Never say never. Debriefing de mon débat avec Sylvia Ekström sur Swissinfo

Lors de mon débat du jeudi 15 avril sur Swissinfo avec Sylvia Ekström, je me suis heurté au même mur que celui que j’avais rencontré lors de mes échanges précédents. Sylvia Ekström prétend qu’on ne peut pas prévoir de vivre sur Mars puisque nous sommes les fruits de la Terre et que cette planète n’est pas la Terre. Dont acte !

Je pense que si tous les scientifiques raisonnaient de cette manière, nous serions restés bloqués dans nos cavernes ancestrales.

Il y a des dangers incontestables à traverser l’Océan quand les moyens technologiques sont balbutiants. C’était vrai au milieu du 15ème siècle, ce l’est toujours aujourd’hui, parlant de l’Océan spatial, à cause principalement des radiations (le scorbut des temps anciens). Qui dit « danger » pense « risque ». Oui il y aura des accidents et des morts lors des premières traversées mais la mort fait partie de la vie puisqu’elle la conclut. Le plus grave serait qu’elle ne serve à rien mais si le risque est pris en connaissance de cause et accepté librement, alors il faut le prendre.

Si l’on refuse ce principe, on renonce à beaucoup de chose. On renonce à escalader les montagnes, à tenter Solar-impulse (Bertrand Piccard) ou Solarstratos (Roland Loos); on renonce aussi bien aux protocoles médicaux dans les hôpitaux proposés à titre expérimental aux grands malades. On renonce d’une manière générale à tenter ce qu’on n’a jamais encore tenté. Je le dis franchement, ce monde-là ne m’intéresse pas. Je veux un monde tourné vers « le nouveau », ce qu’on n’a jamais fait, ce qui peut réussir parce qu’on a de bonnes chances d’y parvenir ou ce pourquoi on a seulement quelques chances de réussir mais dont la réussite présenterait de tels avantages ou un tel intérêt, que moralement nous nous sentons obligés de le faire ou que nous avons vraiment envie de le faire.

Parmi les sujets abordés lors de notre débat, le plus important à mes yeux est celui des radiations. On doit reconnaître que le risque qu’elles représentent est sérieux. Sylvia Ekström s’arrête là ; pour elle les radiations sont un « show-stopper » De mon côté je m’intéresse aux solutions pour surmonter ou contourner leur risque. Dans cet esprit, il faut bien distinguer d’une part, les types de radiations et d’autre part, celles qui sont reçues pendant le séjour ou reçues pendant le voyage.

Voyons le premier point : les radiations sont principalement de cinq types : (1) les rayonnements électromagnétiques de longueurs d’onde moyenne et grande ; (2) les SeP (Solar energetic Particles) qui sont des noyaux d’hydrogène, donc des protons ; (3) les GCR (Galactic Cosmic Rays) d’hydrogène ou d’hélium ; (4) les rayonnements électromagnétiques de très courtes longueurs d’ondes (rayons X et gamma) ; (5) les GCR de haute métallicité dits « HZE » (de numéro atomique « Z » élevé). On peut se protéger des premiers facilement (coque du vaisseau, vitre d’un habitat, combinaison spatiale) ; des deuxièmes et troisièmes, un peu moins bien (eau, riche en protons) car les quantités de SeP varient fortement au cours du cycle solaire (onze ans), les SPE (Solar Particle Events- tempêtes solaires) pouvant intervenir (éventuellement sous forme de CME- Coronal Mass Ejections) lorsque le Soleil est autour de son pic d’activité. C’est « autre chose » pour les quatrièmes et cinquièmes ; on s’en protège très mal car, d’une part les ondes les plus courtes passent partout, avec une forte énergie, et d’autre part les HZE ont une importante force destructrice par leur simple masse et par leurs impacts, créent des rayons gammas. Mais, contrairement aux SeP, les radiations de HZE sont constants avec toutefois une fluctuation périodique, sinusoïdale, dépendant de la force de l’activité solaire (variation pouvant être d’un facteur 2).

