2014: un dangereux arrière-goût de 1992

Les dix premières semaines de 2014 mettent la Suisse et l'Europe sens dessus dessous.

Souvent, l'histoire est un long fleuve tranquille, où les évolutions se marquent de manière imperceptible de prime abord, et dont les effets ne se révèlent qu'après-coup, sur le long terme. Ainsi en allait-il de notre vie ces dernières années, marquées, en Suisse, par une intégration toujours plus forte et plus réussie à l'économie-monde et à l'économie-europe, en même temps que le pays se détournait de manière de plus en plus assumée de l'UE. Ainsi en allait-il aussi en Europe, où un mouvement de rejet à l'interne se couplait avec un pouvoir d'attraction toujours aussi fort à l'externe, et à l'est une puissance en progressive renaissance et affirmation d'elle-même. Les années de crise, depuis 2008, montraient un monde avançant cahin caha, de travers, avec moult coups de frein, faux départs, blocages divers, arrêts d'urgence, mais, fluctuat nec mergitur, le monde avançait, peu et mal, mais imperceptiblement, imperturbablement.

Et puis, en quelques semaines, ce monde né aux portes du millénaire semble avoir subitement basculé – ou plutôt, les évolutions précitées sont arrivées simultanément à leurs points de rupture. Ainsi la Suisse, où la contradiction entre intégration économique trop réussie à l'Europe et défiance populaire vis-à-vis de ce même ensemble a abouti à la rupture du statu quo et à la plongée dans l'inconnu, dont les premières victimes sont déjà connues: l'avant-garde du progrès scientifique et technologique. Quoi qu'il arrive, nous savons déjà, trois semaines après le 9 février, que le pays est entré dans une nouvelle phase de son histoire. Rien ne sera plus comme avant. Les jeunes manifestent sur la place fédérale. Comme en 1992.

A l'extérieur, en quelques semaines, c'est le grand et dangereux retour de la géopolitique en Europe. Un gigantesque coup de froid, une bise glaciale qui se met à souffler sur le vieux continent – voilà que le plus grand pays d'Europe se donne désormais le droit d'envahir qui bon lui semble: une rhétorique inédite depuis un quart de siècle sur le continent, comme aux plus belles années de la doctrine Brejnev et de la souveraineté limitée. Le monde que nous devions à Mikhaïl Gorbatchev fait place, en l'espace d'une semaine, à quelque chose de nouveau. Et cette nouveauté ne laisse pas d'inquéter: un pouvoir instrumente des milices et des autorités locales qui appellent à l'aide le grand frère, lequel oblige et envoie ses troupes – en somme, la tactique appliquée par Milosevic dans les Balkans occidentaux dès 1992, avec les résultats que l'on sait. Sauf que cette fois-ci, et ceci dit malgré l'horreur qui a frappé une décennie durant les territoires situés entre Zagreb, Sarajevo, Belgrade et Pristina, les protagonistes sont d'un tout autre calibre, et les risques pour le continent autrement plus graves.

Dans un cas comme dans l'autre, on se replonge soudain dans des problématiques qu'on avait un peu laissé de côté: isolement européen et incompréhension entre les communautés lingusitiques du pays à l'interne, géopolitique guerrière, bruits de bottes et mouvements de chars sur le continent. On se retrouve pile en 1992. Pour quelqu'un qui avait été un des fers de lance des manifestations étudiantes de l'époque, de voir la génération suivante emprunter le même chemin, exactement le même chemin, a quelque chose de profondément déprimant. Et pour qui a vécu la libération d'une moitié de l'Europe du joug soviétique comme l'événement le plus extraordinaire qu'il ait pu vivre – ah! avoir 20 ans en 1989… -, les événements d'Ukraine et de Crimée sont d'abord, avant tout, surtout, immensément tristes. Avant même d'être terriblement inquiétants.

Comme nous étions heureux en 2013.

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.