Face au désordre : Make Méditerranée Great Again !

Mises de côté, médiatiquement, par la guerre en Ukraine, les convulsions africaines et méditerranéennes n’ont pas perdu en intensité. Au contraire, elles menacent, par ricochet, de s’amplifier. Elles mettent alors d’autant plus en relief les risques qui pèsent sur le saillant sud de l’Europe. Mais la France, et encore moins l’Europe, ne semblent être en capacité de conceptualiser une stratégie de puissance propre à conjurer cette menace existentielle. C’est le constat fait par l’essai « Après la paix », paru en 2021.

Passé le diagnostic, l’objectif de l’auteur, Loup Viallet, est d’amorcer une stratégie, au sens propre du terme, visant à garantir les intérêts vitaux de la France. Et partant, de l’Europe, compte-tenu du fait que le « désordre africain » (et méditerranéen) engendre les mêmes risques pour tout le continent : trafics illicite, migrations incontrôlées de grande ampleur, ingérence locale de puissances hostiles, etc. Cela à une distance d’à peine plus de 2000 kilomètres de la Côte d’Azur (France) ou des Pouilles (Italie). A ce titre, la crise alimentaire qui menace actuellement la région, du fait de la guerre en Ukraine, est avant-tout la conséquence d’années d’incuries internationale vis à vis du potentiel crisogène de la région.

Selon Loup Viallet, spécialiste en économie politique et géopolitique, la situation en méditerranée, dans le Sahel et le Golfe de Guinée, est gravement sous-estimée. Et les réponses apportées sont insuffisantes pour un règlement dans la durée. L’auteur critique ainsi une forme de pusillanimité mêlée d’idéologie de la part des élites françaises. Pire, Paris subit une véritable crise de légitimité dans les actions qu’elle mène. Affaiblie par les opérations d’influences russes ou turques voire les médias français eux-mêmes.

Or, le statuquo ne peut pas être une option envisageable. C’est le cœur du propos d’ « Après la Paix », du moins dans sa seconde partie. Sans action extérieure, la donne pourrait s’aggraver à moyen et long terme. En cause, des facteurs de crise qui se nourrissent mutuellement : explosion démographique, sous-développement économique, et réchauffement climatiques qui fondent une instabilité durable.

Matrice de la crise

Comment en est-on arrivé là ? C’est en substance la question à laquelle tente de répondre Loup Viallet. Celui-ci est un fin connaisseur de l’Afrique de l’Ouest. Il y a fait de nombreux séjours (Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, etc) et y enseigne dans plusieurs écoles de commerce. En 2020, il publiait un premier essai économique reconnu[1] : « La fin du Franc CFA ».

Le principal boutefeu de la crise sont les « Printemps Arabes » en 2011. Ils déstabilisent tout le rivage sud de la méditerranée. Dans cette optique, l’auteur rappelle à bon escient que ces « Printemps » furent très mal compris par l’occident. Jusqu’à ne pas percevoir que la chute de ces régimes ( principalement la Libye), certes autoritaires, allait aggraver une situation déjà critique dans la bande sahélo-saharienne (tensions ethniques, groupes terroristes et/ou séparatistes, trafics, États faillis, etc) et jusqu’au Levant (Syrie, Levant, etc).

Pire encore, pour Loup Viallet, l’Europe s’est trouvée victime de ses propres illusions : celle du “mythe d’une Afrique émergente” aux aspirations démocratiques. La réalité étant un continent politiquement fragmenté, emprunt par une corruption endémique et à la croissance limitée ou fragile (piège des matières premières, économie de rentes agricoles, etc). Cette dernière étant du reste largement insuffisante face à la croissance démographique du continent.

En conséquence de quoi la France, et l’Europe, est aujourd’hui cernée par un « arc de crise » courant du levant au golfe de Guinée en passant par le Maghreb et le Sahel.

Pourrissement et instrumentalisation

Actuellement le principal foyer d’instabilité provient principalement du Sahel et de l’Afrique du Nord. L’essai rappelle alors à bon escient le contexte actuel de L’Afrique de l’ouest. Cette dernière est aujourd’hui caractérisée par des records d’instabilité : inflation des trafics (stupéfiants, or, migrant), multiplication des coups d’États militaires (Guinée-Conakry, Mali, Burkina-Faso ; voire celui, échoué, du Niger), augmentation des tensions communautaires, etc. Autant de facteurs sur lesquels prospèrent le terrorisme ; qui doit alors être analysé comme une conséquence et non une cause de la crise.

L’auteur mène également une charge au vitriol contre ce qu’il appelle les « rentiers du chaos ». Expression qui désigne les grandes puissances qui instrumentalisent la crise à leur profit. En tentant au passage d’affaiblir la France sur place via des opérations de désinformation. Ces pays ont généralement une empreinte délétère sur la stabilité des pays qu’ils ciblent (Russie en Centrafrique et au Mali, Turquie en Libye, etc). L’Afrique est aussi fondamentale pour les routes de la soie chinoises, destinées à assurer l’influence de Pékin sur l’Europe.

