Face au désordre : Make Méditerranée Great Again !

Mises de côté, médiatiquement, par la guerre en Ukraine, les convulsions africaines et méditerranéennes n’ont pas perdu en intensité. Au contraire, elles menacent, par ricochet, de s’amplifier. Elles mettent alors d’autant plus en relief les risques qui pèsent sur le saillant sud de l’Europe. Mais la France, et encore moins l’Europe, ne semblent être en capacité de conceptualiser une stratégie de puissance propre à conjurer cette menace existentielle. C’est le constat fait par l’essai « Après la paix », paru en 2021.

Passé le diagnostic, l’objectif de l’auteur, Loup Viallet, est d’amorcer une stratégie, au sens propre du terme, visant à garantir les intérêts vitaux de la France. Et partant, de l’Europe, compte-tenu du fait que le « désordre africain » (et méditerranéen) engendre les mêmes risques pour tout le continent : trafics illicite, migrations incontrôlées de grande ampleur, ingérence locale de puissances hostiles, etc. Cela à une distance d’à peine plus de 2000 kilomètres de la Côte d’Azur (France) ou des Pouilles (Italie). A ce titre, la crise alimentaire qui menace actuellement la région, du fait de la guerre en Ukraine, est avant-tout la conséquence d’années d’incuries internationale vis à vis du potentiel crisogène de la région.

Selon Loup Viallet, spécialiste en économie politique et géopolitique, la situation en méditerranée, dans le Sahel et le Golfe de Guinée, est gravement sous-estimée. Et les réponses apportées sont insuffisantes pour un règlement dans la durée. L’auteur critique ainsi une forme de pusillanimité mêlée d’idéologie de la part des élites françaises. Pire, Paris subit une véritable crise de légitimité dans les actions qu’elle mène. Affaiblie par les opérations d’influences russes ou turques voire les médias français eux-mêmes.

Or, le statuquo ne peut pas être une option envisageable. C’est le cœur du propos d’ « Après la Paix », du moins dans sa seconde partie. Sans action extérieure, la donne pourrait s’aggraver à moyen et long terme. En cause, des facteurs de crise qui se nourrissent mutuellement : explosion démographique, sous-développement économique, et réchauffement climatiques qui fondent une instabilité durable.

Matrice de la crise

Comment en est-on arrivé là ? C’est en substance la question à laquelle tente de répondre Loup Viallet. Celui-ci est un fin connaisseur de l’Afrique de l’Ouest. Il y a fait de nombreux séjours (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, etc) et y enseigne dans plusieurs écoles de commerce. En 2020, il publiait un premier essai économique reconnu[1] : « La fin du Franc CFA ».

Le principal boutefeu de la crise sont les « Printemps Arabes » en 2011. Ils déstabilisent tout le rivage sud de la méditerranée. Dans cette optique, l’auteur rappelle à bon escient que ces « Printemps » furent très mal compris par l’occident. Jusqu’à ne pas percevoir que la chute de ces régimes ( principalement la Libye), certes autoritaires, allait aggraver une situation déjà critique dans la bande sahélo-saharienne (tensions ethniques, groupes terroristes et/ou séparatistes, trafics, États faillis, etc) et jusqu’au Levant (Syrie, Levant, etc).

Pire encore, pour Loup Viallet, l’Europe s’est trouvée victime de ses propres illusions : celle du “mythe d’une Afrique émergente” aux aspirations démocratiques. La réalité étant un continent politiquement fragmenté, emprunt par une corruption endémique et à la croissance limitée ou fragile (piège des matières premières, économie de rentes agricoles, etc). Cette dernière étant du reste largement insuffisante face à la croissance démographique du continent.

En conséquence de quoi la France, et l’Europe, est aujourd’hui cernée par un « arc de crise » courant du levant au golfe de Guinée en passant par le Maghreb et le Sahel.

