, les ressortissants des Balkans dominent toujours, avec 190'000 personnes se partageant entre Kosovo, Serbie, Macédoine et Bosnie-Herzégovine. Les personnes d'origine turque sont environ 75'000; on trouve ensuite 45'000 musulmans qui ne sont que suisses, et 38'000 ressortissants des pays arabo-musulmans, à côté d'un chiffre appréciable de musulmans citoyens d'un pays voisin: ils sont près de 10'000 dans ce cas.

La voilà donc décrite, cette fameuse population musulmane qui nous menace tant: une population très majoritairement d'origine européenne, provenant de pays où, malgré les multiples épreuves des deux dernières décennies, l'islamisme militant ne parvient pas à s'implanter, une communauté en voie d'intégration rapide dans notre pays – comme le montre l'expérience quotidienne à toutes celles et tout ceux qui ne veulent pas se cacher les yeux devant les faits.

Car les musulmans de Suisse, ce sont d'abord et avant tout: Xherdan Shaqiri et ses potes, qui, sous le maillot rouge à croix blanche, en ont mis trois au Honduras et ont failli renvoyer l'Argentine chez elle le mois passé au Brésil; c'est le copain d'études qui a monté son agence de voyages afin de faire découvrir les montagnes de son pays d'origine, le Maroc; la coiffeuse au bas de ma rue, ayant fui à sept ou huit ans la guerre du Kosovo, et qui a repris en gestion un salon de coiffure à tout juste vingt ans; les nombreux cafetiers-restaurateurs sans qui ma ville compterait nettement moins de terrasses pour m'accueillir au premier rayon de soleil; la secrétaire-comptable fraîchement diplômée qui reprend la caisse de la section locale de ma formation politique; la secrétaire en apprentissage dans l'entreprise d'à côté et dont j'ai mis deux ans à m'apercevoir qu'elle était albanaise, tant rien ne le laisse voir dans ses mots et ses attitudes – bref, l'intégration en marche, exactement comme pour les italiens, les espagnols et les portuguais avant eux.

La voilà, la réalité de l'invasion musulmane en Suisse. Elle est à l'opposé des délires estivaux de Dominique de Buman.

ECOPOP: la xénophobie, sans le dire

On apprenait hier que l'Organisation des Suisses de l'Etranger s'inquiétait du fait que l'initiative ECOPOP pourrait bien signifier en cas d'acceptation une impossibilité de rentrer au pays pour nos concitoyens résidant à l'étranger – un droit constitutionnel pourtant fondamental. La réponse du comité d'initiative à cette crainte est révélatrice de l'état d'esprit de cette association soi-disant écologiste et humaniste.

L'Organisation des Suisses de l'Etranger a relevé hier que l'initiative ECOPOP, qui cherche entre autres à limiter la croissance de la population de la Suisse en plafonnant le solde migratoire à 0,2% par an, n'établissait aucune distinction entre Suisses et étrangers en la matière, ce dont on se convaincra aisément en lisant le texte de l'initiative. D'ailleurs, lorsqu'il s'est agi de contrer les accusations de xénophobie rampante de leur texte, afin de protester de leur bonne foi, les initiants se sont abondamment servi de cette absence de distinction – en tous cas jusqu'à hier.

Il faut dire que le sujet concerne beaucoup de monde. Il y avait en 2013, selon le Département Fédéral des Affaires Etrangères, 732'000 Suisses vivant à l'étranger: plus d'un citoyen suisse sur dix. La grande majorité d'entre eux, 534'000 personnes, est constituée de double-nationaux, qui, outre leur passeport suisse, détiennent pour l'immense majorité la nationalité de leur pays de résidence – les binationaux sont d'ailleurs encore plus nombreux en Suisse, de l'ordre de 890'000. Mais même en tenant compte de cela, il reste encore 198'000 Suisses de l'étranger qui n'ont pas d'autre nationalité et qui sont donc encore plus susceptibles que les autres de rentrer au pays. Il s'agit d'un nombre douze fois plus élevé que le solde migratoire que stipule ECOPOP, actuellement de l'ordre de 16'300 personnes par an; quant à lui, l'ensemble des Suisses de l'étranger représente quarante-cinq fois ce seuil: selon ECOPOP, il faudrait donc près d'un demi-siècle pour les absorber tous s'il leur venait l'envie de rentrer.