La conduite française de la sortie de crise n’est pas épargnée par Loup Viallet. L’auteur y critique une posture trop pusillanime, peu claire sur ses objectifs et qui n’assume pas sa puissance. Paris aurait tout à gagner à mettre plus en avant les interdépendances qui la lie à l’Afrique : sécuritaire d’un côté et économique de l’autre. En d’autres termes, Paris partagerait mal sa vision tout en étant trop patiente avec Bamako et Ouagadougou ou bien Ankara et Moscou. Rétroactivement, le départ des forces françaises du Mali donne en partie raison à l’auteur.

Sortie de crise ?

Le départ de la France du Mali est présenté officiellement comme une reconfiguration de l’opération Barkhane. Mais il n’en demeure pas moins qu’il va occasionner un fort relâchement de la pression sur les groupes armés terroristes. D’autant plus que le groupe Wagner est bien en deçà des capacités opérationnelles de l’armée française. Le moment est d’autant plus critique que les groupes armés terroristes commencent à essaimer au nord des pays du Golfe de Guinée (Bénin, Côte d’Ivoire, etc).

Et comme le rappelle à juste titre l’auteur d’« Après la Paix », aucun secours n’est à espérer de l’Europe, désarmée, ou des États-Unis, en retrait. La France, dernière nation militaire du Vieux-continent, est seule.

Mais pour Loup Viallet, Paris pourrait relever ce défi. En assumant sa puissance. Comment ? Par des actions plus coercitives et volontaristes. L’auteur identifie notamment deux points nodaux : la Libye et le Mali. Dans cette optique, il propose la mise en place d’un mandat international indéfini qui administrerait le Mali. Une mesure prévue par le droit international : un condominium qui serait gérer à part égale, par exemple par le voisinage du pays et l’Europe (par exemple). Le temps que les Maliens soient capables de gérer, seuls, leurs pays. ; aujourd’hui de loin le principal foyer d’instabilité régionale avec le Burkina-Faso.

Il est difficile d’élaborer des prospectives et des plans de sortie de crise dans des régions aussi complexes que la méditerranée et le Sahel. Et assumer sa puissance doit aussi servir un projet politique. En l’occurrence, faire sortir l’Afrique du chaos, reconstruire sa gouvernance et enfin, réaliser, ensemble, la transition énergétique pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux de ce siècle. Si « Après la paix » peut sembler original dans ses approches, c’est aussi que la situation est exceptionnelle pour la France et l’Europe. La méditerranée n’avait pas été une source de risques depuis le XIXe siècle voire le XVIIe. Dans le contexte de vide stratégique qui caractérise l’Europe, « Après la Paix » fait partie des ouvrages qui ouvrent des voies par-delà l’adversité.

 

 

[1] On le retrouve dans de nombreuses bibliothèques universitaires, telles que Harvard ou Paris-Dauphine.

Sommet de Nouakchott : rebâtir le Sahel (2/2)

Dans le contexte sahélien, aucun résultat militaire ne peut être pérennisé sans régler le problème à la racine, le terrorisme islamique étant plus une conséquence qu’un mal endémique dans des pays en proie au sous-développement institutionnel autant qu’économique. Des problématiques qui semblent sérieusement prises en compte par la Coalition pour le Sahel.

La rationalisation stratégique du sommet de Pau se voulait autant militaire que civile. La Coalition pour le Sahel, qui a été actée à son issue, devait reposer sur quatre piliers (combat, coopération militaire, développement, gouvernance). Complémentaires, ces derniers font écho à la conviction de la coalition de privilégier un continuum sécurité/développement afin d’assurer la stabilité régionale à long terme. Dans l’immédiat post-Pau, la restauration du rapport de force militaire prima naturellement même si la Coalition pour le Sahel s’affirmait progressivement. Créée officiellement le 28 mars et réunie pour la première fois le 12 juin (45 ministres des Affaires étrangères et une quinzaine d’institutions internationales), la Coalition pour le Sahel s’est réellement déployée dans sa dimension militaire comme civile à partir du Sommet de Nouakchott (Mauritanie). Ce dernier, organisé malgré la pandémie de Covid-19, a notamment permis d’entériner le démarrage de la nouvelle stratégie d’aide au développement à la faveur des effets militaires sur le terrain.

Retisser une communauté de destin

Le Sahel est depuis plusieurs décennies marqué par un désengagement progressif de l’état et une importante multiplicité ethnique. Les rivalités ancestrales inter-ethniques, notamment entre agriculteurs sédentaires, situés le long du fleuve Niger, et les pasteurs nomades ou semi-nomades se sont trouvées progressivement exacerbées durant l’ère post-coloniale. Les groupes armés terroristes ont très tôt joué la stratégie ethnique afin de faciliter leur implantation, tel, en son temps, Al Qaida auprès des Kel Tamasheq (Touaregs) ou l’état islamique chez les populations peules. Les islamistes agissent donc comme une force centrifuge alors même que la Oumma pourrait jouer un rôle de ciment social dans ces pays aux fortes disparités ethnoculturelles. Le problème n’est donc pas religieux mais bien ethnique, les djihadistes instrumentalisant des querelles ancestrales.