Pourrissement et instrumentalisation

Actuellement le principal foyer d’instabilité provient principalement du Sahel et de l’Afrique du Nord. L’essai rappelle alors à bon escient le contexte actuel de L’Afrique de l’ouest. Cette dernière est aujourd’hui caractérisée par des records d’instabilité : inflation des trafics (stupéfiants, or, migrant), multiplication des coups d’États militaires (Guinée-Conakry, Mali, Burkina-Faso ; voire celui, échoué, du Niger), augmentation des tensions communautaires, etc. Autant de facteurs sur lesquels prospèrent le terrorisme ; qui doit alors être analysé comme une conséquence et non une cause de la crise.

L’auteur mène également une charge au vitriol contre ce qu’il appelle les « rentiers du chaos ». Expression qui désigne les grandes puissances qui instrumentalisent la crise à leur profit. En tentant au passage d’affaiblir la France sur place via des opérations de désinformation. Ces pays ont généralement une empreinte délétère sur la stabilité des pays qu’ils ciblent (Russie en Centrafrique et au Mali, Turquie en Libye, etc). L’Afrique est aussi fondamentale pour les routes de la soie chinoises, destinées à assurer l’influence de Pékin sur l’Europe.

La conduite française de la sortie de crise n’est pas épargnée par Loup Viallet. L’auteur y critique une posture trop pusillanime, peu claire sur ses objectifs et qui n’assume pas sa puissance. Paris aurait tout à gagner à mettre plus en avant les interdépendances qui la lie à l’Afrique : sécuritaire d’un côté et économique de l’autre. En d’autres termes, Paris partagerait mal sa vision tout en étant trop patiente avec Bamako et Ouagadougou ou bien Ankara et Moscou. Rétroactivement, le départ des forces françaises du Mali donne en partie raison à l’auteur.

Sortie de crise ?

Le départ de la France du Mali est présenté officiellement comme une reconfiguration de l’opération Barkhane. Mais il n’en demeure pas moins qu’il va occasionner un fort relâchement de la pression sur les groupes armés terroristes. D’autant plus que le groupe Wagner est bien en deçà des capacités opérationnelles de l’armée française. Le moment est d’autant plus critique que les groupes armés terroristes commencent à essaimer au nord des pays du Golfe de Guinée (Bénin, Côte d’Ivoire, etc).

Et comme le rappelle à juste titre l’auteur d’« Après la Paix », aucun secours n’est à espérer de l’Europe, désarmée, ou des États-Unis, en retrait. La France, dernière nation militaire du Vieux-continent, est seule.

Mais pour Loup Viallet, Paris pourrait relever ce défi. En assumant sa puissance. Comment ? Par des actions plus coercitives et volontaristes. L’auteur identifie notamment deux points nodaux : la Libye et le Mali. Dans cette optique, il propose la mise en place d’un mandat international indéfini qui administrerait le Mali. Une mesure prévue par le droit international : un condominium qui serait gérer à part égale, par exemple par le voisinage du pays et l’Europe (par exemple). Le temps que les Maliens soient capables de gérer, seuls, leurs pays. ; aujourd’hui de loin le principal foyer d’instabilité régionale avec le Burkina-Faso.

Il est difficile d’élaborer des prospectives et des plans de sortie de crise dans des régions aussi complexes que la méditerranée et le Sahel. Et assumer sa puissance doit aussi servir un projet politique. En l’occurrence, faire sortir l’Afrique du chaos, reconstruire sa gouvernance et enfin, réaliser, ensemble, la transition énergétique pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux de ce siècle. Si « Après la paix » peut sembler original dans ses approches, c’est aussi que la situation est exceptionnelle pour la France et l’Europe. La méditerranée n’avait pas été une source de risques depuis le XIXe siècle voire le XVIIe. Dans le contexte de vide stratégique qui caractérise l’Europe, « Après la Paix » fait partie des ouvrages qui ouvrent des voies par-delà l’adversité.

 

 

[1] On le retrouve dans de nombreuses bibliothèques universitaires, telles que Harvard ou Paris-Dauphine.

Burkina-Faso : un verrou stratégique qui pourrait sauter

Déjà affaibli par la révolte civile de 2014, l’État Burkinabé pourrait ressortir encore plus fragilisé du coup d’état de janvier 2022. Une donne qui, in fine, profitera directement aux groupes armés terroristes. Leur dynamique de métastase vers le golfe de Guinée s’en trouverait directement renforcée.

