Non Monsieur Mayor, vouloir s’installer sur Mars n’est pas une lubie inutile et coûteuse

Le 13 août dernier, Michel Mayor a donné une interview à L’Illustré-magazine* dans laquelle il s’est attaqué aux partisans de l’installation de l’homme sur Mars**. Entendons-nous bien, il ne condamne pas l’exploit d’aller et de revenir de cette planète mais celui de s’y implanter. J’ai été surpris et peiné de cette attaque car elle venait d’un homme que j’estimais et parce que j’ai trouvé ses arguments mal informés, simplistes et égoïstes. Je lui ai écrit par l’intermédiaire du rédacteur en chef du magazine (que je remercie encore de son intermédiation). Il m’a répondu, assez brutalement. Nous restons donc chacun sur nos positions ; je vous prends ici à témoin.

*groupe Ringier Axel Springer Suisse SA, tout comme Le Temps.

** « Conquérir Mars est un rêve, y habiter un cauchemar »

J’ai noté dix objections de Monsieur Mayor à une entreprise dont je rêve et qu’il condamne. Je les reprends ci-après, l’une après l’autre.

La première est relative aux radiations. Il écrit « Coloniser la planète rouge, perpétuellement bombardée de rayons cosmiques, relève de la science-fiction ».

La seconde est relative à l’absence d’atmosphère. Il écrit : « Il n’y a pas d’atmosphère. L’homme vivrait enfermé dans une sorte de grande boîte de conserve, assisté d’un système respiratoire auxiliaire ou dans un scaphandre équipé pareillement s’il veut sortir ».

La troisième est relative à la température. Il écrit : « selon l’endroit où [l’astronaute en EVA] se trouverait, face au Soleil ou pas, la température serait horriblement chaude ou froide ».

La quatrième est relative à l’enfermement des passagers pendant le voyage. Il écrit :« Plus de deux cents jours reclus dans une capsule, essayez d’imaginer. Psychologiquement, comment supporter un voyage de sept mois, enfermé dans une capsule exiguë ? ».

La cinquième est relative au retour sur Terre. Il écrit : « Si y aller représente déjà un sacré programme, en revenir s’avère encore plus compliqué ».

La sixième est relative à la vie sur Mars. Il écrit : « Y habiter serait un cauchemar. Il n’existe aucun endroit sur la Terre qui soit aussi hostile et inhospitalier que Mars ».

La septième est relative à l’obtention de l’eau. Il écrit : « Nous ne sommes pas prêts à faire des forages de plusieurs kilomètres pour capter des sources d’eau (rire) ».

La huitième est relative au coût de l’entreprise. Le journaliste lui demande : « Si on vous comprend bien, dépenser des centaines de milliards pour entretenir l’espoir d’émigrer sur Mars est inutile » Il répond: « Totalement. En termes d’utilité, c’est nul ».

La neuvième est relative au choix des personnes qui seraient autorisées à partir pour Mars. Il écrit : « Ce n’est d’ailleurs pas la seule question éthique que soulève la conquête de l’espace. Si l’on considérait que Mars est habitable, comment se ferait la sélection parmi la population ? Qui choisirait et sur quels critères que tel individu ou telle communauté s’en irait ou non ? ».

La dixième est relative à l’affectation de nos ressources rares. Il écrit : « Plutôt que de rêver d’une émigration de l’humanité vers d’autres planètes, il est plus raisonnable de préserver notre planète bleue ».

Je réponds :

1) Concernant l’insupportabilité des doses de radiations.

