Face au désordre : Make Méditerranée Great Again !

Mises de côté, médiatiquement, par la guerre en Ukraine, les convulsions africaines et méditerranéennes n’ont pas perdu en intensité. Au contraire, elles menacent, par ricochet, de s’amplifier. Elles mettent alors d’autant plus en relief les risques qui pèsent sur le saillant sud de l’Europe. Mais la France, et encore moins l’Europe, ne semblent être en capacité de conceptualiser une stratégie de puissance propre à conjurer cette menace existentielle. C’est le constat fait par l’essai « Après la paix », paru en 2021.

Passé le diagnostic, l’objectif de l’auteur, Loup Viallet, est d’amorcer une stratégie, au sens propre du terme, visant à garantir les intérêts vitaux de la France. Et partant, de l’Europe, compte-tenu du fait que le « désordre africain » (et méditerranéen) engendre les mêmes risques pour tout le continent : trafics illicite, migrations incontrôlées de grande ampleur, ingérence locale de puissances hostiles, etc. Cela à une distance d’à peine plus de 2000 kilomètres de la Côte d’Azur (France) ou des Pouilles (Italie). A ce titre, la crise alimentaire qui menace actuellement la région, du fait de la guerre en Ukraine, est avant-tout la conséquence d’années d’incuries internationale vis à vis du potentiel crisogène de la région.

Selon Loup Viallet, spécialiste en économie politique et géopolitique, la situation en méditerranée, dans le Sahel et le Golfe de Guinée, est gravement sous-estimée. Et les réponses apportées sont insuffisantes pour un règlement dans la durée. L’auteur critique ainsi une forme de pusillanimité mêlée d’idéologie de la part des élites françaises. Pire, Paris subit une véritable crise de légitimité dans les actions qu’elle mène. Affaiblie par les opérations d’influences russes ou turques voire les médias français eux-mêmes.

Or, le statuquo ne peut pas être une option envisageable. C’est le cœur du propos d’ « Après la Paix », du moins dans sa seconde partie. Sans action extérieure, la donne pourrait s’aggraver à moyen et long terme. En cause, des facteurs de crise qui se nourrissent mutuellement : explosion démographique, sous-développement économique, et réchauffement climatiques qui fondent une instabilité durable.

Matrice de la crise

Comment en est-on arrivé là ? C’est en substance la question à laquelle tente de répondre Loup Viallet. Celui-ci est un fin connaisseur de l’Afrique de l’Ouest. Il y a fait de nombreux séjours (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, etc) et y enseigne dans plusieurs écoles de commerce. En 2020, il publiait un premier essai économique reconnu[1] : « La fin du Franc CFA ».

Le principal boutefeu de la crise sont les « Printemps Arabes » en 2011. Ils déstabilisent tout le rivage sud de la méditerranée. Dans cette optique, l’auteur rappelle à bon escient que ces « Printemps » furent très mal compris par l’occident. Jusqu’à ne pas percevoir que la chute de ces régimes ( principalement la Libye), certes autoritaires, allait aggraver une situation déjà critique dans la bande sahélo-saharienne (tensions ethniques, groupes terroristes et/ou séparatistes, trafics, États faillis, etc) et jusqu’au Levant (Syrie, Levant, etc).

Pire encore, pour Loup Viallet, l’Europe s’est trouvée victime de ses propres illusions : celle du “mythe d’une Afrique émergente” aux aspirations démocratiques. La réalité étant un continent politiquement fragmenté, emprunt par une corruption endémique et à la croissance limitée ou fragile (piège des matières premières, économie de rentes agricoles, etc). Cette dernière étant du reste largement insuffisante face à la croissance démographique du continent.

En conséquence de quoi la France, et l’Europe, est aujourd’hui cernée par un « arc de crise » courant du levant au golfe de Guinée en passant par le Maghreb et le Sahel.

Pourrissement et instrumentalisation

Actuellement le principal foyer d’instabilité provient principalement du Sahel et de l’Afrique du Nord. L’essai rappelle alors à bon escient le contexte actuel de L’Afrique de l’ouest. Cette dernière est aujourd’hui caractérisée par des records d’instabilité : inflation des trafics (stupéfiants, or, migrant), multiplication des coups d’États militaires (Guinée-Conakry, Mali, Burkina-Faso ; voire celui, échoué, du Niger), augmentation des tensions communautaires, etc. Autant de facteurs sur lesquels prospèrent le terrorisme ; qui doit alors être analysé comme une conséquence et non une cause de la crise.

