Haut-Karabagh : le retour de la [vraie] guerre ? Partie II : Aspects diplomatiques

Suite du premier article, à l’occasion de notre enquête de terrain en Arménie et en République d’Artsakh.

Avec Charles de Blondin.

Comme vu précédemment, La guerre du Haut-Karabagh est un marqueur du retour des conflits de haute-intensité. Une typologie de conflits auxquels l’occident, après 30 ans de domination militaire globale, n’est plus préparé. Le retour de ce type de conflictualité est notamment le fait des nouveaux Etats-puissances (Russie, Chine, Turquie…), qui remettent en cause l’ordre du monde post-guerre froide. Dés lors, l’occident, militairement mal préparé, peut donc être politiquement contesté. Le risque de déclassement géopolitique est donc réel, surtout en Europe.

Dans cette optique, la guerre du Haut-Karabagh dépasse de loin le seul enjeu territorial qui oppose l’Arménie à l’Azerbaïdjan. Mieux, elle se trouve  au cœur des agendas politiques des puissances régionales qui les entourent. Un probable avant-gout des modalités des relations internationales dans un futur proche.

L’irruption des permanences géopolitiques régionales :

La guerre pour le Haut-Karabagh est la résultante d’une double convergence historique : les mutations régionales issues de la 1ère guerre mondiale et les conséquences de la chute de l’URSS. Le tout repose sur la permanence des rivalités régionales séculaires. En effet, le Caucase est une zone-tampon entre trois vieux empires (russe, ottoman, perse) et leurs héritiers directs (fédération de Russie, République de Turquie, République Islamique d’Iran).

La guerre de 2020 relève d’impératifs aussi bien stratégiques que confessionnels entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan : mais pas seulement. Ces derniers ont longtemps été sous domination Russe (vice-royaume puis fédération de Transcaucasie sous l’URSS), malgré la brève période des indépendances (1918-1920). A l’origine géographiquement imbriquées, les communautés ont subi une rationalisation de leur habitat sous la domination soviétique. Par ailleurs, la politique soviétique jouât explicitement sur l’affirmation nationaliste. Cela afin, entre autres, de casser le caractère « transcaucasien » de la région[1]. Le statut du Haut-Karabagh, accordé en 1920 à l’Azerbaïdjan, et les tensions en découlant, participent de cette politique.

Cependant, les spécialistes ont trop polarisé l’analyse du conflit sous ce seul prisme. En effet, si l’on élargi la focale des évènements :  on voit que la guerre de 2020 fût aussi (surtout ?) une lutte d’influence sur le Caucase du sud opposant notamment la Russie et la Turquie. Cette dernière cherche à se rapprocher de l’Azerbaïdjan dans le cadre de sa politique néo-ottomane vers la mer Caspienne et les républiques turcophones post-soviétiques. De son côté, la Russie cherche à garder la main sur l’ex-Transcaucasie qu’elle considère comme sa zone d’influence historique dans la région, voire son apanage. La guerre contre la Géorgie (2008) est d’ailleurs un des avatars de cette politique.

L’Azerbaïdjan : vrai enjeu du conflit ?

Cette situation peut expliquer en partie la position ambivalente de la Russie dans le conflit. Livrant l’essentiel des armements des deux belligérants, elle est aussi soucieuse de ménager l’Azerbaïdjan prospère en hydrocarbure. Elle n’est intervenue que pour se positionner comme arbitre et garant de la paix. Or, la Russie est liée à l’Arménie par un accord de défense dans le cadre du traité de sécurité collective (TSC). Ce traité comporte une clause de défense mutuelle en cas d’agression.

Cependant, le Kremlin est parvenu à jouer un numéro d’équilibriste en jouant sur les contradictions internes de l’Arménie. En effet, cette dernière ne reconnaît pas la République de l’Artsakh, qui régit le Haut-Karabagh (objet du « litige ») depuis 1991. Dès lors, la guerre du Haut Karabagh n’impliquait pas, légalement, l’intégrité territoriale de l’Arménie (même si des frappes ont tout de même touché son territoire). Une ambivalence propre à compliquer les relations entre Arménie et Artshak.  En effet leurs lignes politiques n’apparaissent pas aussi soudées qu’on pourrait pu, intuitivement, le croire : comme en témoigne le contenu de notre entretien de janvier 2020, à Stepanakert, avec le ministre de l’administration des territoires et des infrastructures du Haut-Karabagh.

Cette posture n’a pas échappé aux franges les moins russophiles d’Arménie… Ce qui explique aussi la forte popularité du Président Macron (France) : seul chef d’Etat à avoir publiquement condamné Azerbaïdjan et Turquie. Pourtant le soutien de la France n’est pas allé beaucoup plus loin, hormis les actions du Sénat français en faveur d’une reconnaissance de l’Artsakh. Une faute selon certains observateurs qui voyaient là une opportunité diplomatique pour la France dans la région.

La Turquie bénéficiait de coudées plus franches que la Russie. Elle a donc activement soutenu les Azéris lors du conflit via l’envoi de chasseurs F16, la fourniture de drones stratégiques MALE[2] Bayraktar Tb2 ou la projection d’un contingent de 2000 combattants djihadistes syriens. Sans compter la présence de ses conseillers militaires.

Dès lors, il apparaît clairement que l’enjeu réel du conflit n’était pas tant le Haut-Karabagh mais bien une lutte d’influence autour de l’Azerbaïdjan. L’Iran ne s’y est d’ailleurs pas trompé, en offrant un très timide soutien à l’Arménie. En effet, Téhéran voit d’un mauvais œil les menées de l’Azerbaïdjan, dans la mesure où le nord de son territoire est largement peuplé d’une minorité azérie, historiquement turbulente[3], qui pourrait, virtuellement, être la prochaine revendication de Bakou.

Vers une Europe décliniste ?

Voici trente années que l’ordre international est régi par le multilatéralisme et la superpuissance américaine. Mais aujourd’hui, les nouveaux Etats-puissances (Russie, Turquie, Chine, etc.), et leurs clients (actuels ou futurs) sont en mesure de faire valoir la leur vision du monde. Leur puissance militaire renouvelée leur permet en effet d’imposer leurs agendas politiques, indépendamment de la volonté occidentale. Ou tout du moins en étant capable de s’inscrire dans un rapport de force. Il s’agit d’une bascule radicale comparé à l’ordre international des années 1990/2000. Cette tendance devrait se poursuivre et s’intensifier à l’avenir. L’exemple Azéri prouve en effet que disposer d’un outil militaire relativement solide, ou à même de contester efficacement une projection de force étrangère, va devenir courant. L’exemple du réarmement massif en Asie du Sud-Est va aussi dans ce sens. Dès lors, les caractéristiques futures de la puissance ne semblent plus être celles de la domination globale dans un cadre multilatéral. Mais plutôt de l’affirmation nationale dans un environnement mondial où la conflictualité se banalise [à nouveau]. De facto, l’Europe qui se considère sous parapluie militaire américain, est aujourd’hui confrontée à la perspective de son propre déclin, alors que les États-Unis (et la France) s’interrogent sérieusement sur la pertinence de l’OTAN. Il en va de même pour la France, qui, malgré ses ambitions géopolitiques, ne semble pas disposer d’une classe politique en mesure d’y mettre des moyens décisifs.

[1] PEYRAT Etienne, Histoire du Caucase au XXe siècle, Fayard, 2020

[2] Moyenne Altitude Longue Endurance

[3] PEYRAT Etienne, op.cit.