Or, il s'agit là d'une de leurs prérogatives constitutionnelles: l'article 24 de la Constitution stipule qu'un citoyen suisse a le droit d'entrer dans le pays, et l'article 25 qu'il ne peut en être expulsé – je me souviens d'ailleurs encore de mes anciens passeports, qui portaient la mention "le titulaire de ce passeport est citoyen suisse et peut rentrer en Suisse en tous temps". Il existe donc une contradiction entre le droit constitutionnel fondamental du citoyen suisse de rentrer dans son pays, et la volonté d'ECOPOP de limiter le solde migratoire d'une manière qui s'appliquerait aux Suisses aussi bien qu'aux autres. Hier, l'Organisation des Suisses de l'Etranger n'a rien fait d'autre que de mettre le doigt sur cette contradiction.

Comment a réagi ECOPOP, prise une fois encore en flagrant délit d'incohérence de son texte d'avec la Constitution du pays, et accusé de vouloir restreindre les droits fondamentaux des Suisses de l'étranger? En effectuant un magistral virage à 180 degrés: par la voix du directeur de son comité Andreas Thommen, ECOPOP qualifie ces craintes de "complètement infondées", faisant justement référence à l'article 24 de la Constitution, qui protège le droit au retour des Suisses, et faisant confiance au Conseil Fédéral pour faire respecter ce droit. Et d'ajouter: "Le mieux, ce serait encore de déduire le nombre de Suisses qui rentrent des 0,2%, et de calculer le nombre d'étrangers qui pourront entrer en Suisse par rapport à ce qui reste". 

Dont acte. Donc, quand ECOPOP prétendait, jusqu'à hier, qu'elle n'introduisait aucune distinction dans son initiative entre Suisses et étrangers, c'était du pipeau: ECOPOP n'a jamais eu l'intention d'empêcher les Suisses de rentrer chez eux – encore heureux, d'ailleurs! Ce qu'elle veut, c'est limiter l'immigration étrangère, point à la ligne. ECOPOP ne veut pas le dire, mais elle associe la surpopulation au solde migratoire des étrangers – et d'eux seuls.

La xénophobie, sans le dire. CQFD.

De l’impossibilité de densifier en ville

Mon dernier billet, consacré à la densification à Lausanne, a suscité une réponse – courtoise et circonstanciée: on est entre camarades, après tout – de Benoît Gaillard, président du Parti Socialiste Lausannois, qu'on retrouve dans les commentaires situés en-dessous du billet. Ses remarques ouvrent des questions intéressantes sur la densification et la réalité qu'elle prend sur le terrain.  Réflexion menée sur l'exemple vaudois et lausannois, mais qui s'applique partout ailleurs.

Premièrement, il s'agit de s'entendre sur ce qu'on comprend du concept de densification urbaine. Fondamentalement, il s'agit d'un mouvement apparu en réaction à l'étalement urbain, à la construction de banlieues de villas, très gourmandes en surface et en énergie, et qui postule donc que la croissance démographique doit autant que faire se peut se concentrer sur les périmètres déjà construits, par densification de ces derniers, plutôt que par l'ouverture à la construction de surfaces vierges nouvelles. Voilà pour la partie verbeuse du concept.

Traduite en chiffres, la densification implique que la croissance des villes, des centres et des régions déjà bâties devrait être plus forte, ou au moins aussi forte, que celles des régions non bâties, périurbaines et périphériques. Pour le Canton de Vaud, la politique de densification devrait se traduire par une part de logements construits, et de population accueillie, plus importante dans les centres qu'ailleurs. C'est à cette aune, et à elle seule, que le succès ou l'échec de la politique de densification prônée par la gauche de l'échiquier politique devrait être mesurée.

