Burkina-Faso : un verrou stratégique qui pourrait sauter

Déjà affaibli par la révolte civile de 2014, l’État Burkinabé pourrait ressortir encore plus fragilisé du coup d’état de janvier 2022. Une donne qui, in fine, profitera directement aux groupes armés terroristes. Leur dynamique de métastase vers le golfe de Guinée s’en trouverait directement renforcée.

En dix-huit mois, c’est le 4e putsch militaire qui secoue le Sahel, dont deux au Mali. Des évènements qui témoignent de l’incapacité de ces États à se doter de structures politiques et administratives solides. Et finalement à répondre efficacement aux menaces hybrides (terrorisme, trafics, conflits intercommunautaires, banditisme, etc.) qui les touchent.

Il devient difficile de faire porter la responsabilité de la situation au soi-disant échec de l’opération Barkhane. Cet argument, qui était déjà insuffisant pour le Mali, est aujourd’hui inopérant, compte-tenu de la proximité, causale et modale, des deux coups d’États. A la différence près que les forces françaises sont peu présentes dans les opérations anti-terroristes au Burkina-Faso, mis à part l’opération Sabre (Forces spéciales). Ouagadougou a en effet toujours revendiqué son autonomie vis-à-vis de la France et de ses forces armées.

Carrefour stratégique, voire digue, entre le Sahel et le golfe de Guinée, le Burkina-Faso pourrait être un nouveau point de bascule. Quelles sont alors les options de la France ? Ses intérêts, notamment sécuritaires, n’ont pas changé. Pourtant, depuis quelques mois, Paris semble hésiter.

État failli

L’ex-président Kaboré était en place depuis 2014. Suite à un épisode de révolte civile ayant chassé Blaise Compaoré du pouvoir depuis 1987. Relativement épargné jusqu’en 2016, le pays a progressivement été infiltré par les groupes armés terroristes (GAT – Ansarul Islam, GSIM, EIGS). Contraints dans leur liberté d’action, plus au nord, par l’opération Barkhane, ils ont trouvé dans le pays un terreau fertile de recrutement. A tel point que d’importée, la menace est devenue native : plus précisément les régions Nord, Centre nord et Est. L’année 2019 est charnière, avec une intensification critique des attaques.

Les ferments de cette implantation sont similaires à ceux du Mali : la conjugaison d’un état faible et pauvre, incapable d’arbitrer les tensions ethno-communautaires, quand il ne les encourage pas. Au Burkina-Faso, les attaques terroristes résultent majoritairement de la radicalisation progressive, mais de facto opportuniste (dans une grande partie des cas), d’une partie des populations peules (8% de la population). Il s’agit d’une réponse au mouvement d’émigration rurale des populations Mossi (51% de la population).

Cette émigration interne a entraîné de nombreux conflits fonciers (et politiques), dont des expropriations de propriétaires peuls. Une problématique qui s’hybride avec le trafic d’or (natif ou depuis la Côte d’Ivoire) et les conflits qui en découlent ; ainsi que le banditisme dans l’est, dû à la prévarication des communautés locales dans les années 1990 (privatisation des terres, durcissement du code forestier, etc).

Les perceptions historiques sont également mobilisées et accroissent les tensions. Ainsi les GAT font souvent appel à l’héritage djihadiste et conquérant des peuls. Ces derniers se sont en effet constitué plusieurs empires au XIXe s : en l’occurrence celui du Macina (cf : Katiba Macina du GSIM). Un héritage encore très présent dans les mémoires.

L’État burkinabé, mécaniquement à majorité Mossi, s’est révélé incapable de répondre à ces problématiques. L’insurrection de 2014 aurait même contribué à affaiblir son contrôle sur les zones rurales selon un rapport de l’International Crisis Group. La faiblesse, pour ne pas dire l’absence, de l’appareil d’État a par ailleurs poussé Ouagadougou à s’appuyer sur les milices d’autodéfense rurales, dont les Koglweogo (majoritairement mossi). Ces groupes sont de moins en moins contrôlables. Ils participent à la spirale de la violence et de la radicalisation. Et finissent par excéder une partie de leur propre sphère communautaire. De solution désespérée, ils sont devenus une partie du problème. Ils symbolisent la faillite chronique de l’État.

Une armée dépassée

L’armée burkinabé peut-elle gagner ? Après le putsch, la capacité de l’État burkinabé à répondre à ses graves enjeux civils et sécuritaires est toujours sujet à caution. Car l’armée burkinabé, politisée et corrompue, est elle-même une composante du problème. Même si l’ex-président Kaboré jouissait d’une réputation de pusillanimité et d’incompétence, cela bien en dehors des frontières de son pays .