Voyons le second point : Sur Mars l’instrument RAD (Radiation Assessment Detector) embarqué sur Curiosity a constaté que dans le cratère Gale les radiations n’étaient pas supérieures à ce qu’elles sont à l’altitude ou évolue l’ISS autour de la Terre, avec toutefois plus de HZE puisque ces dernières ne sont pas bloquées plus haut, dans des champs magnétiques planétaires comme ceux qui enveloppent la Terre (et qui causent les Ceintures de Van Allen). Mais on peut se protéger avec une épaisseur plus ou moins importante, selon les doses de radiations que l’on est prêt à prendre, de glace d’eau martienne (protons) et de régolithe martien. Pendant le voyage, le vaisseau spatial est beaucoup plus exposé puisqu’il ne bénéficie ni de la masse de la planète en-dessous de lui, ni de l’épaisseur (faible mais non négligeable) de l’atmosphère martienne (qui bloque quand même les particules jusqu’à 100 MeV au niveau d’altitude moyen – datum) et puisque la coque d’aluminium ou d’acier ne suffit pas à arrêter les radiations particulaires (surtout les HZE). Pendant son voyage Terre-Mars qui a duré sept mois, la sonde TGO de l’ESA a estimé une dose-équivalente de 0,66 Sieverts (pour l’aller et retour). C’est beaucoup puisque, pour ne pas accroître de plus de 3% son risque de mort par cancer au cours de sa vie, l’administration américaine a recommandé de rester en dessous des doses équivalentes-suivantes (en Sieverts) :

Age 25 35 45 55
Homme 0,7 1,0 1,5 2,9
Femme 0,4 0,6 0,9 1,6

Alors que faire ? Pour Madame Ekström, rien, puisqu’il ne faut pas « y aller » ou peut-être y mener quelques missions « plus tard » mais en tout cas ne pas s’y installer. Pour moi, comme pour les autres partisans des vols habités instruits de ces sujets, et espérant que l’homme puisse vivre un jour sur Mars, il faut accepter les risques, en les limitant autant que possible. Qu’est-ce à dire ? D’abord qu’il faut voyager plutôt lors du pic d’activité solaire. Il y aura moins de HZE. Ensuite, il faut voyager le plus vite possible. On pourrait descendre à 5 mois au lieu de 7 ou 8, en abandonnant la trajectoire de « libre-retour » ou à 6 mois si on veut conserver cette dernière. Ensuite il faut utiliser au maximum l’eau et les aliments (eau) embarqués pour faire écran aux SeP. On pourrait par exemple placer les réserves d’eau et de nourriture sur la surface intérieure des quartiers d’habitation (les espaces privatifs où l’on dort et se repose) et créer au centre du vaisseau un caisson particulièrement protégé où l’on pourrait passer les quelques heures d’une tempête solaire. Ensuite il faut limiter ses voyages martiens (aller et retour) à un ou deux, maximum, dans une vie. Enfin il faudrait rester le maximum protégé en surface de Mars. Est-ce un problème ? Je ne le pense pas. Qui envisagerait, connaissant le risque que présentent les radiations, de mener une carrière de pilote sur la ligne Terre/Mars/Terre ? Qui de nos jours passe plus de 2 heures par jour en dehors de chez lui, de son bureau ou de sa voiture ? Sur Mars, on aura d’autant plus de robots qu’on aura peu d’hommes pour travailler et ces hommes seront la plupart du temps, dans leurs abris, confortablement installés, occuper à faire fonctionner et à surveiller, en direct, leurs robots à l’extérieur. On pourra fort bien se limiter à des sorties de 4 heures par jour. J’insiste sur le « en-direct », qui justifie (en dehors bien sûr des raisons non scientifiques) que l’homme aille physiquement sur Mars alors que, a contrario, ce n’est vraiment pas nécessaire sur la Lune puisqu’on peut tout voir et commander en direct depuis la Terre par robots interposés.