Cette précision faite, revenons maintenant sur la réalité chiffrée. On le sait, le pays vit depuis une décennie à peu près une croissance économique et démographique vigoureuse, et particulier dans le Canton de Vaud. Entre 2001 et 2012, celui-ci a gagné 114'000 habitants. La taille moyenne du ménage privé dans le canton étant de 2,2 personnes par ménage et en admettant qu'à un ménage doive correspondre un logement, cette hausse de la population se traduit par une demande en nouveaux logements d'environ 52'000 unités. Contrairement à une idée reçue, la construction a plutôt bien suivi le mouvement, puisque dans la même période 41'500 nouveaux logements ont été livrés dans le canton: c'est insuffisant, mais tout de même assez élevé, cela permet d'accueillir 80% de la demande.

A Lausanne, c'est une autre histoire. La ville regroupait en 2012 17,8% de la population vaudoise. Afin de répondre aux objectifs de la densification, elle aurait donc dû construire une proportion analogue des logements à construire dans le Canton – soit environ 8'300 logements; en prenant en compte le fait que les ménages urbains sont en moyenne plus petits en ville qu'ailleurs (1,9 personnes par ménage à Lausanne, contre 2,2 dans le Canton), ce chiffre passe à 9'300. En fait, il ne s'en est construit que 3'600. C'est moins de 40% de la demande, le trou représente plus de la moitié du déficit cantonal. Lausanne dit craindre d'en faire trop – mais par rapport à l'objectif de densification, le problème est qu'elle n'en fait pas du tout assez. Par peur du rejet de la densification, on ne densifie tout simplement pas.

Corollaire: on peut bien se gargariser dans les milieux autorisés du "retour en ville", et de chiffres de population qui remontent en absolu, le fait est que la part de la population lausannoise dans le total cantonal continue à s'étioler. En 1960, 30% des vaudois habitaient à Lausanne. Ce chiffre est donc désormais à 17,8%, au plus bas depuis plus d'un siècle, et en décroissance constante. Sur les 114'000 habitants gagnés par le canton depuis 2001, 100'000 se sont établis ailleurs qu'à Lausanne. Voilà la réalité chiffrée de la densification dans le Canton de Vaud: année après année, tout montre que la déconcentration se poursuit.

Dès lors, que faut-il faire, si l'on a réellement à coeur l'objectif de densification urbaine prônée dans tous les programmes de la gauche depuis un quart de siècle? Eh bien, par exemple, on peut commencer par répondre clairement "oui" à la question demandant s'il est légitime de remplacer un bâtiment de quatre logements par un autre de vingt-quatre, même si des exceptions doivent évidemment être possibles. D'autant qu'il ne s'agit pas d'y faire n'importe quoi: depuis quarante ans, nos villes sont protégées du développement sauvage par des règles contraignantes édictant les surfaces constructibles, l'emprise au sol, les gabarits possibles, le nombre de places de parc sur chaque parcelle.

Nos quartiers sont à l'abri de la densification sauvage, ou alors, c'est considérer qu'à moins de cent mètres de l'immeuble qui fait débat à la Rue St-Paul 4 à Lausanne, on a sauvagement densifié à au moins neuf reprises – le nombre d'immeubles locatifs qu'on y trouve. En y regardant de plus près, dans un quartier que l'auteur connaît bien pour y avoir vécu dix ans, la parcelle concernée est à la limite de la "dent creuse" – l'unité architecturale du lieu voudrait qu'on densifie.

Mais au-delà de ces querelles de chiffres, la réalité est là, cruelle: si l'on voulait être conséquent en termes de densification urbaine, l'effort demandé aux villes semble démesuré. A Lausanne, il faudrait construire deux fois et demi plus, et c'est la même chose, quand ça n'est pas pire parce que Lausanne a tout de même construit, dans la plupart des centres. Benoît Gaillard a raison sur un point, l'acceptabilité d'un tel programme par la population n'est certes pas garantie.

Reste alors le point de mon dernier billet: lorsqu'on est confronté à la réalité chiffrée de ce que signifierait une densification clairement assumée, on se rend compte qu'elle n'est – peut-être – possible que si tous les potentiels sont exploités – y-compris là où c'est difficile parce qu'il faudra expulser des gens et raser des immeubles: on n'y parviendra tout simplement pas en se limitant à une densification "soft", sur des parcelles libres et si possible sans voisins. Dès lors, à la lumière de cet échange, c'est bien le concept lui-même de densification qui devrait faire l'objet d'un débat – qu'on cesse, enfin, de s'en remplir la bouche sans l'appliquer sur le terrain, quitte à accepter, le cas échéant, qu'elle ne se fera peut-être jamais.

