Les autoroutes de l’espace comme des courants dans l’Océan

Dans le passé on ne voyait la navigation dans l’espace qu’au travers d’une représentation reposant sur les relations gravitationnelles entre deux corps (par exemple le vaisseau spatial et la Terre puis le vaisseau spatial et le Soleil, enfin le vaisseau spatial et Mars). Aujourd’hui on a compris que le corps qui voyage, peut bénéficier du fait de sa masse relativement négligeable par rapport aux autres masses les plus présentes (outre le Soleil, les planètes et leurs satellites), d’un réseau de courants gravitationnels invisibles mais puissants qui lient leurs points de Lagrange. On a nommé ce réseau, l’ITN (Interplanetary Transport Network) ou l’IPS (InterPlanetary Superhighway). Je remercie le Professeur Daniel Pfenninger d’avoir attiré mon attention dessus dans l’un de ses récents commentaires.

Pour mémoire, il existe deux types de points de Lagrange, ces points (ou régions) de l’espace où les attractions gravitationnelles de deux masses (par exemple Soleil et Terre mais aussi Terre et Lune) s’équilibrent : les points de Lagrange proprement dits et les points de Euler. Les premiers (L4 et L5) sont des points stables, c’est à dire que si l’on s’en écarte, on tend à y revenir. Les seconds (L1, L2 et L3) sont des points instables, c’est-à-dire que si l’on s’en écarte on tend à s’en écarter davantage. Leurs facultés d’attraction et de rejet dans l’espace environnant et distant, présentent un intérêt tout à fait particulier dont nous allons parler dans cet article. Mais d’abord, situons-les.

Les points L4 et L5 sont au sommet de triangles équilatéraux dont un côté est l’axe qui joint les deux masses principales. Pour la Terre ils sont donc sur son orbite autour du Soleil à la même distance (mais en avance ou en retard) que celle qui existe entre ce dernier et la Terre. Les points L1, L2 et L3 sont sur l’axe qui joint les deux masses principales soit L3 exactement de l’autre côté du Soleil (« en conjonction »), L1 entre la Terre et le Soleil mais beaucoup plus près de la Terre que du Soleil (1,5 millions de km / 150 millions de km) compte tenu de la masse beaucoup plus importante du Soleil, et L2 à la même distance de l’autre côté de la Terre par rapport au Soleil (« en opposition »). Il ne faut pas oublier que l’ensemble est en mouvement, en orbite autour de la masse la plus importante du système solaire, le Soleil, ce qui est en soi un facteur déstabilisant générateur d’une force de Coriolis. A noter que dans le système Terre-Lune (et d’une façon générale dans les systèmes impliquant un satellite naturel de forte masse avec sa planète), le Soleil introduit une perturbation supplémentaire du fait de l’attractivité de sa masse.

Depuis « toujours » c’est-à-dire Newton (qui, suivant Kepler, résolut par la gravité le « problème des deux corps »), les scientifiques ont eu conscience des potentialités de l’instabilité générée par deux corps en relation gravitationnelle, pour un 3ème corps de masse « négligeable » (« problème à trois corps restreint »). Mais les mathématiques et la physique n’ont pas permis de les décrire avant Henri Poincaré en 1890 (fondement de la théorie du chaos). Les travaux de ce dernier furent poursuivis par Charles Conley (Uni. du Wisconsin) et son étudiant Robert Mc Gehee (Uni. du Minnesota) dans une publication datée de 1960. A ce stade on put constater qu’une infinité de chemin menaient ou emportaient de ces points d’Euler les masses négligeables, et qu’il était très facile sur le plan énergétique pour cette masse de passer d’un point d’Euler à l’autre, c’est-à-dire d’entrer sur une voie plutôt qu’une autre, puisque les orbites étant instables une quantité extrêmement faible d’énergie pouvait le permettre.