Ce dernier a cependant tenté, dès 2016,  de professionnaliser, et de dépolitiser les forces burkinabés[1]. Méfiant envers l’armée, il s’entoure avant tout de gendarmes dans la conduite de la lutte anti-terroriste[2]. Il éloigne également les officiers supérieurs des postes politiques. Dès 2020, l’ICG pointe un risque de coup d’État. Il engage enfin une tentative de modernisation des forces via l’intégration de nouveaux équipements : comme la cinquantaine de véhicules blindés de transport de troupe (VBTT) Bastion.

Les Forces armées du Burkina-Faso sont sous-équipées, avec de grandes disparités entre les unités. Malgré les récentes intégrations de blindés, la plupart de ses véhicules sont hors d’âges et obsolètes[3]. Le pays parvient cependant à aligner quelques avions Embraer Super Tucano : très efficaces en contre-guérilla. Les forces bénéficient pourtant d’un budget, en hausse, de 388 millions de dollars en 2020[4].  Soit le budget le plus élevé du G5 Sahel après le Mali. Alors, comment expliquer qu’avec des moyens inférieurs, les armées tchadiennes et mauritaniennes parviennent à d’excellents résultats ? Il est vrai que ces dernières sont dépositaires de traditions guerrières, et d’expériences qui les rends bien adaptés dans la guerre du Sahel.

Il n’en demeure pas moins que, largement corrompue, l’armée burkinabé est incapable d’administrer efficacement ses unités. Le président Kaboré semble avoir visé avant tout des objectifs de dépolitisation plutôt que des réformes organiques : un préalable pourtant incontournable à toute montée en puissance. Il en résulte un encadrement peu fiable, des soldes non payées, des équipements non renouvelés, une logistique déficiente et des services de renseignement presque inexistants. D’où les difficultés opérationnelles de l’armée.

Les forces souffrent également de lacunes d’entraînement et de doctrine. De plus, sous-dimensionnées (11 200 hommes), elles peinent à couvrir l’ensemble du territoire. Elles ne sont pourtant pas inactives et sont parvenues à remporter certains succès tactiques, comme à Arbinda en 2019[5]. Ou bien lors de l’opération Comoé en 2021, aux côtés de l’armée ivoirienne. Mais globalement les GAT disposent d’une importante liberté d’action sur l’ensemble du territoire burkinabé. Ce qui leur permet de commencer à s’étendre vers le golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, Togo, etc).

Les options pour la France

Tout porte à croire que ce putsch pourrait faire empirer la situation. Du simple fait des phénomènes de désorganisation liés à toute prise de pouvoir par la force. Par ailleurs, en tout état de cause, la junte ne semble pas en mesure de remédier à une corruption dont elle est partie prenante. Cela malgré les espoirs de la population [mossi], qui, pour le moment, lui offre son soutien. Les mois suivants seront donc décisifs.

Pour la France, les effets de ce coup d’État sont mineurs à court terme. Paris étant militairement peu présente dans le pays. Mais l’aggravation potentielle, voire probable, de la situation pourrait entraîner des répercussions stratégiques plus importantes. Comme l’accélération de la contamination djihadiste vers le golfe de Guinée. Une zone dans laquelle la France a des intérêts plus importants. Le conflit passerait alors d’une donne sahélienne à Ouest-africaine. Aggravant par-là même l’ensemble des risques consubstantiels à la crise (trafics de stupéfiants et de migrants, influences étrangères hostiles…); et qui menacent directement l’Europe.

D’un point de vue strictement opérationnel, tout « pourrissement » de la situation (politique ou sécuritaire) au Burkina-Faso pourrait aussi nuire aux flux logistiques de l’armée françaises. Ceux-ci y transitent depuis Abidjan (Côte d’Ivoire). Ce qui menacerait directement l’existence de l’opération Barkhane.

Paris semble pourtant, à première vue, hésiter après les derniers évènements. Comment expliquer cette complaisance ? Certes le Burkina-Faso n’est pas un partenaire rapproché. Cependant, on l’a vu, les risques sont bien réels. Le principe de réalisme doit naturellement inciter à composer avec les nouveaux interlocuteurs.