Rassurons-nous: on pourrait sans doute vivre dans un monde sans densification – après tout, c'est précisément le monde dans lequel nous vivons déjà. 

 

PS: tous les chiffres sont issus de l'Office Fédéral de la Statistique: ESPOP-STATPOP pour les chiffres de la population, Statistique de la Construction et des Logements pour les chiffres de construction, Relevé Structurel 2010-2012 pour les chiffres de taille des ménages.

Lausanne – l’impossible densification

Dans un quartier proche du centre de Lausanne, une propriétaire immobilière désire remplacer un vieil immeuble de quatre logements par une nouvelle construction en comptant vingt de plus. Les quatre locataires évincés s’opposent. Le PS les rejoint. La densification est un vain mot.

En termes d’aménagement du territoire et d’aménagement urbain, peu de concepts ont eu autant d’importance que celui de la densification. En réponse à l’étalement urbain, qui grignote année après année des surfaces agricoles et des paysages ruraux, la densification prône une croissance avant tout absorbée par les régions déjà construites : les centres, les villes, les quartiers urbains. Ce principe n’est plus contesté par personne, et il est une des pierres angulaires des législations récentes en la matière, notamment les plans directeurs cantonaux, et la nouvelle loi fédérale sur l’aménagement du territoire.

Sur le principe donc, tout le monde est d’accord. Mais dans les faits, c’est une autre histoire : il est en effet extrêmement difficile de la mettre en œuvre sur le terrain, parce que les projets de densification interstitielle, c’est-à-dire celle qui devrait prendre place parcelle par parcelle dans des quartiers déjà construits, se heurtent à toutes sortes de problèmes, dont le moindre n’est certes pas l’opposition des occupants actuels ou des voisins.

Par conséquent, les villes tendent à s’intéresser avant tout aux friches urbaines, ces grandes parcelles plus ou moins abandonnées, dont le potentiel à première vue semble beaucoup plus intéressant et qui ont comme gros avantage de n’avoir ni occupants inexpugnables, ni voisins directs. Dans cette catégorie tombent les grands plans urbains de nos villes : Praille-Acacias-Vernets à Genève, Métamorphose à Lausanne, Gare-Lac à Yverdon-les-Bains par exemple. Tout cela est fort bien, à ceci près que leur mise en place prend un temps abominablement long : ainsi, des projets précités dont on parle depuis bien plus de dix ans, pas un seul logement n’est encore sorti de terre.

Conséquence, la densification urbaine a bien du mal : Lausanne, où habite près du cinquième de la population vaudoise, n’abrite qu’un dixième des logements construits dans le Canton entre 2006 et 2012[1]. Le reste s’est construit surtout en banlieue et dans la campagne, et par conséquent c’est là que s’est portée l’essentiel de la croissance démographique des dix dernières années – aggravant ainsi l’étalement urbain et ses effets pervers : pertes de terres agricoles, augmentation de la pendularité, etc…

Le Parti Socialiste ayant épousé les valeurs de l’écologie politique, il a porté, plus que bien d’autres, les politiques restrictives en matière d’aménagement du territoire dont la densification urbaine constitue l’un des fondements. Et à Lausanne comme ailleurs, il a plutôt courageusement défendu cette voie jusqu’ici, en promouvant non seulement la densification des friches, mais aussi, dans bien des cas, celles des parcelles interstitielles, souvent contre des mouvements issus de son propre camp  – pour preuve, on se souviendra de la récente campagne lausannoise sur la tour Taoua.

Or, voilà que dans le quartier de Montétan, une propriétaire a mis à l’enquête la démolition d’un vieil immeuble de quatre appartements et son remplacement par un bloc locatif de vingt-quatre logements. Les locataires actuels se sont opposés et battent le rappel – et le PS lausannois, confronté comme d'habitude à un choix difficile, entre propriétaire et locataires, entre conservateurs et bétonneurs, entre idéal et réalité, se joint à la contestation.