Après les radiations, il y a d’autres « difficultés » que Sylvia Ekström considère aussi comme des show-stopper. La deuxième en importance, me semble-t-il est qu’il n’y a aucune industrie martienne pour permettre l’utilisation des matières premières martiennes. Cela semble une évidence et je l’avais déjà remarqué mais partant de ce constat, il faut encore une fois, voir comment résoudre ce problème. Cela ne me semble pas impossible (en fait, le contraire). Il faut simplement importer de la Terre tout ce qui permettra d’utiliser les matières premières martiennes (et le faire progressivement compte tenu des capacités d’emport et du nombre réduit d’opérateurs humains sur place). Il faudra bien sûr importer une source d’énergie nucléaire et l’on commence à connaître les projets (très avancés) de Kilopower et Megapower du DoE de l’Etat fédéral américain (au LANL). Il faudra ensuite importer une machine pour accumuler du minerai de fer et une autre pour accumuler un minerai riche en silice, les deux matières parmi les plus abondantes en surface de Mars. A partir de là, en espérant qu’on trouve les additifs pour le verre et le fer (le bore a déjà été identifié), je ne vois pas pourquoi, on ne pourrait pas fondre le fer et le travailler, et couler des plaques de verre. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas pomper l’air de l’atmosphère dans un réacteur de Sabatier et produire avec de l’eau martienne (donc de l’hydrogène) du méthane et de l’oxygène. Car on trouvera de l’eau sur Mars, une des premières recommandations à donner aux personnes qui choisiront le site d’atterrissage du premier Starship, étant de se poser près d’un dépôt accessible de glace d’eau (mais je crois que tous ceux qui veulent sérieusement aller sur Mars, dont bien sûr Elon Musk, y ont déjà pensé).

Ensuite si l’on dispose d’acier, de verre, d’eau, d’oxygène, d’azote (il y en a 2% dans l’atmosphère de Mars et on peut l’extraire), de gaz carbonique, et d’autres sels et minéraux présents dans le sol de Mars, on construira des abris pour les hommes, recouverts de glace d’eau ou de régolithe, des  serres pour leurs végétaux, des bacs remplis d’eau pour leurs spirulines, leurs tilapias et leurs crevettes et, n’en déplaise à Sylvia Ekström, ces abris seront de plus en plus confortables et la nourriture de plus en plus abondante et variée, le recyclage effectué selon les principes de la boucle MELiSSA et incorporant de plus en plus d’éléments martiens, permettant une production de plus en plus importante. Par ailleurs on pratiquera l’impression 3D dans toutes ses variantes, pour obtenir toutes sortes d’objets, d’instruments, de structures, en utilisant la richesse minéralogique de la poussière martienne.

Dans ces conditions, Oui ! On pourra aller sur Mars et y vivre, dès que le Starship ou un autre vaisseau d’une puissance comparable pourra voler. Et on ne me fera jamais croire que l’homme des années 2020 serait moins capable que l’homme des années 1960 de faire un vaisseau au moins aussi puissant que le Saturn V qui a permis à l’homme d’aller sur la Lune et qui avait une capacité de placement de 140 tonnes en orbite basse terrestre. Un tel vaisseau avec le remplissage de ses réservoirs en orbite, comme il est prévu pour le Starship, pourrait déposer 100 tonnes sur le sol de Mars au lieu des 25 tonnes qu’aurait permis la Saturn V. Robert Zubrin avait bâti son projet Mars-direct sur deux vols de Saturn V (l’un robotique préparatoire et l’autre habité) emportant chacun 25 tonnes. Je suis certain que l’homme ira sur Mars. Comme je l’ai dit lors du Débat, j’ai noté Mai 2031 pour le grand départ (après un vol robotique d’essai en janvier 2027 qui reviendra sur Terre en juillet 2029, un peu trop tard pour risquer la fenêtre de lancements de Mars 2029). Et en Novembre 2031, les premiers hommes, deux groupes de quatre personnes (deux couples d’homme et de femme de plus de 50 ans dont deux médecins), dans deux vaisseaux identiques (redondance !) descendront, pour la première fois sur le sol de Mars. Ils seront certes affaiblis par le voyage mais, portés par leurs exosquelettes encore pour quelques jours, ils seront heureux et fiers de leur performance. Inscrivez la date dans vos agendas !

Illustration de titre : vue d’artiste d’un Starship atterrissant sur Mars. (SpaceX Illustration).

Dernière minute: La NASA a choisi SpaceX pour aller sur la Lune. Cela va indirectement “booster” (comme on dit en bon Franglais) la réalisation du Starship, même si l’association de son HLS (Human Landing System) avec le SLS de Boeing/ULA semble pour le moins baroque. Lien:

https://www.nasa.gov/press-release/as-artemis-moves-forward-nasa-picks-spacex-to-land-next-americans-on-moon