Ce début de dissolution des corps nationaux au Sahel se traduit entre autres par des victimes civiles collatérales ou des exécutions sommaires, et cela dans les deux camps, même si la dissolution des djihadistes, et la confusion civil/combattant joue en défaveur des États du G5. Afin de pouvoir reprendre la main sur l’ensemble de leurs populations respectives, les États sahéliens doivent être particulièrement vigilants pour casser cette dynamique. C’est une nécessité car cela favorise la stratégie asymétrique des djihadistes et maintien leurs effectifs tout en fragilisant la réputation du G5. La Coalition pour le Sahel agit dans ce sens afin d’aider les pays sahéliens à se doter d’institutions de gouvernance judiciaires impartiales, via l’Agence pour le Sahel ou l’Agence française de développement, couplées à des forces de police professionnelles (les missions EUCAP). Tout l’enjeu réside donc dans la capacité des États sahéliens et de leurs majorités bambaras (Mali) ou mossis (Burkina-Faso) à faire comprendre à leurs minorités qu’elles ne sont pas des ennemies et participent d’une même communauté de destin national. Les pays du Sahel ayant maintenu leurs engagements souverains lors du Sommet de Nouakchott, les choses peuvent donc continuer de s’améliorer.

Ce genre de scandales, symptomatiques de tendances plus profondes, affectent l’action de la France par vases communicants. Pourtant, la France ne cesse d’œuvrer à éradiquer de tels agissements, comme l’a rappelé la ministre de la Défense Florence Parly : « Il y a des brebis galeuses partout mais nous serions coupables si nous ne mettions pas tout en œuvre pour réduire ce risque ». Voilà des mois que des enquêtes parlementaires sont en cours afin de caractériser cette problématique. Par ailleurs la France agit en amont, et cela depuis l’origine via ses missions de formation dispensées dans le cadre de son partenariat militaire opérationnel : discrimination des cibles civiles et combattantes, droit de la guerre, droit humanitaire, formation d’une gendarmerie prévôtale au Mali destinée à encadrer les aspects légaux de l’action militaire. La discipline et l’expérience de l’armée française ont permis d’éviter des dégâts collatéraux lors de ses opérations et lorsqu’elle accompagne directement les troupes sahéliennes au combat. En conséquence, on ne saurait dire que l’armée française encourage ou tolère des comportements relevant du crime de guerre. Au contraire, elle en fait un axe prioritaire de sa lutte.

Initiative internationale de développement

La Coalition pour le Sahel fut créée lors du sommet fondateur de Pau, non pas comme une organisation supplémentaire et artificielle mais bien comme un organisme censé coordonner toutes les initiatives présentes dans la zone et jusque-là marquées par un certain désordre. Elle s’articule autour du continuum sécurité/développement. La période suivante fut riche en effets et gains militaires préalables au redéploiement de l’aide internationale. Les programmes de développement de première nécessité sont largement fournis par l’armée française via les missions de coopération civilo-militaire. Il s’agit de rapidement gagner les cœurs des populations dans les zones contestées afin de montrer à ces dernières que les armées françaises, ou celles du G5, ne sont pas des envahisseurs. Ces missions sont fondamentales car elles permettent d’affaiblir l’empreinte djihadiste sur les populations le temps de déployer des programmes plus étendus.

Ces derniers sont nombreux (dont la Suisse) même si les principales organisations demeurent l’Alliance pour le Sahel (initiative internationale), le pacte pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S – Initiative européenne) et l’Agence française de développement (AfD). Tournés vers le développement agricole, infrastructurel (ferroviaire, routier, scolaire, hydraulique…), énergétique ou la gouvernance (judiciaire, administrative, droits de l’homme), ils représentent des centaines de projets et des milliards d’euros de crédit. La Coalition pour le Sahel va permettre des échanges d’informations et une coordination accrue des diverses organisations sur place, ce qui permettra de rationaliser leur action et de drainer [et surveiller] plus efficacement les financements. Une coordination fine entre le développement et la gouvernance est incontournable car sans une véritable organisation et pacification du territoire, les projets strictement économiques seront sans lendemain.

Il n’en demeure pas moins que la Coalition pour le Sahel, créée en mars et dont la première réunion internationale s’est tenue en juin, a profité du sommet de Nouakchott pour affiner sa stratégie dans son volet développement. Afin de rationaliser l’aide et de la faire coïncider avec l’action militaire, il a été décidé de cibler prioritairement des localités dans les zones contestées via le principe d’Aide Territoriale Intégrée (ATI). Les moyens accordés à cette planification se déclinent dans le cadre de programmes d’investissements d’urgences (PDU, CAPI…), etc. Ces initiatives font l’objet d’une grande attention dans le G5 qui a également obtenu, lors du sommet de Nouakchott, la tenue d’un moratoire sur l’annulation de la dette souveraine de leurs pays et la mobilisation des fonds prévus pour les Programmes d’Investissement Prioritaires (PIP). Le chemin parcouru depuis Pau est substantiel même s’il y a encore beaucoup à faire. La coalition a encore tout à prouver dans les mois qui viennent et le prochain sommet qui se tiendra au début de l’année 2020 sera l’occasion de dresser un bilan d’étape.