Requiem pour une Willensnation

Les résultats comme les suites immédiates du vote du 9 février sont sans appel: politiquement, la Suisse n’existe plus, ou plutôt, il y en a désormais trois, comme il y a deux Belgique.

 

Cela est illustré de splendide manière sur la carte du vote sur l’initiative UDC contre l’immigration de masse, soumise au verdict populaire le 9 février dernier: elle ne montre pas une, mais trois géographies très distinctes du vote.

L’aire alémanique, la principale, se casse pratiquement en deux – le oui ne l’emporte qu’à 52% – selon un très puissant clivage opposant les centres et les communes riches, qui refusent, contre toutes les autres: les périphéries d’abord, qui acceptent à peu près au niveau du refus des centres, accompagnées de la quasi-totalité des banlieues à l’exception des plus aisées.

En Suisse Romande, marché politique trois fois moins important que le précédent, une lecture similaire peut être faite, avec deux déviations majeures: le oui est dix points plus bas, à 41,5%, et le clivage ville-campagne y est beaucoup moins marqué : moins de dix points de différence entre centres et périphéries, contre plus de vingt en Suisse alémanique : de sorte que pris dans sa globalité, l’espace rural romand refuse également l’initiative.

La troisième Suisse, quatre fois moins nombreuse que la Suisse Romande, vote complètement différemment: elle accepte à 68% l’initiative – c’est seize points de plus qu’en Suisse alémanique –  et les différences ville-campagne y sont quasiment nulles.

Deux points méritent d’être relevés.

Le premier, c’est que contrairement à ce qu’on entend depuis une semaine, le clivage linguistique est au moins aussi net que le clivage ville-campagne: si le clivage fondamental est celui des dix points entre villes et campagnes, que dire des vingt-sept points entre romands et italophones, des seize points entre italophones et alémaniques, des douze points entre banlieues romandes et alémaniques? Même les romanches s’y mettent, eux qui ont majoritairement repoussé l’initiative, s’écartant de dix points au moins du comportement moyen des communes alpines alémaniques.

Le second apparaît lorsqu’on compare ce vote avec ceux qui l’ont précédé, notamment l’acceptation de la libre circulation en 2005: on découvre qu’en fait, il ne s’est à peu près rien passé en Romandie et en Suisse italienne. Le résultat, la carte du vote y sont grosso modo équivalents, avec quelque petites retouches. Ce qui s’est passé le 9 février dernier s’est produit en Suisse alémanique – et en Suisse alémanique uniquement.

Et ce n’est pas une caractéristique isolée. Tous les clivages politiques majeurs que connaît le pays sont concernés, au-delà des questions d’ouverture que nous venons d’illustrer[1].

 

Sur les questions gauche-droite, le clivage entre alémaniques et latins est toujours visible, et souvent massif dans l’arc jurassien et entre Tessin et Uri.

 

Sur les questions liées à l’environnement, ce sont les romands en bloc qui font bande à part.

 

Dans le cadre d’une analyse menée pour un atlas statistique du pays[2], l’auteur de ces lignes avait mis en place une classification des comportements politiques des communes suisses: elles se structuraient en ensembles linguistiques. Cinq classes alémaniques, quatre romandes, deux italophones. Et une seule classe bilingue, réunissant, ça ne s’invente pas, les principales minorités cantonales de la barrière de röstis: Haut-Valais, Singine et Jura Bernois.

Aux élections fédérales, c'est la même chose: les groupes UDC, verts libéraux et surtout PBD sont très fortement alémaniques; à l’inverse, la composante latine est disproportionnée chez les socialistes, les verts et au PLR – quant au Tessin, il a son propre paysage politique, profondément original. On le voit, la prévalence des clivages linguistiques structurent l’ensemble des consultations fédérales depuis une bonne vingtaine d’années maintenant.

Tout cela: l’existence de trois espaces linguistiques aux géographies politiques profondément différentes, et évoluant de manière distincte, voire divergente, nous mène naturellement vers le constat de l’existence de trois ensembles propres qui se comportent indépendamment les uns des autres. Ce qui se passe ici n’a plus d’influence là-bas, et inversement.

Or, poser ce constat, c’est en déduire immédiatement que les décisions que nous prenons en tant que pays ne sont pas le résultat de l’expression d’un débat national, mais celui de la juxtaposition de trois débats régionaux, prenant place dans trois espaces médiatiques distincts s’ignorant mutuellement, dépendant de rapports de force politiques spécifiques, la majorité d’ici compensant les minoritaires de là sans que cela n’ait jamais fait l’objet d’un quelconque débat à l’échelle du pays. Les campagnes se mènent dans trois espaces qui ne communiquent pratiquement plus entre eux. Elles aboutissent logiquement à trois résultats, qu’on amalgame ensuite en un seul, vaille que vaille: voici comment sont désormais prises les décisions dans notre pays.

Des majorités de hasard, bien souvent, et dont nous ne prenons conscience aujourd’hui, en tant que romands, uniquement parce qu’à ce petit jeu nous sommes presque toujours sortis vainqueurs depuis 1992. A l’inverse, la Suisse italienne a pendant vingt ans subi des décisions qu’elle ne partageait pas, sans que cela n’inquiète qui que ce soit dans le reste du pays. Jusqu’à parvenir, d’un rien, à faire pencher enfin la balance de son côté le 9 février dernier.

Il existe d’autres indices de l’indifférence croissante entre les régions linguistiques du pays: lorsque Christoph Blocher affirme dans la presse que les romands auraient une conscience nationale plus faible que dans le reste de la Suisse, il ne se trouve désormais plus personne, dans le personnel politique alémanique, pour le contrer: ça n’est pas grave, ça n’a pas d’importance. En somme, la Suisse alémanique nous réserve le traitement que pendant vingt ans nous avons réservé au Tessin. La Willensnation semble bien moribonde…

On avait coutume de dire que la Suisse survivait à ses clivages parce qu’ils étaient multiples, se juxtaposaient et donc s’annulaient: germanophones et latins certes, mais aussi protestants et catholiques, urbains et ruraux, cantons anciens et nouveaux, fédéralistes et centralisateurs, laïcs et religieux. Mais cette Suisse-là est bel et bien morte. Désormais, les clivages linguistiques ont pris le dessus, ils sont omniprésents, dominants, structurants.

Il s’agit là d’une situation délétère, non viable à long terme pour le pays. Il ne nous reste plus qu’à recommencer à nous intéresser les uns aux autres, si nous en sommes encore capables, si nous en avons encore envie – si les paysages médiatiques et culturels qui sont les nôtres, chacuns de notre côté, nous le permettent encore. Faute de quoi, derrière tous les discours lénifiants des derniers jours cherchant à dissimuler la fange au félidé, il est à craindre que notre pays ne s’embarque dans une dérive à la belge.


[1] Cartes tirées de Chételat, Dessemontet, Mix & Remix (2013) : Géographie de la Suisse, Editions Loisirs et Pédagogie, Le Mont.

[2] Schuler, Dessemontet et al. (2006) : Atlas des mutations spatiales de la Suisse, NZZ Verlag, Zurich, pp. 251-252

 

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.