L’auteur mène également une charge au vitriol contre ce qu’il appelle les « rentiers du chaos ». Expression qui désigne les grandes puissances qui instrumentalisent la crise à leur profit. En tentant au passage d’affaiblir la France sur place via des opérations de désinformation. Ces pays ont généralement une empreinte délétère sur la stabilité des pays qu’ils ciblent (Russie en Centrafrique et au Mali, Turquie en Libye, etc). L’Afrique est aussi fondamentale pour les routes de la soie chinoises, destinées à assurer l’influence de Pékin sur l’Europe.

La conduite française de la sortie de crise n’est pas épargnée par Loup Viallet. L’auteur y critique une posture trop pusillanime, peu claire sur ses objectifs et qui n’assume pas sa puissance. Paris aurait tout à gagner à mettre plus en avant les interdépendances qui la lie à l’Afrique : sécuritaire d’un côté et économique de l’autre. En d’autres termes, Paris partagerait mal sa vision tout en étant trop patiente avec Bamako et Ouagadougou ou bien Ankara et Moscou. Rétroactivement, le départ des forces françaises du Mali donne en partie raison à l’auteur.

Sortie de crise ?

Le départ de la France du Mali est présenté officiellement comme une reconfiguration de l’opération Barkhane. Mais il n’en demeure pas moins qu’il va occasionner un fort relâchement de la pression sur les groupes armés terroristes. D’autant plus que le groupe Wagner est bien en deçà des capacités opérationnelles de l’armée française. Le moment est d’autant plus critique que les groupes armés terroristes commencent à essaimer au nord des pays du Golfe de Guinée (Bénin, Côte d’Ivoire, etc).

Et comme le rappelle à juste titre l’auteur d’« Après la Paix », aucun secours n’est à espérer de l’Europe, désarmée, ou des États-Unis, en retrait. La France, dernière nation militaire du Vieux-continent, est seule.

Mais pour Loup Viallet, Paris pourrait relever ce défi. En assumant sa puissance. Comment ? Par des actions plus coercitives et volontaristes. L’auteur identifie notamment deux points nodaux : la Libye et le Mali. Dans cette optique, il propose la mise en place d’un mandat international indéfini qui administrerait le Mali. Une mesure prévue par le droit international : un condominium qui serait gérer à part égale, par exemple par le voisinage du pays et l’Europe (par exemple). Le temps que les Maliens soient capables de gérer, seuls, leurs pays. ; aujourd’hui de loin le principal foyer d’instabilité régionale avec le Burkina-Faso.

Il est difficile d’élaborer des prospectives et des plans de sortie de crise dans des régions aussi complexes que la méditerranée et le Sahel. Et assumer sa puissance doit aussi servir un projet politique. En l’occurrence, faire sortir l’Afrique du chaos, reconstruire sa gouvernance et enfin, réaliser, ensemble, la transition énergétique pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux de ce siècle. Si « Après la paix » peut sembler original dans ses approches, c’est aussi que la situation est exceptionnelle pour la France et l’Europe. La méditerranée n’avait pas été une source de risques depuis le XIXe siècle voire le XVIIe. Dans le contexte de vide stratégique qui caractérise l’Europe, « Après la Paix » fait partie des ouvrages qui ouvrent des voies par-delà l’adversité.

 

 

[1] On le retrouve dans de nombreuses bibliothèques universitaires, telles que Harvard ou Paris-Dauphine.

Burkina-Faso : un verrou stratégique qui pourrait sauter

Déjà affaibli par la révolte civile de 2014, l’État Burkinabé pourrait ressortir encore plus fragilisé du coup d’état de janvier 2022. Une donne qui, in fine, profitera directement aux groupes armés terroristes. Leur dynamique de métastase vers le golfe de Guinée s’en trouverait directement renforcée.

En dix-huit mois, c’est le 4e putsch militaire qui secoue le Sahel, dont deux au Mali. Des évènements qui témoignent de l’incapacité de ces États à se doter de structures politiques et administratives solides. Et finalement à répondre efficacement aux menaces hybrides (terrorisme, trafics, conflits intercommunautaires, banditisme, etc.) qui les touchent.