La vigilance, voire la fermeté, doivent être de mise avec ces états (Mali et Burkina-Faso) dont les actions sont systématiquement à contre-emploi de la perspective d’une sortie de crise. Car rappelons-le : le mandat de Barkhane n’est pas de résoudre les causes de la crise, mais bien de contenir la menace sécuritaire. Et jusqu’ici elle y est parvenue. La résolution politique appartient aux États, avec, naturellement, le soutien de leurs alliés. Les Sommets de Pau et de Nouakchott, en 2020, avaient tracés une ligne claire en ce sens avec la “coalition pour le Sahel”.

Certains pays parviennent à des résultats. Le Niger est parvenu à une meilleure stabilité, en intégrant ses populations nomades à la vie politique. Jusqu’à élire un président membre d’une ethnie minoritaire. C’est aujourd’hui un partenaire fiable pour la France. La Mauritanie, particulièrement touchée par les attaques terroristes jusqu’en 2011, dispose maintenant d’une armée particulièrement adaptée à la contre-guérilla djihadiste (sahélienne). La situation n’est donc pas irrémédiable.

Le problème n’est donc pas l’échec de la France mais la mauvaise volonté de certains États qui nuit à l’ensemble de la région. L’action de la France apparaît donc plus cruciale que jamais. Mais Paris doit maintenant l’assumer avec fermeté, plutôt que d’envoyer des signaux d’hésitations qui déchaînent les appétits de ses compétiteurs aux intentions hostiles.

[1] TOUCHARD Laurent, Forces armées africaines, 2017

[2] ICG, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, 2020

[3] TOUCHARD Laurent, Op.cit.

[4] The Military Balance 2021

[5] DSI, Les armées des Etats du G5 Sahel, N°149, 2020

Haut-Karabagh : le retour de la [vraie] guerre ? Partie II : Aspects diplomatiques

Suite du premier article, à l’occasion de notre enquête de terrain en Arménie et en République d’Artsakh.

Avec Charles de Blondin.

Comme vu précédemment, La guerre du Haut-Karabagh est un marqueur du retour des conflits de haute-intensité. Une typologie de conflits auxquels l’occident, après 30 ans de domination militaire globale, n’est plus préparé. Le retour de ce type de conflictualité est notamment le fait des nouveaux Etats-puissances (Russie, Chine, Turquie…), qui remettent en cause l’ordre du monde post-guerre froide. Dés lors, l’occident, militairement mal préparé, peut donc être politiquement contesté. Le risque de déclassement géopolitique est donc réel, surtout en Europe.

Dans cette optique, la guerre du Haut-Karabagh dépasse de loin le seul enjeu territorial qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan. Mieux, elle se trouve  au cœur des agendas politiques des puissances régionales qui les entourent. Un probable avant-gout des modalités des relations internationales dans un futur proche.

L’irruption des permanences géopolitiques régionales :

La guerre pour le Haut-Karabagh est la résultante d’une double convergence historique : les mutations régionales issues de la 1ère guerre mondiale et les conséquences de la chute de l’URSS. Le tout repose sur la permanence des rivalités régionales séculaires. En effet, le Caucase est une zone-tampon entre trois vieux empires (russe, ottoman, perse) et leurs héritiers directs (fédération de Russie, République de Turquie, République Islamique d’Iran).

La guerre de 2020 relève d’impératifs aussi bien stratégiques que confessionnels entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : mais pas seulement. Ces derniers ont longtemps été sous domination Russe (vice-royaume puis fédération de Transcaucasie sous l’URSS), malgré la brève période des indépendances (1918-1920). A l’origine géographiquement imbriquées, les communautés ont subi une rationalisation de leur habitat sous la domination soviétique. Par ailleurs, la politique soviétique jouât explicitement sur l’affirmation nationaliste. Cela afin, entre autres, de casser le caractère « transcaucasien » de la région[1]. Le statut du Haut-Karabagh, accordé en 1920 à l’Azerbaïdjan, et les tensions en découlant, participent de cette politique.

Cependant, les spécialistes ont trop polarisé l’analyse du conflit sous ce seul prisme. En effet, si l’on élargi la focale des évènements :  on voit que la guerre de 2020 fût aussi (surtout ?) une lutte d’influence sur le Caucase du sud opposant notamment la Russie et la Turquie. Cette dernière cherche à se rapprocher de l’Azerbaïdjan dans le cadre de sa politique néo-ottomane vers la mer Caspienne et les républiques turcophones post-soviétiques. De son côté, la Russie cherche à garder la main sur l’ex-Transcaucasie qu’elle considère comme sa zone d’influence historique dans la région, voire son apanage. La guerre contre la Géorgie (2008) est d’ailleurs un des avatars de cette politique.