Et à la lecture des communiqués de la formation lausannoise, on se rend compte que ce n’est pas une position prise à la légère : c’est au contraire une fusée à deux étages, portée par des figures du parti, et reprenant à son compte les deux principaux arguments de l’opposition de gauche à Taoua : contre la spéculation immobilière d’abord, pour la protection du patrimoine ensuite. On peut à bon droit parler d’un repositionnement du PS lausannois sur cette question – et d’ailleurs, il ne s’en cache pas : la densification doit désormais passer exclusivement par le développement des friches ; la densification interstitielle et le renouvellement bâtiment pour bâtiment, c’est fini.

Le quartier concerné, Montétan, est déjà très densément habité ; plusieurs des parcelles voisines de celle qui fait débat sont d’ailleurs déjà occupées par des immeubles d’appartements, et la zone, assez proche du centre de Lausanne, est très bien desservie par les transports publics, tout en étant proche d’un magnifique espace vert, le Parc de Valency. En bref, c’est un endroit idéal pour la densification urbaine – et on se prend à penser que si on décide de refuser la densification ici, on la refusera partout. En tout état de cause, 20 logements non construits à Montétan, ce sont 50 personnes qui devront aller habiter ailleurs, y consommer plus d’espace, y consacrer plus de moyens à leurs déplacements.

On commence à entendre dans certains milieux d’urbanistes que la densification est morte, et que le futur est à la ville horizontale – et on se prend à croire qu’ils ont peut-être raison. On finit en tous cas par se dire que la densification est peut-être à prendre pour ce qu’elle est : du vent.

 

[1] Office Fédéral de la Statistique – Statistique de la Construction et des Logements

Après le 9 février, le 18 mai: une Suisse fracturée et divisée comme jamais

Le 9 février dernier, la Suisse conservatrice imposait d'un souffle sa volonté de rompre avec la démarche bilatérale qui avait si bien réussi au pays, infligeant un coup terrible aux partisans de l'ouverture et de la collaboration avec nos voisins. En ce jour du 18 mai 2014, la Suisse de l'ouverture lui a rendu la monnaie de sa pièce, en lui imposant à son tour sa volonté sur un sujet capital au coeur des vainqueurs du 9 février: l'armée, privée pour la première fois d'un avion de combat qu'elle désirait acquérir.

En l'espace de trois mois, deux votations majeures se sont jouées à pas grand'chose et ont laissé une moitié du pays en état de choc. Le 9 février, les métropoles et la Suisse romande se retrouvaient battues sur un point capital, celui de leur lien avec le monde extérieur, indispensable à leur dynamisme économique. Aujourd'hui, c'est au tour de la Suisse des conservateurs de se retrouver bras ballants, l'inconcevable pour elle s'étant produit: pour la première fois de son histoire, la Suisse a dit non à un projet militaire. Et ce sont essentiellement les perdants du 9 février: les métropoles et la Suisse Romande, qui lui ont imposé ce choix, comme on s'en convaincra en observant la carte du vote, disponible ici.

On notera par ailleurs que les vainqueurs du 9 février, alémaniques et italophones, ont approuvé d'un rien (16'000 voix d'écart) le Gripen – ce sont les Romands qui, pour la première fois de l'histoire récente des votations de ce pays, emportent la décision ce soir.

Schadenfreude, donc – car on peine en définitive à identifier de vrais gagnants lors de ces deux scrutins en miroir. Le 9 février, la Suisse ouverte était cruellement battue; le 18 mai, c'est le tour de la Suisse conservatrice. Au final, les deux moitiés du pays, qui luttent à parts à peu près égales pour les suffrages du pays, sont parvenues à se blesser grièvement l'une l'autre, mais aucune ne semble être sortie vainqueur de l'affrontement: un double combat, deux vaincus indiscutables, pas de gagnant.

Le pays est décidément plus que jamais brisé en deux parties presqu'égales et qui ne donnent pas l'impression d'être prêtes au moindre compromis, alors que les enjeux des prochains mois et des prochaines années s'annoncent les plus importants et périlleux depuis au moins deux décennies. On se prend donc à espérer – à devoir le faire, en définitive –  que de ce double choc puisse naître une volonté, partagée d'un côté et de l'autre du pays et des camps en présence, de se mettre à une table commune et de dessiner ensemble le chemin des possibles de notre futur, en réhabilitant cette vertu cardinale de notre pays: le sens du compromis. 