Il devient difficile de faire porter la responsabilité de la situation au soi-disant échec de l’opération Barkhane. Cet argument, qui était déjà insuffisant pour le Mali, est aujourd’hui inopérant, compte-tenu de la proximité, causale et modale, des deux coups d’États. A la différence près que les forces françaises sont peu présentes dans les opérations anti-terroristes au Burkina-Faso, mis à part l’opération Sabre (Forces spéciales). Ouagadougou a en effet toujours revendiqué son autonomie vis-à-vis de la France et de ses forces armées.

Carrefour stratégique, voire digue, entre le Sahel et le golfe de Guinée, le Burkina-Faso pourrait être un nouveau point de bascule. Quelles sont alors les options de la France ? Ses intérêts, notamment sécuritaires, n’ont pas changé. Pourtant, depuis quelques mois, Paris semble hésiter.

État failli

L’ex-président Kaboré était en place depuis 2014. Suite à un épisode de révolte civile ayant chassé Blaise Compaoré du pouvoir depuis 1987. Relativement épargné jusqu’en 2016, le pays a progressivement été infiltré par les groupes armés terroristes (GAT – Ansarul Islam, GSIM, EIGS). Contraints dans leur liberté d’action, plus au nord, par l’opération Barkhane, ils ont trouvé dans le pays un terreau fertile de recrutement. A tel point que d’importée, la menace est devenue native : plus précisément les régions Nord, Centre nord et Est. L’année 2019 est charnière, avec une intensification critique des attaques.

Les ferments de cette implantation sont similaires à ceux du Mali : la conjugaison d’un état faible et pauvre, incapable d’arbitrer les tensions ethno-communautaires, quand il ne les encourage pas. Au Burkina-Faso, les attaques terroristes résultent majoritairement de la radicalisation progressive, mais de facto opportuniste (dans une grande partie des cas), d’une partie des populations peules (8% de la population). Il s’agit d’une réponse au mouvement d’émigration rurale des populations Mossi (51% de la population).

Cette émigration interne a entraîné de nombreux conflits fonciers (et politiques), dont des expropriations de propriétaires peuls. Une problématique qui s’hybride avec le trafic d’or (natif ou depuis la Côte d’Ivoire) et les conflits qui en découlent ; ainsi que le banditisme dans l’est, dû à la prévarication des communautés locales dans les années 1990 (privatisation des terres, durcissement du code forestier, etc).

Les perceptions historiques sont également mobilisées et accroissent les tensions. Ainsi les GAT font souvent appel à l’héritage djihadiste et conquérant des peuls. Ces derniers se sont en effet constitué plusieurs empires au XIXe s : en l’occurrence celui du Macina (cf : Katiba Macina du GSIM). Un héritage encore très présent dans les mémoires.

L’État burkinabé, mécaniquement à majorité Mossi, s’est révélé incapable de répondre à ces problématiques. L’insurrection de 2014 aurait même contribué à affaiblir son contrôle sur les zones rurales selon un rapport de l’International Crisis Group. La faiblesse, pour ne pas dire l’absence, de l’appareil d’État a par ailleurs poussé Ouagadougou à s’appuyer sur les milices d’autodéfense rurales, dont les Koglweogo (majoritairement mossi). Ces groupes sont de moins en moins contrôlables. Ils participent à la spirale de la violence et de la radicalisation. Et finissent par excéder une partie de leur propre sphère communautaire. De solution désespérée, ils sont devenus une partie du problème. Ils symbolisent la faillite chronique de l’État.

Une armée dépassée

L’armée burkinabé peut-elle gagner ? Après le putsch, la capacité de l’État burkinabé à répondre à ses graves enjeux civils et sécuritaires est toujours sujet à caution. Car l’armée burkinabé, politisée et corrompue, est elle-même une composante du problème. Même si l’ex-président Kaboré jouissait d’une réputation de pusillanimité et d’incompétence, cela bien en dehors des frontières de son pays .

Ce dernier a cependant tenté, dès 2016,  de professionnaliser, et de dépolitiser les forces burkinabés[1]. Méfiant envers l’armée, il s’entoure avant tout de gendarmes dans la conduite de la lutte anti-terroriste[2]. Il éloigne également les officiers supérieurs des postes politiques. Dès 2020, l’ICG pointe un risque de coup d’État. Il engage enfin une tentative de modernisation des forces via l’intégration de nouveaux équipements : comme la cinquantaine de véhicules blindés de transport de troupe (VBTT) Bastion.