En dix-huit mois, c’est le 4e putsch militaire qui secoue le Sahel, dont deux au Mali. Des évènements qui témoignent de l’incapacité de ces États à se doter de structures politiques et administratives solides. Et finalement à répondre efficacement aux menaces hybrides (terrorisme, trafics, conflits intercommunautaires, banditisme, etc.) qui les touchent.

Il devient difficile de faire porter la responsabilité de la situation au soi-disant échec de l’opération Barkhane. Cet argument, qui était déjà insuffisant pour le Mali, est aujourd’hui inopérant, compte-tenu de la proximité, causale et modale, des deux coups d’États. A la différence près que les forces françaises sont peu présentes dans les opérations anti-terroristes au Burkina-Faso, mis à part l’opération Sabre (Forces spéciales). Ouagadougou a en effet toujours revendiqué son autonomie vis-à-vis de la France et de ses forces armées.

Carrefour stratégique, voire digue, entre le Sahel et le golfe de Guinée, le Burkina-Faso pourrait être un nouveau point de bascule. Quelles sont alors les options de la France ? Ses intérêts, notamment sécuritaires, n’ont pas changé. Pourtant, depuis quelques mois, Paris semble hésiter.

État failli

L’ex-président Kaboré était en place depuis 2014. Suite à un épisode de révolte civile ayant chassé Blaise Compaoré du pouvoir depuis 1987. Relativement épargné jusqu’en 2016, le pays a progressivement été infiltré par les groupes armés terroristes (GAT – Ansarul Islam, GSIM, EIGS). Contraints dans leur liberté d’action, plus au nord, par l’opération Barkhane, ils ont trouvé dans le pays un terreau fertile de recrutement. A tel point que d’importée, la menace est devenue native : plus précisément les régions Nord, Centre nord et Est. L’année 2019 est charnière, avec une intensification critique des attaques.

Les ferments de cette implantation sont similaires à ceux du Mali : la conjugaison d’un état faible et pauvre, incapable d’arbitrer les tensions ethno-communautaires, quand il ne les encourage pas. Au Burkina-Faso, les attaques terroristes résultent majoritairement de la radicalisation progressive, mais de facto opportuniste (dans une grande partie des cas), d’une partie des populations peules (8% de la population). Il s’agit d’une réponse au mouvement d’émigration rurale des populations Mossi (51% de la population).

Cette émigration interne a entraîné de nombreux conflits fonciers (et politiques), dont des expropriations de propriétaires peuls. Une problématique qui s’hybride avec le trafic d’or (natif ou depuis la Côte d’Ivoire) et les conflits qui en découlent ; ainsi que le banditisme dans l’est, dû à la prévarication des communautés locales dans les années 1990 (privatisation des terres, durcissement du code forestier, etc).

Les perceptions historiques sont également mobilisées et accroissent les tensions. Ainsi les GAT font souvent appel à l’héritage djihadiste et conquérant des peuls. Ces derniers se sont en effet constitué plusieurs empires au XIXe s : en l’occurrence celui du Macina (cf : Katiba Macina du GSIM). Un héritage encore très présent dans les mémoires.

L’État burkinabé, mécaniquement à majorité Mossi, s’est révélé incapable de répondre à ces problématiques. L’insurrection de 2014 aurait même contribué à affaiblir son contrôle sur les zones rurales selon un rapport de l’International Crisis Group. La faiblesse, pour ne pas dire l’absence, de l’appareil d’État a par ailleurs poussé Ouagadougou à s’appuyer sur les milices d’autodéfense rurales, dont les Koglweogo (majoritairement mossi). Ces groupes sont de moins en moins contrôlables. Ils participent à la spirale de la violence et de la radicalisation. Et finissent par excéder une partie de leur propre sphère communautaire. De solution désespérée, ils sont devenus une partie du problème. Ils symbolisent la faillite chronique de l’État.

Une armée dépassée

L’armée burkinabé peut-elle gagner ? Après le putsch, la capacité de l’État burkinabé à répondre à ses graves enjeux civils et sécuritaires est toujours sujet à caution. Car l’armée burkinabé, politisée et corrompue, est elle-même une composante du problème. Même si l’ex-président Kaboré jouissait d’une réputation de pusillanimité et d’incompétence, cela bien en dehors des frontières de son pays .