Michel Mayor exagère. Certes les doses de radiation parvenant en surface de Mars sont nettement plus élevées que celles qui parviennent en surface de la Terre mais le rover Curiosity a mesuré au fond du Cratère Gale (un peu en dessous de l’altitude moyenne, avec donc une densité atmosphérique un peu au-dessus de la moyenne) qu’elles atteignaient le même niveau qu’à l’altitude où évolue la Station Spatiale Internationale autour de la Terre, soit la moitié de celles que l’on reçoit sans protection dans l’Espace-profond (au-delà des Ceintures de Van Allen). Par ailleurs les personnes vivant sur Mars ne seront pas obligées de se déplacer sans protection anti-radiations en surface de la planète (et on peut sur la planète trouver les matériaux nécessaires pour se protéger suffisamment). Sur Terre, très rares sont les personnes qui passent plus de quelques heures à l’extérieur de leur maison, de leur bureau ou d’un autre lieu de production fermé. Ce sera le cas sur Mars où la plupart des travaux « physiques » seront réalisés par des robots commandés en direct à partir de l’intérieur de la base. Ceci pour plusieurs raisons : il y aura très peu de main d’œuvre et il sera plus efficace et rentable d’employer des robots ; sortir de la base ne sera pas très facile et risqué puisqu’il faudra porter un scaphandre, par ailleurs l’intérêt principal de se trouver sur Mars sera de pouvoir commander en direct, sans décalage de temps (« time-lag »), partout sur la planète les différents équipements dont on aura besoin. Quand on sortira, il faudra simplement porter avec soi un « compteur Geiger » pour surveiller la dose de radiations reçue et prévoir des relais sur les axes de circulation les plus fréquentés autour de la base, à une distance qui ne permettrait pas de disposer du temps nécessaire pour y retourner, pour s’y réfugier en cas de tempête solaire (quelques heures de préavis).

2) Concernant l’inacceptabilité de vivre enfermé du fait de l’absence d’atmosphère.

Michel Mayor exagère. Certes l’atmosphère martienne est irrespirable et sa densité est trop faible pour permettre de sortir sans protection des habitats pressurisés. Il faudra donc vivre dans des locaux pressurisés avec de l’air contenant la quantité d’oxygène dont nous avons besoin et on ne pourra en sortir qu’avec des combinaisons, un casque et des bouteilles de gaz contenant de l’oxygène. Mais sera-ce si pénible ? Je ne le pense pas (à noter en passant que la gravité martienne étant égale à 1/3 de la gravité terrestre, on pourra supporter sans problème des équipements relativement lourds). On pourra construire des dômes de 20 à 30 mètres de diamètre (structure géodésique en barres d’acier), donc spacieux, et les combinaisons pourront être confortables (sans compter qu’il ne faut pas désespérer de faire des progrès dans les matériaux utilisés et leur souplesse). Sur Terre les motards portent sans problème des casques pendant des périodes assez longues et on n’entend aucun d’eux considérer qu’ils sont insupportables. Enfin le fait de pouvoir sortir en scaphandre en surface dans un espace immense, vierge et peu peuplé ne devrait pas du tout générer de sentiment d’enfermement mais plutôt celui de liberté.

3) Concernant l’impossibilité de s’adapter aux variations de température.

Michel Mayor exagère. Il y a des années que l’on sait faire des scaphandres qui disposent d’un système de climatisation qui lissent très efficacement les différences de températures entre « ombre et soleil ». Les astronautes séjournant dans l’ISS les utilisent sans difficulté apparente lorsqu’ils font des sorties extravéhiculaires (EVA). Et les conditions en surface de Mars seront moins extrêmes que dans l’Espace profond ou même en surface de la Lune (il ne sera pas nécessaire de sortir la nuit sauf urgence et les températures diurnes évoluent autour de 0°C à l’équateur – avec des pointes au-dessus de 20°C). C’est un faux problème.

4) Concernant l’insupportabilité des problèmes psychologiques que poserait un voyage de 7 mois.

Michel Mayor exagère. De qui parle-t-on ? Les premiers voyageurs seront des spécialistes qui auront beaucoup à faire pour préparer leur séjour sur Mars. Ils seront aiguillonnés par l’anticipation de l’aventure qui les attend. Au retour ils auront à tirer les enseignements de leur expérience. Ils auront été sélectionnés et entraînés psychologiquement. Je pense qu’ils n’auront ni le loisir, ni le temps de, ni la propension à « s’ennuyer ». Par ailleurs les volumes « habitables » du Starship seront conçus spécialement pour rendre le voyage non seulement supportable mais agréable pour les phases de repos et de détente. NB : le voyage le plus économique sur le plan énergétique serait d’environ 9 mois (trajectoire pure de Hohmann) mais pour le transport des personnes on dépensera un peu plus d’énergie au départ pour accélérer et à l’arrivée à proximité de Mars, pour freiner. On pourra de ce fait, faire le voyage en six ou même 5 mois. En astronautique Michel Mayor est visiblement en dehors de son domaine de compétence.