Les Forces armées du Burkina-Faso sont sous-équipées, avec de grandes disparités entre les unités. Malgré les récentes intégrations de blindés, la plupart de ses véhicules sont hors d’âges et obsolètes[3]. Le pays parvient cependant à aligner quelques avions Embraer Super Tucano : très efficaces en contre-guérilla. Les forces bénéficient pourtant d’un budget, en hausse, de 388 millions de dollars en 2020[4].  Soit le budget le plus élevé du G5 Sahel après le Mali. Alors, comment expliquer qu’avec des moyens inférieurs, les armées tchadiennes et mauritaniennes parviennent à d’excellents résultats ? Il est vrai que ces dernières sont dépositaires de traditions guerrières, et d’expériences qui les rends bien adaptés dans la guerre du Sahel.

Il n’en demeure pas moins que, largement corrompue, l’armée burkinabé est incapable d’administrer efficacement ses unités. Le président Kaboré semble avoir visé avant tout des objectifs de dépolitisation plutôt que des réformes organiques : un préalable pourtant incontournable à toute montée en puissance. Il en résulte un encadrement peu fiable, des soldes non payées, des équipements non renouvelés, une logistique déficiente et des services de renseignement presque inexistants. D’où les difficultés opérationnelles de l’armée.

Les forces souffrent également de lacunes d’entraînement et de doctrine. De plus, sous-dimensionnées (11 200 hommes), elles peinent à couvrir l’ensemble du territoire. Elles ne sont pourtant pas inactives et sont parvenues à remporter certains succès tactiques, comme à Arbinda en 2019[5]. Ou bien lors de l’opération Comoé en 2021, aux côtés de l’armée ivoirienne. Mais globalement les GAT disposent d’une importante liberté d’action sur l’ensemble du territoire burkinabé. Ce qui leur permet de commencer à s’étendre vers le golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, Togo, etc).

Les options pour la France

Tout porte à croire que ce putsch pourrait faire empirer la situation. Du simple fait des phénomènes de désorganisation liés à toute prise de pouvoir par la force. Par ailleurs, en tout état de cause, la junte ne semble pas en mesure de remédier à une corruption dont elle est partie prenante. Cela malgré les espoirs de la population [mossi], qui, pour le moment, lui offre son soutien. Les mois suivants seront donc décisifs.

Pour la France, les effets de ce coup d’État sont mineurs à court terme. Paris étant militairement peu présente dans le pays. Mais l’aggravation potentielle, voire probable, de la situation pourrait entraîner des répercussions stratégiques plus importantes. Comme l’accélération de la contamination djihadiste vers le golfe de Guinée. Une zone dans laquelle la France a des intérêts plus importants. Le conflit passerait alors d’une donne sahélienne à Ouest-africaine. Aggravant par-là même l’ensemble des risques consubstantiels à la crise (trafics de stupéfiants et de migrants, influences étrangères hostiles…); et qui menacent directement l’Europe.

D’un point de vue strictement opérationnel, tout « pourrissement » de la situation (politique ou sécuritaire) au Burkina-Faso pourrait aussi nuire aux flux logistiques de l’armée françaises. Ceux-ci y transitent depuis Abidjan (Côte d’Ivoire). Ce qui menacerait directement l’existence de l’opération Barkhane.

Paris semble pourtant, à première vue, hésiter après les derniers évènements. Comment expliquer cette complaisance ? Certes le Burkina-Faso n’est pas un partenaire rapproché. Cependant, on l’a vu, les risques sont bien réels. Le principe de réalisme doit naturellement inciter à composer avec les nouveaux interlocuteurs.

La vigilance, voire la fermeté, doivent être de mise avec ces états (Mali et Burkina-Faso) dont les actions sont systématiquement à contre-emploi de la perspective d’une sortie de crise. Car rappelons-le : le mandat de Barkhane n’est pas de résoudre les causes de la crise, mais bien de contenir la menace sécuritaire. Et jusqu’ici elle y est parvenue. La résolution politique appartient aux États, avec, naturellement, le soutien de leurs alliés. Les Sommets de Pau et de Nouakchott, en 2020, avaient tracés une ligne claire en ce sens avec la “coalition pour le Sahel”.