L’Azerbaïdjan : vrai enjeu du conflit ?

Cette situation peut expliquer en partie la position ambivalente de la Russie dans le conflit. Livrant l’essentiel des armements des deux belligérants, elle est aussi soucieuse de ménager l’Azerbaïdjan prospère en hydrocarbure. Elle n’est intervenue que pour se positionner comme arbitre et garant de la paix. Or, la Russie est liée à l’Arménie par un accord de défense dans le cadre du traité de sécurité collective (TSC). Ce traité comporte une clause de défense mutuelle en cas d’agression.

Cependant, le Kremlin est parvenu à jouer un numéro d’équilibriste en jouant sur les contradictions internes de l’Arménie. En effet, cette dernière ne reconnaît pas la République de l’Artsakh, qui régit le Haut-Karabagh (objet du « litige ») depuis 1991. Dès lors, la guerre du Haut Karabagh n’impliquait pas, légalement, l’intégrité territoriale de l’Arménie (même si des frappes ont tout de même touché son territoire). Une ambivalence propre à compliquer les relations entre Arménie et Artshak.  En effet leurs lignes politiques n’apparaissent pas aussi soudées qu’on pourrait pu, intuitivement, le croire : comme en témoigne le contenu de notre entretien de janvier 2020, à Stepanakert, avec le ministre de l’administration des territoires et des infrastructures du Haut-Karabagh.

Cette posture n’a pas échappé aux franges les moins russophiles d’Arménie… Ce qui explique aussi la forte popularité du Président Macron (France) : seul chef d’Etat à avoir publiquement condamné Azerbaïdjan et Turquie. Pourtant le soutien de la France n’est pas allé beaucoup plus loin, hormis les actions du Sénat français en faveur d’une reconnaissance de l’Artsakh. Une faute selon certains observateurs qui voyaient là une opportunité diplomatique pour la France dans la région.

La Turquie bénéficiait de coudées plus franches que la Russie. Elle a donc activement soutenu les Azéris lors du conflit via l’envoi de chasseurs F16, la fourniture de drones stratégiques MALE[2] Bayraktar Tb2 ou la projection d’un contingent de 2000 combattants djihadistes syriens. Sans compter la présence de ses conseillers militaires.

Dès lors, il apparaît clairement que l’enjeu réel du conflit n’était pas tant le Haut-Karabagh mais bien une lutte d’influence autour de l’Azerbaïdjan. L’Iran ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en offrant un très timide soutien à l’Arménie. En effet, Téhéran voit d’un mauvais œil les menées de l’Azerbaïdjan, dans la mesure où le nord de son territoire est largement peuplé d’une minorité azérie, historiquement turbulente[3], qui pourrait, virtuellement, être la prochaine revendication de Bakou.

Vers une Europe décliniste ?

Voici trente années que l’ordre international est régi par le multilatéralisme et la superpuissance américaine. Mais aujourd’hui, les nouveaux Etats-puissances (Russie, Turquie, Chine, etc.), et leurs clients (actuels ou futurs) sont en mesure de faire valoir la leur vision du monde. Leur puissance militaire renouvelée leur permet en effet d’imposer leurs agendas politiques, indépendamment de la volonté occidentale. Ou tout du moins en étant capable de s’inscrire dans un rapport de force. Il s’agit d’une bascule radicale comparé à l’ordre international des années 1990/2000. Cette tendance devrait se poursuivre et s’intensifier à l’avenir. L’exemple Azéri prouve en effet que disposer d’un outil militaire relativement solide, ou à même de contester efficacement une projection de force étrangère, va devenir courant. L’exemple du réarmement massif en Asie du Sud-Est va aussi dans ce sens. Dès lors, les caractéristiques futures de la puissance ne semblent plus être celles de la domination globale dans un cadre multilatéral. Mais plutôt de l’affirmation nationale dans un environnement mondial où la conflictualité se banalise [à nouveau]. De facto, l’Europe qui se considère sous parapluie militaire américain, est aujourd’hui confrontée à la perspective de son propre déclin, alors que les États-Unis (et la France) s’interrogent sérieusement sur la pertinence de l’OTAN. Il en va de même pour la France, qui, malgré ses ambitions géopolitiques, ne semble pas disposer d’une classe politique en mesure d’y mettre des moyens décisifs.

[1] PEYRAT Etienne, Histoire du Caucase au XXe siècle, Fayard, 2020

[2] Moyenne Altitude Longue Endurance

[3] PEYRAT Etienne, op.cit.