La découverte récente (1994-1997) de Martin Lo et de Shan Ross (tous deux au JPL), c’est qu’une fois tracées, ces orbites forment des tubes à partir de l’orbite entourant le point d’Euler considéré, que ces tubes se prolongent d’un point d’Euler d’un astre au point d’Euler d’un autre astre, et que du fait du mouvement des planètes les unes par rapport aux autres (orbites différentes, vitesses sur orbite différentes), les tubes sont mouvants comme des serpents, ce qui donnent entre les points d’Euler des parcours changeants et parfois des intersections. A noter qu’à l’intérieur de ces tubes la vitesse est d’autant plus faible que l’on est proche du point d’Euler et que l’accélération subie en s’en éloignant est totalement gratuite en termes énergétiques (on est emporté par le courant). A noter encore que dans ces tubes la masse de la sonde ou de l’objet artificiel créé par l’homme ne compte pas. Un cylindre de O’Neill y serait emporté avec la même facilité qu’un micro-satellite.

La conséquence pratique c’est qu’en se rendant sur un point d’Euler, par exemple celui du système Terre-Lune L2, on accède à un gigantesque réseau d’autoroutes gravitationnelles parcourant l’ensemble du système solaire. Démonstration a été faite de l’existence de telles autoroutes entre la Ceinture de Kuiper et la Ceinture d’astéroïdes et entre Jupiter et Saturne, en plus de celles qui existent dans notre environnent proche (système solaire interne), jusqu’à Vénus. Elles ont déjà été utilisées pour quelques missions robotiques (Genesis Discovery Mission entre 2001 et 2004 ou sauvetage de la mission japonaise Hiten en Octobre 91) et on a constaté qu’elles sont aussi utilisées , évidemment passivement, par des comètes (Oterma dans l’environnement de Jupiter).

Bien entendu, sur ces autoroutes, le chemin le plus court est plus long que la ligne droite et les vitesses sont faibles. Ainsi il faudrait quelques 13 années pour aller de l’orbite de Jupiter à celle de Saturne (à comparer aux 9,9 années qu’il faudrait si on utilisait une orbite de Hohmann d’énergie minimum dans un espace à deux corps (tangentielle au départ de Jupiter et à l’arrivée à proximité de Saturne).

La seule difficulté est la navigation. Il faut savoir passer d’une orbite à l’autre et le faire au moment précis où la voie est ouverte. Dans l’ancien temps on aurait dit « sentir le vent » ou comme les premiers navigateurs qui parcoururent l’Atlantique, voir où le courant conduit à partir d’indices flottants. Aujourd’hui les indices sont devenus des calculs complexes (orbites de Lissajous !) mais c’est toujours la Nature qui commande. Emprunter un tube au bon moment ne coûte aucune énergie mais en rejoindre un qu’on a laissé passer peut coûter très cher !

On peut imaginer voguer sur ce réseau partout où le jeu de masses dominantes peut permettre à un caillou de suivre une ligne de crête et de passer d’un versant à l’autre. Cela promet de beaux et longs voyages. Un jour des îles de l’espace partiront de l’environnement terrestre à la dérive (calculée) et suivront ces routes invisibles jusque là où leurs miroirs ne pourront plus recueillir suffisamment de lumière pour alimenter leurs machines, et reviendront se baigner dans la chaleur de l’environnement terrestre. La première étape serait une gigantesque station spatiale à l’entrée de l’« autoroute », au point L1 du système Terre-Lune, tout proche de la Terre, comme en ont rêvé Martin Lo et Shan Ross. On pourrait l’appeler le “Gateway”, beaucoup plus justement que la station orbitale lunaire du projet Artemis.

Mais y a-t-il une continuation de ces autoroutes au-delà de Neptune ? Pourrait-on en les empruntant s’engager jusqu’à la Ceinture de Kuiper puis entrer ensuite dans le domaine des Nuages de Oort ? Pour que les courants existent toujours aussi loin il faut que des forces gravitationnelles puissent les créer or au bout d’une certaine distance l’influence gravitationnelle du Soleil est très faible. Par ailleurs les planètes naines comme Pluton, Haumea, Makemake, sont de masse relativement faible (les plus grosses de l’ordre de celle de Pluton) et elles sont très éloignées les unes des autres. Les courants qui les joignent doivent donc avoir très peu de consistance ou de force. Au-delà de la Ceinture de Kuiper la situation est encore pire car sans doute il n’existe aucun gros corps dans les Nuages de Oort ; les contraintes gravitationnelles du Soleil y sont trop faibles pour en avoir provoqué la formation.

