La glaciation jurassienne

Quarante ans après, l'ancien évêché de Bâle a à nouveau voté sur la création d'un canton du Jura courant de Boncourt à la Neuveville, avec à la clé un résultat fossilisé.

Le constat est clair: deux générations ou presque peuvent bien avoir passé depuis le 23 juin 1974, le Canton du Jura peut être entré en souveraineté depuis 35 ans et démontrer qu'il était viable sans être franchement plus cher, pour ses habitants, que Berne ne l'est pour ceux du sud, il a bien pu obtenir la transjurane et donc désenclavé l'ensemble de la région, les passions et les haines d'antan ont bien pu progressivement s'assoupir et disparaître, vingt ans après la mort tragique de Christophe Bader, absolument rien n'a changé. On a abouti, à quelques points près, au même résultat qu'alors. En soi et vu de l'extérieur, un résultat extrêmement surprenant, pour les raisons qui suivent.

Voici un Canton de plein droit, doté de deux conseillers nationaux et de deux conseillers aux états, participant à toutes les conférences intercantonales du pays, qui était prêt à 76% de ses votants, entre beaucoup d'autres choses et juste pour l'exemple, à abandonner un de ses deux conseillers aux états et à diluer son pouvoir et son autorité, afin d'en faire profiter une région désormais nettement plus petite que lui, qui ne dispose plus du moindre relais au palais fédéral, et à qui la réunification garantissait mathématiquement à sa formation politique principale, en l'occurrence l'UDC locale, un conseiller national et une grande chance d'aller chercher un conseiller aux états. Eh bien non. Non, à 72%, c'est à dire à près de 80% si l'on excepte Moutier. 

L'expérience des 35 dernières années permet pourtant de "fact checker" les slogans d'antan. La fiscalité n'est pas plus lourde au nord qu'au sud – ce serait même plutôt le contraire. Le principal développement infrastructurel des dernières décennies, la transjurane, est une conséquence directe de l'entrée en souveraineté du Jura, même si elle profite au moins autant au sud qu'au nord. Le sud ne voulait pas lier son sort à un canton petit, périphérique et pauvre, et arguait de la position centrale de Berne dans la confédération. Mais si Berne est grand, ce géant aux pieds d'argile est aussi le premier récipendiaire de la péréquation intercantonale: il est à peu près aussi pauvre, faible économiquement, et à l'écart des métropoles que le Jura.

Et si ce dernier souffre de sa situation périphérique, lui qui aimerait tellement croître plus qu'il ne le fait, on constate aussi qu'en quarante ans, le nord a gagné 3'500 habitants, alors que le sud en perdait près de 7'000: de deux régions presqu'à à égalité en termes de démographie, on est passé à une situation où le nord domine désormais le sud à quatre contre trois. Avec comme conséquence que dimanche passé, sur le territoire des six districts, le oui a atteint 55%, un score jamais égalé par le passé.

Il faut oser le dire: l'indépendance a clairement profité au Jura. Au nord, bien sûr, mais aussi au sud: qu'on pense seulement à la transjurane, ou au statut spécial que Berne s'est efforcée de donner à sa région francophone, sans doute sous la menace d'un nouveau plébiscite. A cette aune, les résultats de dimanche passé portent un enseignement fondamental: la force de conviction par l'exemple ne vaut rien lorsque l'identité est en jeu. Depuis plus de trente ans, le Canton du Jura s'est comporté de manière exemplaire, à tous titres. Cela ne l'a pas empêché de se faire insulter par de larges composantes du sud durant la campagne, ni de se faire gifler ensuite dans les urnes, comme au premier jour.

De ce point de vue, les commentaires de lundi passé sont corrects: la question jurassienne est bel et bien morte, et il ne sert à rien de vouloir la réanimer. Mais ce faisant, en lui signalant par son vote à quel point il excluait de rejoindre le Jura, le sud a aussi pris le risque que le Canton de Berne, aux prises à de multiples difficultés financières, puisse désormais être tenté de cesser de le traiter avec les égards particuliers auxquels il a eu droit jusqu'à aujourd'hui.

Pierre Dessemontet

Pierre Dessemontet est docteur en géographie économique, syndic d'Yverdon-les-Bains, député au Grand Conseil vaudois, et vice-président du Parti Socialiste Vaudois.