Si l’on va sur Mars, l’établissement que l’on y créera recherchera inéluctablement son autonomie

Certains de mes amis, partisans comme moi de l’exploration de Mars par vols habités, ne partagent pas mon opinion sur le caractère indispensable et quasiment inéluctable d’un établissement permanent et autonome sur la planète-rouge (du moins autant qu’il lui sera techniquement possible de l’être). Je leur réponds.

Il y a plusieurs raisons de vouloir envoyer des hommes sur Mars. La première ou plutôt la plus immédiate, c’est l’exploration scientifique de la planète. On voit bien qu’avec le décalage temporel résultant de la finitude de la vitesse de la lumière, l’exploration robotique est difficile puisque la distance de 56 à 400 millions de km entre les deux planètes couplée avec les 300.000 km/s de la lumière, impose un temps minimum de 5 à 45 minutes entre l’envoi d’un ordre et le retour de l’information sur Terre rendant compte de ses conséquences. Il en résulte qu’aucune action ne peut être menée en direct sur Mars, contrairement à ce qu’on peut faire sur la Lune. Puisqu’on peut quasiment aujourd’hui envoyer des hommes sur Mars et surtout qu’on devrait pouvoir le faire demain, notamment grâce au Starship d’Elon Musk, une présence humaine représenterait donc un avantage difficilement contestable par rapport à la situation présente, au moins dans ce domaine.

Mais si on va sur Mars, je suis convaincu qu’on aura de plus, intérêt à s’y installer et voici pourquoi.

1) Le premier voyage sera hasardeux et de toute façon dangereux car il n’y aura pas de « comité d’accueil » à l’arrivée. Cela posera problème notamment pour aider les passagers à effectuer les tâches les plus basiques dans le contexte d’une pesanteur retrouvée. Une équipe restant après cette « première » sera plus que bienvenue pour que l’arrivée de la seconde mission se passe dans de meilleures conditions.

2) La mission « n » devra repartir de Mars avant que la mission « n+1 »y parvienne. En effet les départs vers Mars à partir de la Terre ne peuvent avoir lieu que dans une fenêtre d’un mois tous les 26 mois, le voyage dure 8 à 9 mois dans un rapport idéal masse transportée/énergie dépensée (orbite de transfert de Hohmann) mais on peut le réduire à 6 mois en consommant plus d’énergie et en transportant moins de masse, tout en gardant une trajectoire de libre-retour. Ensuite le séjour sur Mars ne peut durer moins de 18 mois (à moins de repartir après deux ou trois semaines seulement mais au prix d’un séjour dans l’espace beaucoup plus long qu’à l’aller, d’un passage périlleux dans l’environnement de Vénus et d’une vitesse plus élevée, dangereuse, à l’approche de la Terre). Et à nouveau le retour sur Terre mettra six mois. On aura donc une mission de 6 + 18 + 6 mois = 30 mois. En clair la mission « n » quittera Mars 24 mois après son lancement mais surtout la mission « n+1 » ne pourra arriver sur Mars qu’après 32 mois (26 + 6). Donc, il ne faut pas rêver, il y aura un hiatus de temps important entre le départ de Mars et l’arrivée de la mission suivante sur Mars. Ceci implique, outre l’absence du comité d’accueil déjà mentionné, l’absence d’une présence pour entretenir les équipements laissés sur place (et les conditions environnementales martiennes sont très dures, selon les critères terrestres).

3) Toute importation depuis la Terre sera impossible entre deux fenêtres de lancements. Il faudra donc disposer de stocks mais surtout faire le maximum avec les ressources locales pour produire les ressources dont on aura besoin. En effet, outre la contrainte des fenêtres, et la nécessité pour certains produits de n’être pas trop vieux pour être consommés, le transport de masse et de volume depuis la Terre posera toujours problème car la capacité d’emport de nos fusées n’est pas illimitée et ne le sera jamais. Je rappelle que le Starship ne pourra transporter que cent tonnes jusqu’à la surface de Mars ; c’est à la fois beaucoup par rapport à aujourd’hui et très peu par rapport aux besoins d’une communauté installée sur place. Il faudra donc développer au maximum l’ISRU (In Situ Resources Utilisation) y compris l’ISPP (In Situ Propellant Production), deux principes mis en évidence par Robert Zubrin au début des années 1990 et repris ensuite par la NASA qui restent incontournables.

L’ISRU servira à produire à partir de matières martiennes, le maximum de produits semi-finis dont on aura besoin, telles que poutres et poutrelles en métal, plaques de verres, plaque de silicium (pour les panneaux solaires) mais aussi matières plastiques, tissus, nourriture, poudres pour les imprimantes 3D (objets divers et pièces de rechange) et, dans la mesure du possible, les machines pour obtenir ces produits ou du moins les éléments les plus massifs dont on aura besoin pour les encadrer, supporter ou protéger.

