L’Europe court à sa perte, la fleur au fusil

Les jours qui viennent s’annoncent cruciaux pour une Europe désormais parvenue à la croisée des chemins, au point de non-retour, et qui se retrouve là suite à l’ineptie mutuelle des acteurs de cette nouvelle crise de juillet. La Grèce et l’Union Européenne se sont désormais acculées l’une l’autre dans une situation impossible dont le continent sortira à coup sûr perdant, pour notre plus grand malheur à tous.

Dans la tragédie qui se met en place en ce début d’été, j’en veux à beaucoup de monde.

J’en veux à la Grèce, tout d’abord, parce que personne ne peut contester le fait que là où elle se trouve, elle s’y est mis toute seule. Depuis 35 ans que la Grèce est membre de l’UE, à aucun moment elle n’a voulu en profiter pour moderniser ses structures étatiques, développer un état de droit, lutter contre la corruption et le clientélisme, sortir de ses archaïsmes – aujourd’hui encore, le clientélisme de tous bords ronge la société, personne ou presque ne paie ses impôts, les couches aisées de la société encore moins que les autres, sans parler du clergé ou des armateurs. Non, la Grèce préfère profiter de son statut de membre pour dénier depuis 25 ans à un voisin cent fois plus faible qu’elle le droit à son nom et à une reconnaissance internationale complète – de ce point de vue-là, Syriza ne vaut pas mieux que les autres. Il faut se rappeler qu’en 2000 c’est bien la Grèce qui a fait le forcing pour entrer dans l’Euro contre l’avis de beaucoup. Avec le recul on ne peut s’empêcher de penser qu’elle l’a fait dans le seul but de pouvoir emprunter à bas taux des sommes qu’elle n’a jamais eu l’intention de rembourser. La Grèce aujourd’hui donne l’impression d’avoir uniquement voulu profiter du système, de manière complètement égoïste, et sans avoir jamais assumé ses responsabilités les plus élémentaires. Et maintenant, Alexis Tsipras vient la bouche en coeur se poser en victime. N'importe quoi. La Grèce n’est certes pas solidaire de l’Europe.

Pour autant, j’en veux encore plus à l’Union Européenne d’être aussi rigide et idéologique dans les choix ultralibéraux qu’elle prend depuis maintenant une vingtaine d’années, concernant la manière dont les états doivent être gérés, celle dont les services publics doivent être démantelés, privatisés, ouverts à la concurrence selon une logique aveugle, et ce sans que cela soit sanctionné par une quelconque volonté populaire : comme si cela allait de soi, au même titre que la démocratie et la liberté d’expression. Dans l’affaire grecque, en se conformant aveuglément à ces principes ineptes, la troïka – déjà, ce nom, seigneur… – impose une cure d’austérité sans précédent à la Grèce et à sa population, pour un résultat à peu près nul et qui contredit largement les prévisions de cette même troïka – comme quoi les modèles économiques ultralibéraux ne valent pas mieux que les autres. Elle a également choisi de rembourser en priorité les banques, pourtant au moins aussi largement responsables de la crise que la Grèce. On rappellera ici que pour tout emprunteur il y a quelqu'un qui prête, et qu’on ne voit pas au nom de quoi ce dernier se verrait éxonéré de ses responsabilités de prêteur – si, si, il y en a ! – en cas de défaut : or c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui dans le cas grec. Quelles que soient ses fautes, la Grèce doit porter l’entière responsabilité de ce qui se passe, les banques, aucune. Incroyable. L’Europe n’est certes pas solidaire de la Grèce.

Mais au-delà de ça, j’en veux surtout à l’Union Européenne et à la troïka d’avoir en agissant de la sorte dévoyé le projet européen à un point tel qu’il est devenu pratiquement impossible à défendre. Je lui reproche d’être devenue l’instrument d’une idéologie néolibérale qui ne bénéficie d’aucun consensus évident dans les populations, et d’avoir ainsi fait un mal immense aux idéaux pro-européens de défense de la paix et de promotion de la prospérité – message désormais devenu complètement inaudible, malgré le succès retentissant de cette œuvre de paix que l’Europe n’aurait jamais dû cesser d’être.

Au lieu de quoi, l’Europe est désormais devenue le réceptacle de toutes les frustrations et de toutes les haines. Via la crise grecque, l’extrême-gauche est désormais rejointe par de larges pans de la gauche modérée qui n’en peut plus de soutenir les politiques néolibérales au nom de l’idéal européen – et qui désormais commencent à se dire que pas d’Europe pourrait in fine être préférable à cette Europe-là.  Pour le plus grand bonheur, évidemment, des souverainistes de tout poil – alliés à Syriza en Grèce, vous vous souvenez ? – et de l’extrême-droite, grands gagnants de l’été qui s’annonce, dont la destruction de l’Union Européenne a toujours été le projet, et qui désormais, par la faute de l’ineptie réciproque des parties en cause, est sur le point d’y parvenir.

La droite vomit la Grèce. La gauche vomit l’Europe. L’extrême-droite jubile: tout le monde saute à la gorge de tout le monde, et plus personne ne propose de compromis. Ressurgissent alors les fantômes du passé : tout ça, c’est de la faute de l’Allemagne. Comme en 1870. Comme en 1914. Comme en 1939. L’Europe court au désastre, la fleur au fusil, sans que personne, ni à gauche, ni à droite, ni au milieu, ne s’alarme des conséquences forcément catastrophiques à terme qu’aurait sur nos existences la fin du projet européen. Cela fait froid dans le dos.

Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé (William Faulkner)

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.