A la différence des ingénieurs, beaucoup de scientifiques sont réticents à soutenir le projet d’implantation de l’Homme sur Mars. Ils ne voient pas l’intérêt de son intervention par rapport à l’action des robots et considèrent que les vols habités consommeraient une part trop importante des budgets, toujours trop maigres, des agences-spatiales qui sont consacrés à leurs missions robotiques.
Ils ont tort et voici pourquoi :
1°) : La présence humaine sur Mars permettrait le contrôle en direct des robots partout sur la planète. A la différence de la Lune, Mars se trouve à une distance telle qu’aucune commande en direct n’est possible puisqu’il faut entre 3 et 22 minutes aux ondes pour y parvenir (vitesse de la lumière 300.000 km/s, distance entre 56 et 400 millions de km). Ce désavantage ralentit évidemment considérablement l’observation et l’action. Ce ne serait pas le cas pour une intervention n’importe où à la surface de Mars à partir d’une base habitée située sur Mars. Par ailleurs l’entretien des robots à partir de la Terre est très difficile (en fait impossible à part la correction ou l’addition de programmes informatiques, souvent pratiquées). Des hommes sur Mars auraient pu réparer/changer les roues de Curiosity qui montrent de sérieux signe d’usure, nettoyer/changer les coupelles de réactifs à froid qui ont fui à l’intérieur du laboratoire SAM, ce qui serait bien utile pour observer les molécules organiques à basse température ; nettoyer les panneaux solaires d’Opportunity après la dernière tempête planétaire de poussière ou le mettre à l’abri pour le protéger du froid avant que finalement ce dernier le tue.
2°) : L’homme est beaucoup plus capable que la machine pour estimer les situations et y faire face ou en tirer profit. La machine est programmée pour agir, l’homme est formé également pour agir en fonction d’un programme mais il l’est aussi intellectuellement pour programmer et pour interpréter l’inattendu et pour improviser. Par ailleurs, la machine ne dispose pas d’outil aussi adaptable que les deux mains ou le squelette humain. Un homme peut soulever une pierre, la mettre de côté et observer, monter sur une butte ou encore faire levier avec une barre, créer un effondrement et découvrir un sol moins irradié, éventuellement entrer dans une caverne pour l’explorer et tout cela après avoir estimé rationnellement ou intuitivement que c’était utile ou intéressant. L’Homme est la meilleure de nos machines ou, autrement dit, au delà des capacités concevables d’intelligence artificielle, ses facultés spécifiques le placent toujours au dessus des meilleures de nos machines de métal.
3°) : Depuis la fin du programme lunaire, le grand-public est blasé. La présence d’hommes sur Mars raviverait l’intérêt général pour l’exploration de l’espace en la rendant plus concrète, plus facile à se représenter et aussi, personnalisée. Sur cette base, favorable à créer l’acceptabilité du Public, les gouvernements (notamment, évidemment, le gouvernement américain) pourraient augmenter les budgets pour le « spatial » en général et les missions scientifiques (robotiques ou non) en particulier.
4°) : Une base martienne permanente permettrait un nombre de recherches planétologiques plus important, évoluant et s’adaptant aux nouvelles découvertes locales ou aux évolutions technologiques, plus rapidement. Aujourd’hui si un instrument s’avère non adapté à la poursuite d’une recherche du fait de ce qu’on a découvert ou des obstacles imprévus qu’on a rencontrés*, ou bien doit être réparé, il faut attendre qu’une nouvelle fenêtre de lancement s’ouvre sur Terre (tous les 26 mois en raison du cycle synodique respectif des planètes) pour « corriger le tir ». Des hommes sur Mars pourraient dans de nombreux cas, intervenir sur les robots pour les modifier, les adapter ou simplement corriger leur action ou leur localisation initiale (dans le cas des atterrisseurs), sans attendre d’en recevoir de nouveaux.
*par exemple HP3, la sonde thermique qui équipe l’atterrisseur sismologique InSight arrivé sur Mars le 26 novembre 2018, et qui devait être enfoncée dans le sol par percussion jusqu’à 5 mètres, a heurté deux obstacles en sous-sol et se trouve bloquée à une quarantaine de cm de la surface.
5°) : La recherche exobiologique pointue requiert des procédures complexes, délicates et nombreuses (compte tenu de l’ancienneté et de la petitesse* probables des traces fossiles prébiotiques ou biologiques), des choix constants reposant sur des appréciations subtiles, très difficiles à confier à des robots agissant seuls. La présence d’une équipe scientifique humaine, équipée d’appareils ultrasensibles que des exobiologistes, sur place, sauraient choisir selon les cas et manier, rehausserait considérablement nos possibilités d’investigation.
*nous devons descendre jusqu’en dessous du micron (taille de la plupart des bactéries terrestres) et les optiques d’une machine comme Curiosity ne permettent pas de voir à moins d’une douzaine de microns.