Certains pays parviennent à des résultats. Le Niger est parvenu à une meilleure stabilité, en intégrant ses populations nomades à la vie politique. Jusqu’à élire un président membre d’une ethnie minoritaire. C’est aujourd’hui un partenaire fiable pour la France. La Mauritanie, particulièrement touchée par les attaques terroristes jusqu’en 2011, dispose maintenant d’une armée particulièrement adaptée à la contre-guérilla djihadiste (sahélienne). La situation n’est donc pas irrémédiable.

Le problème n’est donc pas l’échec de la France mais la mauvaise volonté de certains États qui nuit à l’ensemble de la région. L’action de la France apparaît donc plus cruciale que jamais. Mais Paris doit maintenant l’assumer avec fermeté, plutôt que d’envoyer des signaux d’hésitations qui déchaînent les appétits de ses compétiteurs aux intentions hostiles.

[1] TOUCHARD Laurent, Forces armées africaines, 2017

[2] ICG, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, 2020

[3] TOUCHARD Laurent, Op.cit.

[4] The Military Balance 2021

[5] DSI, Les armées des Etats du G5 Sahel, N°149, 2020

Sommet de Nouakchott : non, la France ne s’enlise pas au Sahel (1/2)

Le sommet de Nouakchott s’est tenu le mardi 30 juin malgré la crise sanitaire persistante. S’il n’a pas débouché sur des déclarations fracassantes, il consacre les récents succès militaires et diplomatiques de la France pourtant abondamment pointée ces derniers mois pour son « isolement » et son « enlisement ».

Fin 2019, la situation sécuritaire au Sahel paraissait dramatique et le G5 (Mauritanie, Mali, Burkina-Faso, Niger, Tchad), prêt à s’effondrer sous la pression des groupes armés terroristes. Effectivement, le revers militaire d’Inatès (Niger), en décembre 2019, concluait une année de montée en puissance inédite des djihadistes de l’Etat Islamique dans le Grand Sahel. Afin de remobiliser ses partenaires du G5 Sahel et de conforter un soutien international de plus en plus hésitant, la France décidait d’organiser le sommet de Pau le 13 janvier 2020, quelques semaines après celui du G7 à Biarritz. Objectif : marquer un tournant décisif pour l’action militaire de Barkhane et favoriser l’internationalisation du règlement de la crise. Quelques mois plus tard, la tenue du sommet de Nouakchott entérine l’activisme militaire et diplomatique de la France. Même si elle n’avait jamais été vraiment isolée, elle est parvenue à faire naître une « coalition pour le Sahel » d’ampleur, et cela sous son leadership.

Pourquoi une opération de contre-terrorisme dans le Sahel ?

Au vu de la proximité relative du Sahel avec l’Europe, l’évolution de la situation sécuritaire dans la région représente un impact géostratégique majeur pour le vieux continent. L’hypothèse la plus grave, mais à relativiser compte tenu de la complexité ethnique de la région, serait la création d’un ou plusieurs sanctuaires djihadistes, qui constitueraient une base arrière pour des actions terroristes au cœur de l’Europe. Et cela en provoquant des métastases jusqu’aux côtes méridionales de l’Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Ghana, Cameroun, Sénégal…). L’hypothèse la plus probable serait la transformation de la zone en une immense zone grise ingouvernable, amplifiant toute sortes de trafics illégaux ainsi que des vagues d’immigration massives et difficilement absorbables par l’Europe. Pour rappel, le seul G5 Sahel est composé de près de 90 millions d’individus – un effectif qui sera porté à 200 millions à l’horizon 2050.

Le contexte géostratégique de la zone n’implique donc pas de savoir ce que peut faire la France mais plutôt de savoir ce qu’elle est contrainte de faire. Pour ses partenaires du G5 comme pour elle, la victoire représente un jeu à somme positive. Il faut cependant être lucide : le règlement militaro-institutionnel de la crise sahélienne nécessitera encore des années d’efforts soutenus.

Quels résultats militaires pour rassurer les partenaires ?