Ce dernier a cependant tenté, dès 2016,  de professionnaliser, et de dépolitiser les forces burkinabés[1]. Méfiant envers l’armée, il s’entoure avant tout de gendarmes dans la conduite de la lutte anti-terroriste[2]. Il éloigne également les officiers supérieurs des postes politiques. Dès 2020, l’ICG pointe un risque de coup d’État. Il engage enfin une tentative de modernisation des forces via l’intégration de nouveaux équipements : comme la cinquantaine de véhicules blindés de transport de troupe (VBTT) Bastion.

Les Forces armées du Burkina-Faso sont sous-équipées, avec de grandes disparités entre les unités. Malgré les récentes intégrations de blindés, la plupart de ses véhicules sont hors d’âges et obsolètes[3]. Le pays parvient cependant à aligner quelques avions Embraer Super Tucano : très efficaces en contre-guérilla. Les forces bénéficient pourtant d’un budget, en hausse, de 388 millions de dollars en 2020[4].  Soit le budget le plus élevé du G5 Sahel après le Mali. Alors, comment expliquer qu’avec des moyens inférieurs, les armées tchadiennes et mauritaniennes parviennent à d’excellents résultats ? Il est vrai que ces dernières sont dépositaires de traditions guerrières, et d’expériences qui les rends bien adaptés dans la guerre du Sahel.

Il n’en demeure pas moins que, largement corrompue, l’armée burkinabé est incapable d’administrer efficacement ses unités. Le président Kaboré semble avoir visé avant tout des objectifs de dépolitisation plutôt que des réformes organiques : un préalable pourtant incontournable à toute montée en puissance. Il en résulte un encadrement peu fiable, des soldes non payées, des équipements non renouvelés, une logistique déficiente et des services de renseignement presque inexistants. D’où les difficultés opérationnelles de l’armée.

Les forces souffrent également de lacunes d’entraînement et de doctrine. De plus, sous-dimensionnées (11 200 hommes), elles peinent à couvrir l’ensemble du territoire. Elles ne sont pourtant pas inactives et sont parvenues à remporter certains succès tactiques, comme à Arbinda en 2019[5]. Ou bien lors de l’opération Comoé en 2021, aux côtés de l’armée ivoirienne. Mais globalement les GAT disposent d’une importante liberté d’action sur l’ensemble du territoire burkinabé. Ce qui leur permet de commencer à s’étendre vers le golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, Togo, etc).

Les options pour la France

Tout porte à croire que ce putsch pourrait faire empirer la situation. Du simple fait des phénomènes de désorganisation liés à toute prise de pouvoir par la force. Par ailleurs, en tout état de cause, la junte ne semble pas en mesure de remédier à une corruption dont elle est partie prenante. Cela malgré les espoirs de la population [mossi], qui, pour le moment, lui offre son soutien. Les mois suivants seront donc décisifs.

Pour la France, les effets de ce coup d’État sont mineurs à court terme. Paris étant militairement peu présente dans le pays. Mais l’aggravation potentielle, voire probable, de la situation pourrait entraîner des répercussions stratégiques plus importantes. Comme l’accélération de la contamination djihadiste vers le golfe de Guinée. Une zone dans laquelle la France a des intérêts plus importants. Le conflit passerait alors d’une donne sahélienne à Ouest-africaine. Aggravant par-là même l’ensemble des risques consubstantiels à la crise (trafics de stupéfiants et de migrants, influences étrangères hostiles…); et qui menacent directement l’Europe.

D’un point de vue strictement opérationnel, tout « pourrissement » de la situation (politique ou sécuritaire) au Burkina-Faso pourrait aussi nuire aux flux logistiques de l’armée françaises. Ceux-ci y transitent depuis Abidjan (Côte d’Ivoire). Ce qui menacerait directement l’existence de l’opération Barkhane.

Paris semble pourtant, à première vue, hésiter après les derniers évènements. Comment expliquer cette complaisance ? Certes le Burkina-Faso n’est pas un partenaire rapproché. Cependant, on l’a vu, les risques sont bien réels. Le principe de réalisme doit naturellement inciter à composer avec les nouveaux interlocuteurs.