L’ISPP, ce sera la production à partir du gaz carbonique de l’atmosphère martienne, et le stockage, de méthane et d’oxygène qui seront les ergols utilisés par les fusées interplanétaires (le retour sur Terre !) ou planétaires (pour aller n’importe où sur Mars). Le méthane brûle très bien dans l’oxygène (bonne Isp) et la production des deux gaz utilise une technique éprouvée et facile à mettre en œuvre (réaction de Sabatier) moyennant un peu d’hydrogène (une partie pour dix-huit) que l’on trouvera dans la glace d’eau martienne (électrolyse).

4) Mais ce ne seront pas seulement les produits que l’on ne pourra faire venir de la Terre quand on le voudra, ce seront aussi les personnes. En effet il faudra contrôler les robots, faire fonctionner les machines, surveiller les cultures (algues, poissons, plantes), organiser les constructions, contrôler leur viabilité et leur salubrité. Par ailleurs, les personnes vivant sur Mars seront évidemment le bien le plus précieux de l’établissement. Pour les maintenir en bonne santé, il faudra non seulement disposer de médicaments et d’instruments médicaux divers mais aussi de médecins dans toutes les spécialités possibles. Il s’agira d’abord de chirurgiens car il est quand même délicat de confier son corps à des machines non contrôlées en direct par l’homme, mais aussi des infirmiers pour appliquer les directives de médecins examinant depuis la Terre les diverses données biologiques recueillies sur place. Enfin, les scientifiques venant sur Mars auront besoin de toutes sortes de services techniques, dont en particulier ceux de spécialistes des télécommunications ou d’informaticiens. Et « tout le monde » aura besoin de « bricoleurs », c’est-à-dire d’ingénieurs/mécaniciens/chimistes capables de résoudre un problème apparemment insoluble et qu’on n’aura pas prévu, parce qu’ils auront les capacités intellectuelles et manuelles pour le faire.

Enfin il faudra des services pour s’occuper de toutes ces personnes : des conditionneurs pour les produits alimentaires (pasteurisation, appertisation, congélation, gestion des stocks), des cuisiniers-restaurateurs, des administrateurs, des conseillers financiers, des assureurs, des personnes capables de s’occuper de l’éducation des enfants…ou des défunts.

En fait nous avions calculé avec Richard Heidmann (dans une étude publiée en 2018 dans le Journal of the British Interplanetary Society), qu’une base martienne opérationnelle devrait compter quelques 1000 personnes (y compris environ 500 visiteurs renouvelées à chaque cycle et pourvoyeurs de revenus pour la colonie). C’est sans doute ce qu’il faut envisager « pour tourner » en conditions de sécurité acceptables tout en générant une rentabilité suffisante pour continuer.

Toutes ces personnes nécessaires à l’entretien des hommes et des équipements, c’est à dire au fonctionnement de la base, ne pourront pas venir en même temps que les clients et repartir avec eux. Cela ne serait pas rationnel compte tenu de ce qui a été dit plus haut (entretien des équipements et accueil des nouveaux arrivants) et cela demanderait trop de vaisseaux qui ne pourraient rien transporter d’autre (la recherche de l’autonomie ne veut pas dire qu’on l’atteindra tout de suite ni que des échanges n’auront pas lieu).

5) Un dernier facteur à prendre en considération, lié à la distance, à l’espace et à Mars, est le fait que les hommes qui iront sur Mars devront subir les contraintes d’un long voyage (dans tous les cas plusieurs mois), d’une exposition non négligeable aux radiations spatiales (on pourra en supporter la dose sans problème pour un seul voyage ou deux, mais certainement pas pour cinq ou six), et les conséquences d’une accoutumance à une pesanteur nettement plus faible que sur Terre. Il y aura donc des personnes, spécialistes des sciences martiennes, économiquement intéressées à vivre sur Mars parce qu’ils y auront leur activité et leurs liens sociaux (le boulanger !) ou simplement amoureux de Mars, qui après un premier séjour, décideront de revenir et d’y rester. Ces personnes-là voudront un maximum de confort et de commodités et ils s’efforceront, dans leur intérêt propre, de disposer de tous les équipements nécessaires.

Mars ne sera ni la Station Spatiale Internationale d’où il est possible de revenir en moins de 30 heures, ni l’Antarctique qui, certes peut se trouver isolée mais dont l’isolement ne va durer que quelques semaines ou, au pire, quelques petits mois d’hiver. C’est pour cet isolement que naturellement de plus en plus d’autonomie sera souhaitable voire indispensable pour l’établissement humain sur Mars.

Illustration de titre : la Base Alpha imaginée par Elon Musk, crédit SpaceX

Lecture : The Case for Mars chez Free Press, dernière édition, 2011 (Robert Zubrin, créateur de la Mars Society aux Etats-Unis, marssociety.org)

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