Un pour tous, tous pour un, dit la devise de la Suisse. Chiche?

Lausanne: Taou(a) la ville?

Le 13 avril prochain, les lausannoises et les lausannois votent sur leur tour. Et sur beaucoup, beaucoup plus que ça.

La campagne de votation sur le référendum contre la tour Taoua sur le site de Beaulieu bat son plein à Lausanne, et comme toujours s’agissant d’un débat d’urbanisme, partisans et opposants s’étripent: sur la beauté ou la laideur de ladite tour, sur l’impact qu’elle aura sur le paysage, entre ceux dont elle va boucher la vue et ceux qui ne la verront même pas de leur balcon, sur l’opportunité de construire des tours en général, et celle-ci à cet endroit en particulier, sur son caractère exclusif ou au contraire sa mixité sociale, sur la densification urbaine, souhaitée par toutes et tous, sauf que: pas celle-ci, pas ici, pas comme ça. Et comme il en est de l’architecture comme du football – à savoir que chacune et chacun s’estime compétent pour juger péremptoirement un projet ou un plan, le débat prend vite une tournure très émotionnelle.

Vu de l’extérieur toutefois, le débat est resté largement local: les lausannoises et les lausannois s’écharpent sur un projet, un quartier – ils débattent de leur ville et de la forme qu’elle doit prendre, mais sans vraiment réfléchir à la place de leur cité dans l’agglomération, le canton, la métropole lémanique en constitution. Or, c’est aussi de cela qu’il s’agit.

Les projets de tours comportent une forte composante symbolique. Les seules construites récemment en Suisse l’ont été dans des villes mondiales, qui s’assument comme telles, de vraies métropoles: Zurich et Bâle. A l’inverse, là où la mentalité de village persiste, les projets échouent: comme récemment à Bussigny, où elle buta précisément sur l’image que ses habitants avaient de leur communauté, qui compte pourtant près de 10'000 habitants situés pile au coeur autoroutier de la Suisse Romande. D’une certaine manière, en Suisse les tours sont un marqueur d’urbanité: elles ne sont possibles qu’en ville. Et donc, ce débat resterait aimablement théorique si nous n’étions pas à Lausanne. Mais voilà, nous y sommes, et dans le domaine de l’urbanité, Lausanne a désormais une formidable concurrence: l’ouest lausannois. 

Le 9 février dernier, Chavannes-près-Renens a largement accepté sa propre tour. Située au croisement névralgique de trois artères majeures de l’ouest lausannois – l’autoroute A1a à proximité immédiate d’une future jonction, l’avenue du Tir-Fédéral et le M1 –, la future tour des Cèdres, plus imposante que Taoua, viendra compléter symboliquement les fonctions urbaines que petit à petit, l’ouest lausannois chipe à la ville-centre: les fonctions industrielles et commerciales d’abord, puis les hautes écoles, les hautes technologies et les biotechs, et enfin, durant la dernière décennie, toute une série d’implantations symboliques à haut statut: l’ECAL, le Rolex Learning Center, et aujourd’hui, le Centre de Congrès qui fait pièce à Beaulieu, auxquelles la tour des Cèdres va se joindre. Et le mouvement continue: on annonçait le mois passé l’arrivée d’un pôle de la santé HES, et d'ici cinq ans la RTS quittera la Sallaz pour le campus EPFL.

Résumons: pendant que Lausanne doute du bien-fondé d’une implantation à forte valeur symbolique urbaine, son ancienne banlieue industrielle s’urbanise à marche forcée et signale à qui veut bien l’entendre qu’elle est prête, le cas échéant, à prendre le relais – voire qu’elle n’attend que ça. Et c’est à cette lumière aussi qu’il faudra lire le choix des lausannoises et des lausannois.