La vigilance, voire la fermeté, doivent être de mise avec ces états (Mali et Burkina-Faso) dont les actions sont systématiquement à contre-emploi de la perspective d’une sortie de crise. Car rappelons-le : le mandat de Barkhane n’est pas de résoudre les causes de la crise, mais bien de contenir la menace sécuritaire. Et jusqu’ici elle y est parvenue. La résolution politique appartient aux États, avec, naturellement, le soutien de leurs alliés. Les Sommets de Pau et de Nouakchott, en 2020, avaient tracés une ligne claire en ce sens avec la “coalition pour le Sahel”.

Certains pays parviennent à des résultats. Le Niger est parvenu à une meilleure stabilité, en intégrant ses populations nomades à la vie politique. Jusqu’à élire un président membre d’une ethnie minoritaire. C’est aujourd’hui un partenaire fiable pour la France. La Mauritanie, particulièrement touchée par les attaques terroristes jusqu’en 2011, dispose maintenant d’une armée particulièrement adaptée à la contre-guérilla djihadiste (sahélienne). La situation n’est donc pas irrémédiable.

Le problème n’est donc pas l’échec de la France mais la mauvaise volonté de certains États qui nuit à l’ensemble de la région. L’action de la France apparaît donc plus cruciale que jamais. Mais Paris doit maintenant l’assumer avec fermeté, plutôt que d’envoyer des signaux d’hésitations qui déchaînent les appétits de ses compétiteurs aux intentions hostiles.

[1] TOUCHARD Laurent, Forces armées africaines, 2017

[2] ICG, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, 2020

[3] TOUCHARD Laurent, Op.cit.

[4] The Military Balance 2021

[5] DSI, Les armées des Etats du G5 Sahel, N°149, 2020

Sommet de Nouakchott : rebâtir le Sahel (2/2)

Dans le contexte sahélien, aucun résultat militaire ne peut être pérennisé sans régler le problème à la racine, le terrorisme islamique étant plus une conséquence qu’un mal endémique dans des pays en proie au sous-développement institutionnel autant qu’économique. Des problématiques qui semblent sérieusement prises en compte par la Coalition pour le Sahel.

La rationalisation stratégique du sommet de Pau se voulait autant militaire que civile. La Coalition pour le Sahel, qui a été actée à son issue, devait reposer sur quatre piliers (combat, coopération militaire, développement, gouvernance). Complémentaires, ces derniers font écho à la conviction de la coalition de privilégier un continuum sécurité/développement afin d’assurer la stabilité régionale à long terme. Dans l’immédiat post-Pau, la restauration du rapport de force militaire prima naturellement même si la Coalition pour le Sahel s’affirmait progressivement. Créée officiellement le 28 mars et réunie pour la première fois le 12 juin (45 ministres des Affaires étrangères et une quinzaine d’institutions internationales), la Coalition pour le Sahel s’est réellement déployée dans sa dimension militaire comme civile à partir du Sommet de Nouakchott (Mauritanie). Ce dernier, organisé malgré la pandémie de Covid-19, a notamment permis d’entériner le démarrage de la nouvelle stratégie d’aide au développement à la faveur des effets militaires sur le terrain.

Retisser une communauté de destin

Le Sahel est depuis plusieurs décennies marqué par un désengagement progressif de l’état et une importante multiplicité ethnique. Les rivalités ancestrales inter-ethniques, notamment entre agriculteurs sédentaires, situés le long du fleuve Niger, et les pasteurs nomades ou semi-nomades se sont trouvées progressivement exacerbées durant l’ère post-coloniale. Les groupes armés terroristes ont très tôt joué la stratégie ethnique afin de faciliter leur implantation, tel, en son temps, Al Qaida auprès des Kel Tamasheq (Touaregs) ou l’état islamique chez les populations peules. Les islamistes agissent donc comme une force centrifuge alors même que la Oumma pourrait jouer un rôle de ciment social dans ces pays aux fortes disparités ethnoculturelles. Le problème n’est donc pas religieux mais bien ethnique, les djihadistes instrumentalisant des querelles ancestrales.

