Les cylindres de O’Neill pour aller vivre toujours plus loin

Je vous ai présenté la semaine dernière les cylindres de O’Neill, que l’on pourrait construire avec les matériaux lunaires pour vivre au point de libration L5 de notre système Terre-Lune. Mais on peut envisager de les positionner plus loin, sans beaucoup plus de difficultés dans la zone habitable de notre système solaire ou même dans la Ceinture d’Astéroïdes, sans doute moins facilement beaucoup plus loin à proximité des planètes gazeuses et de leurs lunes, jusqu’à l’orbite de Pluton, et peut-être un jour de les utiliser comme vaisseaux multigénérationnels pour atteindre une étoile voisine.

A chaque étape les problèmes évoluent et sont de plus en plus difficiles à résoudre mais on peut les considérer.

Commençons par le point de libration (Lagrange) L5 de notre système Soleil-Terre, « ST ». Il est situé beaucoup plus loin de la Lune et de la Terre que le point L5 du système Terre-Lune, « TL » (150 millions de km au lieu de 385.000 km). On pourrait cependant toujours envoyer les paquets de régolithe de la Lune à L2 (TL) et les convoyer ensuite, groupés, en L5 (ST) pour être transformés. En effet à partir de L2 (TL) l’accélération nécessaire serait la même que pour aller en L5 (TL). La seule différence serait le temps nécessaire au voyage mais, dans une succession d’envois, le temps ne compterait pas.

Voyons ensuite les possibilités dans la zone habitable de notre système solaire. On peut envisager un point de libration martien. Plutôt qu’en L5 ou L4 du système Soleil-Mars (SM), très éloignés de la planète (207 à 249 millions de km), il serait plus intéressant de se placer en L1, c’est-à-dire en pleine lumière du Soleil, entre l’astre du jour et la planète, à une distance de 1.000.000 km de celle-ci, environ (avec l’excentricité de l’orbite de Mars, il y aura des variations). A cette distance on pourrait commander presque en direct des robots en surface de Mars (time-lag de moins de 4 secondes, dans un seul sens) et y descendre assez facilement en cas de besoins ou d’intérêt. Il serait plus coûteux en termes d’énergie de se procurer des matériaux martiens que des matériaux lunaires pour les cylindres positionnés en L5 (TL) mais, plutôt que de descendre sur la planète, on pourrait s’approvisionner sur Phobos. Bien sûr L1 est un point instable (pour donner une image, L1 et L2 sont des sommets, L4 et 5 sont des cuvettes) et il faudrait veiller à maintenir le cylindre à son point d’équilibre mais les dépenses en énergie pour le faire seraient faibles.

On peut plus difficilement envisager une localisation dans l’environnement de Vénus car on aura toujours intérêt à se trouver près d’une source de matière première et Vénus n’offre que ses nuages (elle n’aurait qu’un seul astéroïde troyen, à confirmer, positionné en L4). Ce n’est pas rien mais probablement insuffisant. Imaginez que l’on doive remplacer une tôle de la coque du cylindre parce qu’elle a été endommagée par une micrométéorite ! Par ailleurs l’irradiance est très élevée (2600 W/m2, à comparer à celle de l’orbite terrestre 1400 W/m2) et la chaleur ainsi que l’intensité des radiations pourraient poser problème.

Voyons ensuite la localisation dans la Ceinture d’Astéroïdes. Sur le plan des matériaux, ce serait comme placer un colibri dans un jardin de fleurs. Les constructeurs de cylindres auraient l’embarras du choix. Ils disposeraient de tous les éléments chimiques, y compris le carbone, et aussi de glace d’eau. Par ailleurs la force de libération pour quitter un astéroïde est extrêmement faible puisque sa masse est également très faible. La seule difficulté qui commencerait à ce stade à se révéler, serait le faible niveau de la quantité de lumière car l’irradiance solaire à cette distance diminue sérieusement (on passe de 450 à 700 W/m2 sur l’orbite de Mars à 50 W/m2 sur l’orbite de Jupiter). On devrait donc augmenter la taille des miroirs et leur donner une certaine concavité.

Au-delà de la Ceinture d’Astéroïdes, on arrive aux géantes gazeuses. La proximité trop grande de ces planètes pourrait poser un problème de radiations des plus grosses d’entre elles (Jupiter surtout) mais pas aux points de libration et en particulier aux points L4 et L5 qui en plus présentent l’avantage de disposer de matière, les astéroïdes Troyens (particulièrement abondant pour Jupiter). Alors, les résidents du point L5 du système Soleil-Jupiter se sentiront peut-être un peu isolés mais au lieu d’un seul couple de cylindres, on peut en imaginer une dizaine ou plus et donc, à l’intérieur, une grande variété de climat, de cultures, d’activités. Sans oublier que, du fait de leur faible gravité, quitter L5 (ou L4) pour voyager ne sera jamais un problème puisque la seule énergie nécessaire sera pour l’accélération et la vitesse réelle par rapport aux deux points, non pour seulement échapper à une attirance planétaire très forte (pour les missions interplanétaires partant de la Terre, 90% de l’énergie est dépensée pour sortir de l’attraction terrestre). Dans ces voyages les résidents n’iront peut-être pas (fréquemment) jusqu’à la Terre, lointaine, mais ils iront volontiers dans la Ceinture d’astéroïdes ou vers les points L5 et L4 de Saturne.