Parce que la question qui leur est posée n’est pas seulement celle d’un projet architectural ou d’un plan de quartier. A travers Taoua, c’est bien la place de leur ville, dans l’ensemble qu’elle constitue avec ses banlieues, son canton, et au sein de la métropole lémanique, qui est en jeu. Les édiles et les deux partis historiquement au pouvoir à Lausanne ne s’y sont pas trompés, qui défendent le projet avec une rare unité. En face d’eux, à confondre ville avec zone résidentielle, à vouloir accorder plus d’importance à la vue et à la sacralisation d’un patrimoine urbain dont on oublie qu’il doit être dynamique, plutôt qu’à l’expression même de ce dynamisme, les opposants à la Tour prennent le risque de fossiliser la ville-centre au moment même où ses marches occidentales s’affirment comme jamais en tant qu’alternative. En oubliant qu’en ville, il n’y a de tranquillité que dans les musées et les cimetières.

Halte au “french bashing”!

Depuis plusieurs années, nombre d’acteurs importants de la droite ouverte sur le monde cèdent à la tentation du « french bashing ». Cela a un effet délétère sur notre relation au monde extérieur.

Il est difficile de retrouver le moment à partir duquel un nouveau sport national est apparu, qui prend ici la forme du « french bashing » : cette tentation qui consiste à s'offusquer bruyamment de toute demande venant de l'extérieur comme si elle était d'office irrecevable, ou de s'esclaffer de la nullité des gouvernements successifs de nos voisins, et ainsi surfer sur le sentiment de dignité outragée, ou de fierté suffisante, qu'on contribue ainsi à susciter auprès de la population.

C’est entendu, la Suisse doit défendre ses intérêts dans le concert international – encore faudrait-il se mettre d'accord sur ce que sont ces intérêts. Une lecture possible des événements survenus depuis 2008 et la crise financière est que la Suisse officielle, celle qui gouverne, a décrété que les intérêts de son secteur financier primaient sur ceux du reste de son économie, et qu'en conséquence elle n'a pas su ou voulu voir que cela la plaçait dans une position indéfendable par rapport à nombre de ses partenaires commerciaux et économiques, qui ne désiraient pour la plupart – pour la plupart – rien de plus que de récupérer la substance fiscale qui se cachait chez nous.

Lorsque les rapports se sont tendus après 2008, au moment où, crise de la dette aidant, l’OCDE a décidé de ne plus tolérer de perdre une partie significative de sa fortune au profit des paradis fiscaux, dont la Suisse à un niveau que franchement l’auteur de ces lignes ne soupçonnait pas, nous n’avons pas su ou voulu réagir autrement qu’en poussant des cris d’orfraie. Résultat : depuis cinq ans, la grande majorité des responsables crient au loup et à la forteresse assiégée, vomissant nos partenaires, dont la France mais pas seulement elle, les traitant de tous les noms d’oiseaux, selon les circonstances soit de monstres sanguinaires voulant abattre notre pays, soit de crétins malfaisants détruisant les leurs.

On a vu ainsi nombre de politiciens pourtant acquis à l'ouverture, aux bilatérales, voire à une intégration plus forte dans l'ensemble européen diffuser, à longueur d'année, des discours condescendants, méprisants, voire pour certains carrément injurieux envers nos voisins. Ici, en Suisse Romande, ces discours se sont focalisés sur la France. Ce faisant, leurs auteurs pourtant nominalement europhiles n'ont pas vu qu'en répétant semaine après semaine ces attaques contre nos partenaires, on a fini par légitimer dans la population le discours de rejet et de fermeture vis-à-vis de l'Europe que l'UDC serine depuis 25 ans.

Car enfin, comment faire accepter à la population le principe de la continuation de notre intégration avec nos voisins, si depuis cinq ans nous répétons chaque semaine que ce sont une bande d'abrutis qui ne comprennent rien à rien? Comment ne pas comprendre que la population refuse la poursuite des bilatérales avec des partenaires que nous avons agoni d'injures un lustre durant? Comment lui faire signer des accords bilatéraux avec l’Europe alors que dans le même temps le parlement a systématiquement torpillé les accords fiscaux et financiers que le Conseil Fédéral lui proposait de passer avec les mêmes partenaires?

Le lien entre le « french bashing » et le 9 février me semble aveuglant. Et il est un fait que, dans l'attente d’enquêtes plus précises, la répartition des résultats du vote semble bel et bien indiquer que c'est dans l'électorat du centre-droit que le soutien aux bilatérales a le plus reculé le 9 février 2014. Il conviendrait donc que les hérauts de la droite ouverte au monde, PLR en tête, modèrent leur discours, sauf à ouvrir un boulevard aux thèses de fermeture et de repli dont l’économie, in fine, souffrira autant que la population.