Ce début de dissolution des corps nationaux au Sahel se traduit entre autres par des victimes civiles collatérales ou des exécutions sommaires, et cela dans les deux camps, même si la dissolution des djihadistes, et la confusion civil/combattant joue en défaveur des États du G5. Afin de pouvoir reprendre la main sur l’ensemble de leurs populations respectives, les États sahéliens doivent être particulièrement vigilants pour casser cette dynamique. C’est une nécessité car cela favorise la stratégie asymétrique des djihadistes et maintien leurs effectifs tout en fragilisant la réputation du G5. La Coalition pour le Sahel agit dans ce sens afin d’aider les pays sahéliens à se doter d’institutions de gouvernance judiciaires impartiales, via l’Agence pour le Sahel ou l’Agence française de développement, couplées à des forces de police professionnelles (les missions EUCAP). Tout l’enjeu réside donc dans la capacité des États sahéliens et de leurs majorités bambaras (Mali) ou mossis (Burkina-Faso) à faire comprendre à leurs minorités qu’elles ne sont pas des ennemies et participent d’une même communauté de destin national. Les pays du Sahel ayant maintenu leurs engagements souverains lors du Sommet de Nouakchott, les choses peuvent donc continuer de s’améliorer.

Ce genre de scandales, symptomatiques de tendances plus profondes, affectent l’action de la France par vases communicants. Pourtant, la France ne cesse d’œuvrer à éradiquer de tels agissements, comme l’a rappelé la ministre de la Défense Florence Parly : « Il y a des brebis galeuses partout mais nous serions coupables si nous ne mettions pas tout en œuvre pour réduire ce risque ». Voilà des mois que des enquêtes parlementaires sont en cours afin de caractériser cette problématique. Par ailleurs la France agit en amont, et cela depuis l’origine via ses missions de formation dispensées dans le cadre de son partenariat militaire opérationnel : discrimination des cibles civiles et combattantes, droit de la guerre, droit humanitaire, formation d’une gendarmerie prévôtale au Mali destinée à encadrer les aspects légaux de l’action militaire. La discipline et l’expérience de l’armée française ont permis d’éviter des dégâts collatéraux lors de ses opérations et lorsqu’elle accompagne directement les troupes sahéliennes au combat. En conséquence, on ne saurait dire que l’armée française encourage ou tolère des comportements relevant du crime de guerre. Au contraire, elle en fait un axe prioritaire de sa lutte.

Initiative internationale de développement

La Coalition pour le Sahel fut créée lors du sommet fondateur de Pau, non pas comme une organisation supplémentaire et artificielle mais bien comme un organisme censé coordonner toutes les initiatives présentes dans la zone et jusque-là marquées par un certain désordre. Elle s’articule autour du continuum sécurité/développement. La période suivante fut riche en effets et gains militaires préalables au redéploiement de l’aide internationale. Les programmes de développement de première nécessité sont largement fournis par l’armée française via les missions de coopération civilo-militaire. Il s’agit de rapidement gagner les cœurs des populations dans les zones contestées afin de montrer à ces dernières que les armées françaises, ou celles du G5, ne sont pas des envahisseurs. Ces missions sont fondamentales car elles permettent d’affaiblir l’empreinte djihadiste sur les populations le temps de déployer des programmes plus étendus.

Ces derniers sont nombreux (dont la Suisse) même si les principales organisations demeurent l’Alliance pour le Sahel (initiative internationale), le pacte pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S – Initiative européenne) et l’Agence française de développement (AfD). Tournés vers le développement agricole, infrastructurel (ferroviaire, routier, scolaire, hydraulique…), énergétique ou la gouvernance (judiciaire, administrative, droits de l’homme), ils représentent des centaines de projets et des milliards d’euros de crédit. La Coalition pour le Sahel va permettre des échanges d’informations et une coordination accrue des diverses organisations sur place, ce qui permettra de rationaliser leur action et de drainer [et surveiller] plus efficacement les financements. Une coordination fine entre le développement et la gouvernance est incontournable car sans une véritable organisation et pacification du territoire, les projets strictement économiques seront sans lendemain.

