De l’impossibilité de densifier en ville

Mon dernier billet, consacré à la densification à Lausanne, a suscité une réponse – courtoise et circonstanciée: on est entre camarades, après tout – de Benoît Gaillard, président du Parti Socialiste Lausannois, qu'on retrouve dans les commentaires situés en-dessous du billet. Ses remarques ouvrent des questions intéressantes sur la densification et la réalité qu'elle prend sur le terrain.  Réflexion menée sur l'exemple vaudois et lausannois, mais qui s'applique partout ailleurs.

Premièrement, il s'agit de s'entendre sur ce qu'on comprend du concept de densification urbaine. Fondamentalement, il s'agit d'un mouvement apparu en réaction à l'étalement urbain, à la construction de banlieues de villas, très gourmandes en surface et en énergie, et qui postule donc que la croissance démographique doit autant que faire se peut se concentrer sur les périmètres déjà construits, par densification de ces derniers, plutôt que par l'ouverture à la construction de surfaces vierges nouvelles. Voilà pour la partie verbeuse du concept.

Traduite en chiffres, la densification implique que la croissance des villes, des centres et des régions déjà bâties devrait être plus forte, ou au moins aussi forte, que celles des régions non bâties, périurbaines et périphériques. Pour le Canton de Vaud, la politique de densification devrait se traduire par une part de logements construits, et de population accueillie, plus importante dans les centres qu'ailleurs. C'est à cette aune, et à elle seule, que le succès ou l'échec de la politique de densification prônée par la gauche de l'échiquier politique devrait être mesurée.

Cette précision faite, revenons maintenant sur la réalité chiffrée. On le sait, le pays vit depuis une décennie à peu près une croissance économique et démographique vigoureuse, et particulier dans le Canton de Vaud. Entre 2001 et 2012, celui-ci a gagné 114'000 habitants. La taille moyenne du ménage privé dans le canton étant de 2,2 personnes par ménage et en admettant qu'à un ménage doive correspondre un logement, cette hausse de la population se traduit par une demande en nouveaux logements d'environ 52'000 unités. Contrairement à une idée reçue, la construction a plutôt bien suivi le mouvement, puisque dans la même période 41'500 nouveaux logements ont été livrés dans le canton: c'est insuffisant, mais tout de même assez élevé, cela permet d'accueillir 80% de la demande.

A Lausanne, c'est une autre histoire. La ville regroupait en 2012 17,8% de la population vaudoise. Afin de répondre aux objectifs de la densification, elle aurait donc dû construire une proportion analogue des logements à construire dans le Canton – soit environ 8'300 logements; en prenant en compte le fait que les ménages urbains sont en moyenne plus petits en ville qu'ailleurs (1,9 personnes par ménage à Lausanne, contre 2,2 dans le Canton), ce chiffre passe à 9'300. En fait, il ne s'en est construit que 3'600. C'est moins de 40% de la demande, le trou représente plus de la moitié du déficit cantonal. Lausanne dit craindre d'en faire trop – mais par rapport à l'objectif de densification, le problème est qu'elle n'en fait pas du tout assez. Par peur du rejet de la densification, on ne densifie tout simplement pas.

Corollaire: on peut bien se gargariser dans les milieux autorisés du "retour en ville", et de chiffres de population qui remontent en absolu, le fait est que la part de la population lausannoise dans le total cantonal continue à s'étioler. En 1960, 30% des vaudois habitaient à Lausanne. Ce chiffre est donc désormais à 17,8%, au plus bas depuis plus d'un siècle, et en décroissance constante. Sur les 114'000 habitants gagnés par le canton depuis 2001, 100'000 se sont établis ailleurs qu'à Lausanne. Voilà la réalité chiffrée de la densification dans le Canton de Vaud: année après année, tout montre que la déconcentration se poursuit.

Dès lors, que faut-il faire, si l'on a réellement à coeur l'objectif de densification urbaine prônée dans tous les programmes de la gauche depuis un quart de siècle? Eh bien, par exemple, on peut commencer par répondre clairement "oui" à la question demandant s'il est légitime de remplacer un bâtiment de quatre logements par un autre de vingt-quatre, même si des exceptions doivent évidemment être possibles. D'autant qu'il ne s'agit pas d'y faire n'importe quoi: depuis quarante ans, nos villes sont protégées du développement sauvage par des règles contraignantes édictant les surfaces constructibles, l'emprise au sol, les gabarits possibles, le nombre de places de parc sur chaque parcelle.

Nos quartiers sont à l'abri de la densification sauvage, ou alors, c'est considérer qu'à moins de cent mètres de l'immeuble qui fait débat à la Rue St-Paul 4 à Lausanne, on a sauvagement densifié à au moins neuf reprises – le nombre d'immeubles locatifs qu'on y trouve. En y regardant de plus près, dans un quartier que l'auteur connaît bien pour y avoir vécu dix ans, la parcelle concernée est à la limite de la "dent creuse" – l'unité architecturale du lieu voudrait qu'on densifie.

Mais au-delà de ces querelles de chiffres, la réalité est là, cruelle: si l'on voulait être conséquent en termes de densification urbaine, l'effort demandé aux villes semble démesuré. A Lausanne, il faudrait construire deux fois et demi plus, et c'est la même chose, quand ça n'est pas pire parce que Lausanne a tout de même construit, dans la plupart des centres. Benoît Gaillard a raison sur un point, l'acceptabilité d'un tel programme par la population n'est certes pas garantie.

Reste alors le point de mon dernier billet: lorsqu'on est confronté à la réalité chiffrée de ce que signifierait une densification clairement assumée, on se rend compte qu'elle n'est – peut-être – possible que si tous les potentiels sont exploités – y-compris là où c'est difficile parce qu'il faudra expulser des gens et raser des immeubles: on n'y parviendra tout simplement pas en se limitant à une densification "soft", sur des parcelles libres et si possible sans voisins. Dès lors, à la lumière de cet échange, c'est bien le concept lui-même de densification qui devrait faire l'objet d'un débat – qu'on cesse, enfin, de s'en remplir la bouche sans l'appliquer sur le terrain, quitte à accepter, le cas échéant, qu'elle ne se fera peut-être jamais.

Rassurons-nous: on pourrait sans doute vivre dans un monde sans densification – après tout, c'est précisément le monde dans lequel nous vivons déjà. 

 

PS: tous les chiffres sont issus de l'Office Fédéral de la Statistique: ESPOP-STATPOP pour les chiffres de la population, Statistique de la Construction et des Logements pour les chiffres de construction, Relevé Structurel 2010-2012 pour les chiffres de taille des ménages.

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.