Le sommet de Pau n’a pas changé l’objectif de l’opération Barkhane : battre militairement les groupes armés terroristes en créant un terrain de stabilité économique et politique propre à empêcher toute résurgence de la menace. En revanche, il en a modifié les modes opératoires. En décembre 2019, les groupes terroristes arrivaient au paroxysme de leur montée en puissance militaire. Appuyés sur des cadres étrangers de haut niveau (ex-djihadistes libyens, etc…) et la capacité à mener des attaques complexes, les ils avaient pris l’initiative sur les armées du G5 réduites à l’inaction. De son côté, l’armée française, s’appuyant sur des points nodaux stratégiques à tenir (Ifoghas, Nord-Niger, lac Tchad, Nord-Est Tchad), accusait un dispositif un peu trop rigide, insuffisamment pro-actif et morcelé. Pour endiguer une montée en puissance djihadiste, jouant par ailleurs habilement sur les rivalité ethniques ancestrales opposant agriculteurs (Bambaras, Dogon, Mossis…) aux pasteurs/nomades (Peuls, Touaregs, Imghads…), une nouvelle méthode fût employée.

Les moyens de la force Barkhane se concentrèrent alors dans la région des trois frontières qui augmenta son tempo opérationnel aéroterrestre jusqu’à entraver presque totalement la liberté d’action et l’initiative de l’Etat islamique. Le groupe est aujourd’hui considérablement affaibli et une partie du terrain perdu précédemment a été repris (Labbézanga- Mali ; Tillabiri et Inates-Niger ; Tanwalbougou et Oursi-Burkina, etc). Pour que cette stratégie soit un succès, il fallut également déléguer plus de responsabilités aux armées du G5 dans la surveillance et la tenue des autres nœuds (notamment l’armée tchadienne) ainsi qu’à la Minusma (Mali du nord). Un autre élément du tournant opératif de Barkhane réside dans l’accélération de l’autonomisation des forces nationales du G5 Sahel ainsi que de sa force conjointe : la FC-G5S dont l’action s’est nettement affirmée ces derniers mois. Ces forces ont pu opérer sur le terrain, coordonnés avec Barkhane, en remportant plusieurs succès, engrangeant dès lors une expérience précieuse.

Un soutien international croissant

Ces effets militaires, couplés à une diplomatie activiste, ont permis de mobiliser les partenaires internationaux de la France, jusque-là assez passifs. Non seulement les Etats-Unis ont différé leur départ de la région (capacités de renseignement), mais l’Europe a commencé à s’investir plus massivement via la Task Force Takuba (13 pays), le renforcement de la Minusma (Grande-Bretagne et Allemagne) et la mission de formation de l’Union Européenne EUTM (renforts espagnols et allemands). En outre, l’Union Africaine a décidé l’envoi d’un contingent de 3000 hommes. Un début modeste mais prometteur, qui atteste de la réussite de la France à convaincre de sa capacité à changer la donne dans la région. L’importance de cet engagement international ne réside pas tant dans une occupation massive du terrain que dans un partage/allégement de certaines missions de Barkhane (tenue du terrain, accompagnement des forces du G5, soutien, renseignement…) afin que celle-ci puisse mieux se concentrer sur ses missions de combat ainsi que de formation des armées du G5.

En définitive, comme rappelé lors du sommet de Nouakchott, cet examen ne doit pas masquer l’ampleur de la tâche qui reste à fournir. L’Etat islamique n’est pas encore vaincu au Sahel et le RIVM (Rassemblement pour la victoire de l’islam et des musulmans – Al Qu’aida) dispose toujours d’une force de frappe non négligeable. Les efforts militaires doivent se maintenir voire s’amplifier afin de maintenir une pression forte sur les groupes armés terroristes le temps que la formation et l’autonomisation des Forces du G5 Sahel soit effective. La France peut déjà compter sur l’action, cruciale, du Tchad et de la Mauritanie qui disposent d’outils militaires de qualité. En outre, l’affirmation des effets militaires permettra de déployer l’aide au développement, et surtout à la gouvernance, qui sont les conditions d’un règlement de la crise à long terme : tel sera l’enjeu véritable des mois voire des années à venir. Il serait toutefois contre-productif de confondre le temps long, nécessaire à un travail efficace, avec un « enlisement » synonyme d’un mode opérationnel dénué de résultat : les mois qui viennent de passer en témoignent.