Immigration: l’UDC ou le retour des statisticiens du dimanche

Par voie d'annonce, l'UDC prétend que si cela continue comme ça, en 2060 la Suisse dépassera 16 millions d'habitants, dont une majorité d'étrangers. C'est du grand n'importe quoi.

Ce samedi, les vaudoises et les vaudois ont pu découvrir en page 5 de leur quotidien cantonal une grande annonce signée de l'UDC, intitulée "Bientôt plus d'étrangers que de Suisses", et qui claironne que "faute d'un contrôle de l'immigration, il y aura dans moins de 50 ans en Suisse plus de 16 millions d'habitants" et "plus d'étrangers que de Suisses". 

A l'appui, un graphique et des chiffres fantaisistes, inventés de toutes pièces, selon lesquels la population de la Suisse atteindra 10,5 millions d'habitants en 2033, dont environ 3,7 millions d'étrangers, et 16,3 millions d'habitants en 2060, dont 8,2 millions d'étrangers. Non contente de raconter n'importe quoi, l'UDC a même le culot de citer comme source l'Office Fédéral de la Statistique (OFS), qui n'a évidemment jamais rien dit de tel. 

Nul doute que pris à partie de telle manière, l'OFS réagira. Mais dans l'intervalle, la moindre des choses est d'aller regarder ce que l'OFS dit effectivement de l'évolution de la population du pays en 2033 et en 2060. L'Office dispose à l'heure actuelle de trois scénarios démographiques. Selon la variante la plus haute, celle que l’auteur de ces lignes juge d’ailleurs comme la plus probable, la population du pays est projetée comme suit[1] :

–       En 2013 : 8,140 millions d’habitants, dont 1,925 millions d’étrangers ;

–       En 2033 : 9,731 millions d’habitants, dont 2,344 millions d’étrangers ;

–       En 2060 : 11,315 millions d'habitants, dont 2,796 millions d'étrangers.

On est décidément très loin des élucubrations de l’UDC, avec ses 3,7 millions d’étrangers en 2033 – 1,4 millions hors-cible tout de même: belle performance de nos statisticiens à la petite semaine, sans même parler des 5 millions décomptés en trop pour 2060.

Soyons clairs: on peut parfaitement comprendre qu'une Suisse à 10 millions d'habitants puisse inquiéter certaines et certains de nos concitoyens, et il est légitime que la perspective d'une telle Suisse suscite le débat – et c’est d’ailleurs ce qui se passe dans la rue, dans les médias, et dans les arrière-salles: cela n'est pas en cause ici. Mais franchement, dans ce cadre, venir agiter le spectre d’une Suisse à 16 millions d’habitants en 2060, c’est n’importe quoi: ça n'a aucune espèce de crédibilité, ni scientifique, ni politique.

Personne n'a jamais parlé d'une Suisse à 16 millions d'habitants, ni pour 2060, ni pour aucune autre année, et pour cause: elle fait partie du domaine de la légende, de la fantaisie héroïque, de la dystopie ou de la science-fiction – mais certainement pas de la panoplie des futurs possibles.

De cela, bien sûr, les dirigeants et les experts de ce parti sont parfaitement au courant. Honte à eux, dès lors, soit pour s'être livrés eux-mêmes à ce fieffé mensonge, soit pour l'avoir cautionné ou laissé publier en pleine campagne de votation: c'est un comportement indigne de notre démocratie. Et quand dans le futur l'UDC nous resservira ses experts du dimanche à telle ou telle occasion, il conviendra de se souvenir de la malhonnêteté intellectuelle avec laquelle, une fois encore[2], les mêmes traitent aujourd'hui de la réalité chiffrée de notre pays.

 


[1] Parallèlement, l'OFS travaille sur deux autres scénarios: un scénario moyen qu'il juge d'ailleurs plus probable que le scénario haut et qui projette pour 2060 une Suisse à 8,987 millions d'habitants dont 2,037 millions d'étrangers, et un scénario bas qui fait même chuter la population du pays à 6,758 millions d’habitants en 2060, dont 1,298 millions d’étrangers.

[2] Dans le domaine, l’UDC n’en est malheureusement pas à son coup d’essai : on se souvient de sa créativité statistique de 2010, lorsqu’elle prétendit que comme la proportion de la population musulmane doublait tous les dix ans, elle allait passer à 9% en 2010 (dans les faits, 4,9% en 2011), 18% en 2020, 36% en 2030 et 72% en 2040 – on avait alors bien envie de lui demander son pronostic pour 2050. 

 

 

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.