PS : avec mes remerciements à Vincent Arlettaz, trésorier du PLR Pully-Paudex-Belmont, l’origine de ce texte provenant d’une discussion mutuelle sur les réseaux sociaux.

2014: un dangereux arrière-goût de 1992

Les dix premières semaines de 2014 mettent la Suisse et l'Europe sens dessus dessous.

Souvent, l'histoire est un long fleuve tranquille, où les évolutions se marquent de manière imperceptible de prime abord, et dont les effets ne se révèlent qu'après-coup, sur le long terme. Ainsi en allait-il de notre vie ces dernières années, marquées, en Suisse, par une intégration toujours plus forte et plus réussie à l'économie-monde et à l'économie-europe, en même temps que le pays se détournait de manière de plus en plus assumée de l'UE. Ainsi en allait-il aussi en Europe, où un mouvement de rejet à l'interne se couplait avec un pouvoir d'attraction toujours aussi fort à l'externe, et à l'est une puissance en progressive renaissance et affirmation d'elle-même. Les années de crise, depuis 2008, montraient un monde avançant cahin caha, de travers, avec moult coups de frein, faux départs, blocages divers, arrêts d'urgence, mais, fluctuat nec mergitur, le monde avançait, peu et mal, mais imperceptiblement, imperturbablement.

Et puis, en quelques semaines, ce monde né aux portes du millénaire semble avoir subitement basculé – ou plutôt, les évolutions précitées sont arrivées simultanément à leurs points de rupture. Ainsi la Suisse, où la contradiction entre intégration économique trop réussie à l'Europe et défiance populaire vis-à-vis de ce même ensemble a abouti à la rupture du statu quo et à la plongée dans l'inconnu, dont les premières victimes sont déjà connues: l'avant-garde du progrès scientifique et technologique. Quoi qu'il arrive, nous savons déjà, trois semaines après le 9 février, que le pays est entré dans une nouvelle phase de son histoire. Rien ne sera plus comme avant. Les jeunes manifestent sur la place fédérale. Comme en 1992.

A l'extérieur, en quelques semaines, c'est le grand et dangereux retour de la géopolitique en Europe. Un gigantesque coup de froid, une bise glaciale qui se met à souffler sur le vieux continent – voilà que le plus grand pays d'Europe se donne désormais le droit d'envahir qui bon lui semble: une rhétorique inédite depuis un quart de siècle sur le continent, comme aux plus belles années de la doctrine Brejnev et de la souveraineté limitée. Le monde que nous devions à Mikhaïl Gorbatchev fait place, en l'espace d'une semaine, à quelque chose de nouveau. Et cette nouveauté ne laisse pas d'inquéter: un pouvoir instrumente des milices et des autorités locales qui appellent à l'aide le grand frère, lequel oblige et envoie ses troupes – en somme, la tactique appliquée par Milosevic dans les Balkans occidentaux dès 1992, avec les résultats que l'on sait. Sauf que cette fois-ci, et ceci dit malgré l'horreur qui a frappé une décennie durant les territoires situés entre Zagreb, Sarajevo, Belgrade et Pristina, les protagonistes sont d'un tout autre calibre, et les risques pour le continent autrement plus graves.

Dans un cas comme dans l'autre, on se replonge soudain dans des problématiques qu'on avait un peu laissé de côté: isolement européen et incompréhension entre les communautés lingusitiques du pays à l'interne, géopolitique guerrière, bruits de bottes et mouvements de chars sur le continent. On se retrouve pile en 1992. Pour quelqu'un qui avait été un des fers de lance des manifestations étudiantes de l'époque, de voir la génération suivante emprunter le même chemin, exactement le même chemin, a quelque chose de profondément déprimant. Et pour qui a vécu la libération d'une moitié de l'Europe du joug soviétique comme l'événement le plus extraordinaire qu'il ait pu vivre – ah! avoir 20 ans en 1989… -, les événements d'Ukraine et de Crimée sont d'abord, avant tout, surtout, immensément tristes. Avant même d'être terriblement inquiétants.

Comme nous étions heureux en 2013.