Il n’en demeure pas moins que la Coalition pour le Sahel, créée en mars et dont la première réunion internationale s’est tenue en juin, a profité du sommet de Nouakchott pour affiner sa stratégie dans son volet développement. Afin de rationaliser l’aide et de la faire coïncider avec l’action militaire, il a été décidé de cibler prioritairement des localités dans les zones contestées via le principe d’Aide Territoriale Intégrée (ATI). Les moyens accordés à cette planification se déclinent dans le cadre de programmes d’investissements d’urgences (PDU, CAPI…), etc. Ces initiatives font l’objet d’une grande attention dans le G5 qui a également obtenu, lors du sommet de Nouakchott, la tenue d’un moratoire sur l’annulation de la dette souveraine de leurs pays et la mobilisation des fonds prévus pour les Programmes d’Investissement Prioritaires (PIP). Le chemin parcouru depuis Pau est substantiel même s’il y a encore beaucoup à faire. La coalition a encore tout à prouver dans les mois qui viennent et le prochain sommet qui se tiendra au début de l’année 2020 sera l’occasion de dresser un bilan d’étape.

 

 

 

Sommet de Nouakchott : non, la France ne s’enlise pas au Sahel (1/2)

Le sommet de Nouakchott s’est tenu le mardi 30 juin malgré la crise sanitaire persistante. S’il n’a pas débouché sur des déclarations fracassantes, il consacre les récents succès militaires et diplomatiques de la France pourtant abondamment pointée ces derniers mois pour son « isolement » et son « enlisement ».

Fin 2019, la situation sécuritaire au Sahel paraissait dramatique et le G5 (Mauritanie, Mali, Burkina-Faso, Niger, Tchad), prêt à s’effondrer sous la pression des groupes armés terroristes. Effectivement, le revers militaire d’Inatès (Niger), en décembre 2019, concluait une année de montée en puissance inédite des djihadistes de l’Etat Islamique dans le Grand Sahel. Afin de remobiliser ses partenaires du G5 Sahel et de conforter un soutien international de plus en plus hésitant, la France décidait d’organiser le sommet de Pau le 13 janvier 2020, quelques semaines après celui du G7 à Biarritz. Objectif : marquer un tournant décisif pour l’action militaire de Barkhane et favoriser l’internationalisation du règlement de la crise. Quelques mois plus tard, la tenue du sommet de Nouakchott entérine l’activisme militaire et diplomatique de la France. Même si elle n’avait jamais été vraiment isolée, elle est parvenue à faire naître une « coalition pour le Sahel » d’ampleur, et cela sous son leadership.

Pourquoi une opération de contre-terrorisme dans le Sahel ?

Au vu de la proximité relative du Sahel avec l’Europe, l’évolution de la situation sécuritaire dans la région représente un impact géostratégique majeur pour le vieux continent. L’hypothèse la plus grave, mais à relativiser compte tenu de la complexité ethnique de la région, serait la création d’un ou plusieurs sanctuaires djihadistes, qui constitueraient une base arrière pour des actions terroristes au cœur de l’Europe. Et cela en provoquant des métastases jusqu’aux côtes méridionales de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Ghana, Cameroun, Sénégal…). L’hypothèse la plus probable serait la transformation de la zone en une immense zone grise ingouvernable, amplifiant toute sortes de trafics illégaux ainsi que des vagues d’immigration massives et difficilement absorbables par l’Europe. Pour rappel, le seul G5 Sahel est composé de près de 90 millions d’individus – un effectif qui sera porté à 200 millions à l’horizon 2050.

Le contexte géostratégique de la zone n’implique donc pas de savoir ce que peut faire la France mais plutôt de savoir ce qu’elle est contrainte de faire. Pour ses partenaires du G5 comme pour elle, la victoire représente un jeu à somme positive. Il faut cependant être lucide : le règlement militaro-institutionnel de la crise sahélienne nécessitera encore des années d’efforts soutenus.

Quels résultats militaires pour rassurer les partenaires ?