6°) : S’installer sur Mars permettrait de créer un nouveau site d’observation astronomique. La planète présente les avantages de ciel clair, d’une faible gravité, d’un angle d’observation différent. L’exploitation de ce site est d’autant plus envisageable que l’on a abandonné les miroirs monoblocs et d’autant plus intéressante que sur Terre on couvre aujourd’hui toute la gamme des ondes électromagnétiques et qu’on commence à exploiter d’autres sources d’émissions d’informations qui parfois demandent des capteurs plus grands ou plus éloignés les uns des autres. Les grands miroirs actuels sont constitués d’un assemblage de segments polygonaux, par exemple de 1,3 mètres de large pour le miroir primaire du JWST, successeur de Hubble (diamètre total de 6,5 mètres). On peut donc envisager de les transporter en nombre important dans les soutes des lanceurs super-lourds aujourd’hui à l’étude (BFR ou SLS). Le miroir primaire de l’ELT, le télescope géant européen, actuellement en cours de construction au Chili, aura un diamètre de 39 mètres résultant de l’assemblage de 798 segments hexagonaux. Compte tenu de la faible gravité martienne (0,38g) on peut envisager qu’un des successeurs de l’ELT, disposant d’un miroir primaire encore plus grand, sera martien (« MELT » ?), aussi puissant que l’« OWL » (“Overwhelmingly Large Telescope”) de 100 mètres envisagé au début du projet ELT (et auquel on a renoncé compte tenu de sa taille). Connaissant la position et la vitesse exacte de Mars par rapport à la Terre, on pourrait ensuite tenter de pratiquer une interférométrie à très longue base utilisant les signaux reçus par les télescopes (et/ou les antennes) martiens et terriens conjugués. Ceci donnerait à nos observations une capacité inégalée de discernement des objets les plus lointains et des exoplanètes de notre environnement.
Au-delà de la recherche scientifique, l’ingénierie bénéficierait évidemment d’une présence humaine sur Mars. Les ingénieurs n’ont généralement pas la même prévention que les scientifiques pour le projet car ils s’intéressent d’abord aux machines, à leur complexité liée à leur efficacité pour le but recherché. Voici des arguments qui devraient « parler » à ceux qui ne sont pas convaincus :
7°) : Mars sera le lieu où effectuer toutes sortes de tests en milieu extrême, résistance des matériaux, recyclages, agronomie sous serre. Les milieux viabilisés seront très exigeants compte tenu de la dangerosité de l’environnement extérieur et les volumes disponibles seront réduits du fait de la difficulté de les créer, de les entretenir mais aussi du temps nécessaire à les construire ou les monter. Les recherches que l’on fera tant au niveau de l’alimentation, que du contrôle de l’environnement viabilisé, que du recyclage ou de la modularité/réparabilité des équipements, seront très souvent utilisables sur Terre.
8°) : Dans le domaine industriel on pourra utiliser toutes sortes de processus chimiques strictement interdits sur Terre en raison des risques de pollution ou de détérioration de l’environnement. Personne ne se souciera de la diffusion de gaz à effets de serre dans l’atmosphère martienne puisque cette atmosphère est précisément trop ténue pour que l’eau y coule en surface (sauf très marginalement) et puisque la planète est trop froide, selon nos critères d’êtres humains. Les produits qui pourraient ensuite diffuser sur Terre ces gaz n’y seraient évidemment pas exportés mais ceux qui les nécessiteraient pour leur fabrication, pourraient l’être.
9°) Mars est l’endroit où l’on pourrait établir un conservatoire des connaissances humaines, comme développé dans d’autres articles de ce blog. Cela pourrait prendre plusieurs aspects. Un data center pourrait être créé pour préserver ces connaissances en cas de destruction de la Terre ou de conditions y rendant la conservation impossible. Il pourrait être aussi grand que nécessaire (et que le permettrait la capacité de production d’énergie), personne ne se préoccupant de réchauffer un peu plus l’atmosphère martienne et la chaleur produite par son fonctionnement étant autant que possible récupérée pour chauffer les bulles viabilisées. Un autre aspect serait l’établissement et l’entretien d’un conservatoire des graines et semences terrestres dans une grotte ou un gouffre martien. Les conditions de températures y seraient au moins aussi bonne qu’au Svalbard ou existe déjà un tel centre (Svalbard Global Seed Vault).
D’une façon générale, au-delà de l’utilité qu’elle pourrait avoir et de la réconciliation du monde des ingénieurs avec celui des scientifiques, l’implantation de l’homme sur Mars serait la manifestation de la prise de conscience que l’homme étant devenu une espèce multi-planétaire, son champ d’investigation dans tous les domaines possibles ne serait plus seulement sa planète d’origine mais l’Univers. Ce serait une véritable révolution copernicienne et le gage de la continuité de notre histoire humaine.
Image à la Une: magnifique illustration de Pierre Carril, réalisée pour le projet Aurora de l’ESA. A mon avis, elle combine parfaitement la dynamique de la recherche et de l’ingénierie appliquée au Spatial.
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