5) Concernant l’extrême difficulté technique du retour sur Terre.

Michel Mayor exagère. Le retour sur Terre ne sera pas plus difficile que l’arrivée sur Mars (si ce n’est un peu plus rapide à l’approche de la Terre). Je dirais même qu’il le sera moins car la descente dans l’atmosphère terrestre, plus homogène et plus dense, posera moins de difficulté que de descendre en surface de Mars (portance meilleure et plus prévisible, infrastructures très limitées). Par ailleurs le vaisseau spatial aura fait le plein de ses réservoirs avec du méthane et de l’oxygène produits sur Mars (application de la réaction de Sabatier ou du principe de l’hydrolyse, suivie  du stockage des ergols) et il aura besoin de beaucoup moins d’énergie pour s’arracher au puits de gravité martien que pour s’arracher au puits de gravité terrestre (un Starship pourra repartir sans son premier étage SuperHeavy). Là encore Michel Mayor fait preuve de sa méconnaissance du sujet.

6) Concernant le cauchemar que serait la vie sur Mars.

C’est un point de vue purement personnel que je ne partage pas et je ne suis pas le seul. Les conditions matérielles seront certes un peu difficiles pendant les premiers séjours mais elles s’amélioreront avec le temps. Il y a de l’eau sur Mars et tous les minéraux dont on peut avoir besoin pour faire croître des végétaux, élever des animaux (donc des aliments) ou créer les structures de vie nécessaires. Par ailleurs, certains, peut-être beaucoup (en tout cas « suffisamment »), apprécieront de se trouver dans un nouveau monde où il y aura tant de choses à apprendre, tant de défis à relever, tant d’activités à entreprendre dans un contexte extrêmement stimulant.

7) Concernant la difficulté de forer « des km » pour obtenir de l’eau.

Michel Mayor pense qu’il faudrait forer jusqu’à plusieurs km de profondeur pour obtenir de l’eau ! Ce serait évidemment impossible sur une planète où nous ne disposons d’aucune structure permettant de le faire. Cette objection de fait à la possibilité de l’installation de l’homme sur Mars, montre que là encore Michel Mayor parle de ce qu’il ne connait pas. Il y a aux latitudes moyennes de Mars, des dépôts de glace très importants (des « inlandsis » ou des « banquises ») et en bordure de certains, des falaises de glace d’eau exposées vers les pôles. Au-delà de 40° de latitude vers les pôles, la glace est très souvent à seulement quelques cm ou dm de la surface. Certains dépôts sont même proches de l’Equateur (du fait des variations périodiques d’inclinaison de l’axe de rotation de la planète sur son écliptique) et seront facilement accessibles et exploitables. Un des critères à prendre en compte pour décider de l’implantation d’une base sera d’ailleurs de choisir la proximité de tels dépôts.

8) Concernant le niveau exorbitant du coût de l’entreprise.

Là encore Michel Mayor fait preuve de sa méconnaissance totale du sujet. Les « centaines de milliards » dont il parle étaient d’actualité au temps de Werner von Braun, dans les années 1950 et encore au temps du premier président Georges Bush en 1989 (« étude des 90 jours ») mais elles ne le sont plus du tout aujourd’hui. On estime (je dis « on » parce que je ne suis pas le seul) qu’un programme de 50 milliards, réalisé sur 30 ans (cela ne fait pas beaucoup par an en moyenne même si les montants seront plus élevés pendant la phase de préparation jusqu’aux premières missions effectives), suffirait pour mener à bien un programme de 20 ans d’exploration avec des missions utilisant plusieurs Starship lancés tous les 26 mois. Ces 50 milliards recouvrent la mise des équipements au niveau d’un « TRL 8 » (Technology Readiness Level de 1 à 9 degrès) ; la constitution d’une flotte de Starship et une petite dizaine de périodes de lancements (une tous les 26 mois).

9) Concernant l’injustice dans le choix des personnes qui pourraient partir.