Alors sans doute ces courants gravitationnels se raréfient-ils et se diluent-ils au fur et à mesure qu’on s’éloigne du Soleil et des grosses planètes. Mais ils existent toujours puisqu’ils sont inhérents à la force de gravité animant tout couple de masses. Deux hypothèses se présentent : 1) un vaisseau emporté jusqu’à cet horizon peut continuer sur sa lancée si sa vitesse acquise est supérieure aux forces de rappel du Soleil ; 2) le vaisseau continue à pouvoir utiliser des courants gravitationnels affaiblis et in fine pénètre dans la sphère d’influence gravitationnelle du système voisin (Alpha Centauri) puis progresse par le même phénomène jusqu’à la zone habitable de cet autre monde. A noter cependant qu’il devrait y avoir entre les systèmes stellaires et également entre les galaxies des réseaux gravitationnels équivalents à celui qui existe à l’intérieur d’un système stellaire. Il faudra un jour les exploiter.

On peut rêver mais pour le moment ces voyages très lointains ne sont pas réalistes car au-delà de la Ceinture de Kuiper ils représenteraient vite des milliers d’années de voyage* et supposeraient aussi une masse énorme d’énergie embarquée car déjà au niveau de l’orbite de Pluton, l’irradiance solaire tombe extrêmement bas (elle n’est que de 0,87 W/m2 en moyenne pour cette dernière, contre 1360 W/m2 pour la Terre et de 492 à 715 W/m2 pour Mars). Le vaisseau aurait le temps de subir toutes les dégradations suffisantes pour entraîner dans la mort les derniers hommes qui auraient pu y survivre.

*Il faudrait 420 ans à la vitesse de 1% celle de la lumière (30.000 km/s) pour atteindre Proxima Centauri…en ligne droite, et la vitesse la plus rapide jamais atteinte par un objet construit par l’homme (la Parker Solar Probe) n’est que 192 km/s, au maximum. 

Pour nos habitats futurs, restons dans une chaleur acceptable sinon confortable. Contentons-nous d’exploiter l’ITN jusqu’à Saturne. Pour le transport d’objets massifs dont on n’aura pas un usage immédiat et pourvu que la destination ne soit pas trop lointaine (Mars, par exemple) on pourra voir l’ITN comme un réseau fluvial susceptible d’emporter des péniches. Et n’oublions pas que ces courants n’existent pas seulement pour nous transporter, transporter nos sondes ou plus tard nos matières premières, ils peuvent aussi nous apporter au fil des siècles toutes sortes d’éléments venus de loin, notamment des astéroïdes et des comètes.

Illustration de titre : Cette représentation stylisée de l’ITN montre ses cheminements sinueux au travers du système solaire. Le ruban vert représente un chemin parmi les nombreux qui sont mathématiquement possibles le long de la surface du tube sombre. Les endroits où le ruban change brusquement de direction représentent les changements de trajectoire aux points de Lagrange, tandis que les endroits resserrés représentent les emplacements où les objets restent en orbite temporaire autour d’un point avant de continuer. La vue d’artiste est prise depuis la région du Soleil. Vous voyez Vénus puis la Terre et Mars sur une ligne oblique partant de gauche à droite. Ensuite repartant de gauche à droite, Jupiter, Saturne et Uranus puis, tout au fond, Neptune. Crédit NASA.

Références :

http://www.gg.caltech.edu/~mwl/publications/papers/IPSAndOrigins.pdf

http://www.gg.caltech.edu/~mwl/publications/papers/lowEnergyInvariant.pdf

http://www.dept.aoe.vt.edu/~sdross/papers/NPO-20377.pdf

https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9seau_de_transport_interplan%C3%A9taire

http://www.jpl.nasa.gov/releases/2002/release_2002_147.html

https://www.nasa.gov/mission_pages/genesis/media/jpl-release-071702.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Orbite_de_Lissajous

https://fr.wikipedia.org/wiki/Orbite_de_halo

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