Le sommet de Pau n’a pas changé l’objectif de l’opération Barkhane : battre militairement les groupes armés terroristes en créant un terrain de stabilité économique et politique propre à empêcher toute résurgence de la menace. En revanche, il en a modifié les modes opératoires. En décembre 2019, les groupes terroristes arrivaient au paroxysme de leur montée en puissance militaire. Appuyés sur des cadres étrangers de haut niveau (ex-djihadistes libyens, etc…) et la capacité à mener des attaques complexes, les ils avaient pris l’initiative sur les armées du G5 réduites à l’inaction. De son côté, l’armée française, s’appuyant sur des points nodaux stratégiques à tenir (Ifoghas, Nord-Niger, lac Tchad, Nord-Est Tchad), accusait un dispositif un peu trop rigide, insuffisamment pro-actif et morcelé. Pour endiguer une montée en puissance djihadiste, jouant par ailleurs habilement sur les rivalité ethniques ancestrales opposant agriculteurs (Bambaras, Dogon, Mossis…) aux pasteurs/nomades (Peuls, Touaregs, Imghads…), une nouvelle méthode fût employée.

Les moyens de la force Barkhane se concentrèrent alors dans la région des trois frontières qui augmenta son tempo opérationnel aéroterrestre jusqu’à entraver presque totalement la liberté d’action et l’initiative de l’Etat islamique. Le groupe est aujourd’hui considérablement affaibli et une partie du terrain perdu précédemment a été repris (Labbézanga- Mali ; Tillabiri et Inates-Niger ; Tanwalbougou et Oursi-Burkina, etc). Pour que cette stratégie soit un succès, il fallut également déléguer plus de responsabilités aux armées du G5 dans la surveillance et la tenue des autres nœuds (notamment l’armée tchadienne) ainsi qu’à la Minusma (Mali du nord). Un autre élément du tournant opératif de Barkhane réside dans l’accélération de l’autonomisation des forces nationales du G5 Sahel ainsi que de sa force conjointe : la FC-G5S dont l’action s’est nettement affirmée ces derniers mois. Ces forces ont pu opérer sur le terrain, coordonnés avec Barkhane, en remportant plusieurs succès, engrangeant dès lors une expérience précieuse.

Un soutien international croissant

Ces effets militaires, couplés à une diplomatie activiste, ont permis de mobiliser les partenaires internationaux de la France, jusque-là assez passifs. Non seulement les Etats-Unis ont différé leur départ de la région (capacités de renseignement), mais l’Europe a commencé à s’investir plus massivement via la Task Force Takuba (13 pays), le renforcement de la Minusma (Grande-Bretagne et Allemagne) et la mission de formation de l’Union Européenne EUTM (renforts espagnols et allemands). En outre, l’Union Africaine a décidé l’envoi d’un contingent de 3000 hommes. Un début modeste mais prometteur, qui atteste de la réussite de la France à convaincre de sa capacité à changer la donne dans la région. L’importance de cet engagement international ne réside pas tant dans une occupation massive du terrain que dans un partage/allégement de certaines missions de Barkhane (tenue du terrain, accompagnement des forces du G5, soutien, renseignement…) afin que celle-ci puisse mieux se concentrer sur ses missions de combat ainsi que de formation des armées du G5.

En définitive, comme rappelé lors du sommet de Nouakchott, cet examen ne doit pas masquer l’ampleur de la tâche qui reste à fournir. L’Etat islamique n’est pas encore vaincu au Sahel et le RIVM (Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans – Al Qu’aida) dispose toujours d’une force de frappe non négligeable. Les efforts militaires doivent se maintenir voire s’amplifier afin de maintenir une pression forte sur les groupes armés terroristes le temps que la formation et l’autonomisation des Forces du G5 Sahel soit effective. La France peut déjà compter sur l’action, cruciale, du Tchad et de la Mauritanie qui disposent d’outils militaires de qualité. En outre, l’affirmation des effets militaires permettra de déployer l’aide au développement, et surtout à la gouvernance, qui sont les conditions d’un règlement de la crise à long terme : tel sera l’enjeu véritable des mois voire des années à venir. Il serait toutefois contre-productif de confondre le temps long, nécessaire à un travail efficace, avec un « enlisement » synonyme d’un mode opérationnel dénué de résultat : les mois qui viennent de passer en témoignent.