Il est évident qu’on ne va pas envoyer « n’importe qui » sur Mars. Pour partir il faudra être accepté et pour l’être il faudra soit disposer des qualifications techniques et psychologiques requises et être financé par l’entreprise chargée de la gestion du projet, soit (avec les mêmes qualités psychologiques) disposer des ressources suffisantes pour se payer soi-même ou se faire payer le voyage. A noter que Monsieur Mayor semble considérer que certaines ressources « non-nobles », comme le tourisme, seraient « impures » alors qu’elles me semblent tout à fait acceptables. Il est évident qu’un projet coûteux n’est pas une œuvre de bienfaisance et qu’il faudra absolument après avoir réunir les fonds nécessaires, les dépenser et les gérer de façon aussi rigoureuse et efficace que possible afin d’obtenir un retour sur investissement satisfaisant. Cette objection est donc totalement « à côté de la plaque ».

10) Concernant le gâchis que serait l’affectation de nos ressources-rares à ce projet.

C’est un point de vue tout à fait personnel de Michel Mayor. D’autres (mais pas moi) pourraient penser que financer la recherche et l’étude d’exoplanètes est tout à fait inutile. Je ne vois pas en quoi entreprendre de donner, à terme, une chance de survie à notre civilisation sur une autre planète, serait inutile. Je ne vois pas en quoi créer une implantation humaine dont la survie puis la prospérité seront conditionnées par l’obtention d’une autonomie financière (donc au minimum, non créatrice de charges pour les Terriens et selon moi profitable pour tous) serait un gâchis. Je ne vois pas en quoi établir une nouvelle communauté fondée sur la recherche (planétologique, astronomique, ingénieuriale, etc…), la rationalité et l’efficacité de l’organisation ne serait pas « raisonnable ». Ce type de projet n’a jamais existé jusqu’à présent parce qu’il était technologiquement impossible mais il faut savoir s’adapter au changement et aux nouveaux horizons que nous ouvrent le progrès. Il faut savoir parallèlement faire évoluer ses paradigmes.

Mais au-delà de ces critiques ce que je regrette le plus c’est le ton arrogant et méprisant de Michel Mayor dans son interview et lors de notre échange. J’admirais la personne qui avait su, indépendamment des « vents dominants » dans sa profession, explorer avec ténacité une piste nouvelle fondée sur la spectrographie « de pointe ». J’admirais son ouverture d’esprit, son esprit créatif, son ingéniosité, le sérieux de son travail, tout ce qui manque en fin de compte à la personne « arrivée » et comblée d’honneurs qu’il est devenu. Je ne vous dis pas merci pour votre compréhension et votre soutien, Monsieur.

Lien :

https://www.illustre.ch/magazine/michel-mayor-conquerir-mars-un-reve-y-habiter-un-cauchemar

Illustration de titre :

A gauche, le principe des vitesses radiales utilisé par Michel Mayor et Didier Queloz pour découvrir, en 1995, la première exoplanète, 51-Pegasi-b (crédit Observatoire de Paris – media4.obspm.fr). C’est un « Jupiter-chaud » qui évolue autour d’une étoile de type « naine-rouge » à 51 années-lumière du Soleil.

A droite, photo de Curiosity, prise dans le Cratère Gale, sur Mars, à moins d’une demi-heure lumière de la Terre (crédit NASA/JPL-CalTech). 51-Pegasi-b est invisible, même avec nos meilleurs télescopes ; on n’y ira « jamais » (avec les technologies existantes ou théoriques d’aujourd’hui), mais on peut aller sur Mars.

On voit bien que l’intérêt de Michel Mayor diffère totalement de celui des gens qui veulent coloniser la planète Mars. Il a analysé la lumière reçue de l’étoile 51 Pegasi sans imaginer à aucun moment y aller. Nous, nous voulons nous installer sur Mars, planète bien visible dans le Ciel et que nous explorons depuis des années au moyen de toutes sortes d’instruments, de disciplines scientifiques autres que l’astronomie ou l’astrophysique, et de techniques ingénieuriales. Michel Mayor n’a donc aucune compétence particulière pour nous parler de Mars et du voyage vers Mars.