Au-delà de Pluton « les choses deviennent plus compliquées » à cause du manque de lumière. Gerard O’Neill évalue la distance maximum à laquelle on pourrait établir une colonie de la taille d’Island 1, sphère de 900.000 m2 (plus petite qu’Island 3), à 3,7 jours lumière soit 640 fois la distance Soleil-Terre (« 640 UA ») donc bien au-delà de Pluton (entre 29 et 49 UA), entre la Ceinture de Kuiper (30 à 55 UA) et le Nuage de Oort interne (1000 à 20.000 UA). A cette distance, un miroir convergeant de la surface nécessaire pour fournir une énergie de 100 MW devrait n’avoir que quelques petits microns d’épaisseur (O’Neill parle de quelques longueurs d’ondes lumineuses) pour que sa masse ne dépasse pas du double celle de l’habitat équipé et habité. Cela implique que l’on pourrait, en-dessous des 640 UA, au sein de la Ceinture de Kuiper, construire d’autres iles de l’espace qui seraient tout aussi confortables que celles de la Ceinture d’Astéroïdes (et nécessiteraient un miroir un peu plus petit).

Vastes perspectives donc, qui offrent de la marge à une expansion de l’humanité pendant encore une très longue période.

Cependant, à 3,7 jours-lumière, nous sommes encore très loin de l’étoile la plus proche, Proxima-Centauri qui évolue à 4,25 années-lumière. Alors est-il possible d’envisager d’utiliser une île de l’espace pour franchir la distance, énorme, qui nous sépare ? C’est terriblement tentant mais terriblement difficile. On peut certes voir l’île comme un vaisseau spatial, non pas simplement pour vivre quelque part mais pour y aller. Il n’y a aucun problème théorique à l’équiper de moteurs (la forme du vaisseau importe peu là où il n’y a ni gravité ni atmosphère. Le problème c’est bien sûr l’énergie et le temps, les deux étant d’ailleurs liés. Pour ce qui est de l’énergie, étant donné que jusqu’à atteindre les confins de Proxima Centauri, il n’y aura pas d’énergie solaire (ou plutôt son équivalent, celle de l’étoile Proxima Centauri), la seule solution sera l’énergie nucléaire. Reste la durée ! A 20% de la vitesse de la lumière il faudrait 20 ans pour atteindre Proxima-Centauri et les ressources énergétiques « classiques » embarquées ne permettront pas d’atteindre cette vitesse. A la vitesse la plus élevée qu’aucune sonde humaine ait jamais atteinte (la « PSP », Parker Solar Probe, qui se déplace aujourd’hui à 175 km/s grâce à l’accélération procurée par la gravité solaire) il faudrait 6.711 ans. A la vitesse de 1% de celle de la lumière (3.000 Km/s), il nous faudrait encore 423 ans, ce qui est évidemment toujours trop long. Il faudra donc améliorer notre système de propulsion pour parvenir à 10% soit 42,3 ans. Mais même si nous y parvenons, il faudra quand même deux générations d’êtres humains pour faire le voyage (aller simple !). Pourquoi pas si l’environnement est confortable. Mais se pose quand même le problème des relations entre les passagers du vaisseau (surtout les descendants de la première génération qui n’auront rien demandé) et celui de l’usure des vaisseaux et de ses équipements (la redondance de certains va s’imposer). Ce sont des problèmes pour après-demain mais il est permis d’en rêver et plus encore, d’y réfléchir.

Illustration de titre : la vision d’une Ile de l’Espace par Jeff Bezos. Vue d’artiste, crédit Blue Origin. Le rêve de Jeff Bezos est bien de construire une telle île. Inspiré par Gerard O’Neill, il semble cependant préférer le concept du tore (comme celui de 2001, Odyssée de l’Espace) à celui du cylindre. NB: vous remarquerez la courbure du sol et du plafond de l’habitat dans la profondeur de l’image, et l’éclairage bilatéral.

Références :

Les villes de l’Espace, de Gerard K. O’Neill chez Robert Laffont (1978), traduction de The High Frontier, chez William Morrow & Co (1976).

Space Settlements, a design study, NASA, Ames Research Center 1977.

Liste des publications sur les voyages interstellaires (Interstellar Research Center):

https://www.interstellarresearchcentre.com/papers

Vous verrez que la littérature est extrêmement abondante !

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