Les Îles Kerguelen, un « analogue » qui permet d’envisager une vie humaine continue sur Mars

Je viens de relire « L’arche des Kerguelen, voyage aux îles de la Désolation » de Jean-Paul Kauffmann (1992). Cet archipel étant sans doute le plus isolé de notre monde terrestre et « jouissant » de conditions environnementales extrêmement difficiles, je m’interrogeais en même temps sur ce que l’on pourrait en déduire pour l’installation de l’homme sur Mars.

Tout d’abord on comprend que le journaliste Jean-Paul Kauffmann, après trois ans de captivité au Liban dans des conditions très dures, ait eu besoin d’air frais et d’autant de liberté d’aller et venir que possible. Dans ce contexte, un séjour aux Kerguelen était effectivement une excellente idée, surtout pour quelqu’un comme lui qui en avait rêvé, enfant, comme ce que l’on pouvait imaginer comme le lieu parfait de l’aventure ultime.

Les Kerguelen ce sont en effet ces îles fabuleuses qui, entre 49° et 50° de latitude Sud, à 3250 km au Sud de la Réunion, 3900 km de l’Afrique et autant de l’Australie, accessibles seulement après dix jours de mer, ont ce rare privilège de l’isolement vrai, un peu comme l’Île de Pâques mais en beaucoup moins hospitalières.

Les Kerguelen ce sont les îles du vent, de la pluie ou de la neige, du froid et de la tempête. Le vent y est tellement présent et souverain qu’aucune plante ne parvient à s’élever à plus de 50 cm du sol. Les précipitations frappent souvent à l’horizontale et le temps change plusieurs fois dans la même journée, sans préavis. La température oscille entre -5°C et +5°C. Le pays est si dur qu’aucun peuplement pérenne n’y a été encore possible, les cent et quelques personnes « résidentes » n’y restant qu’au plus une année, pour mener à bien des recherches scientifiques diverses ou fournir les services annexes indispensables aux chercheurs. Les élevages commerciaux à grande échelle, ovins, saumons, cervidés, ont tous échoué, principalement pour des raisons de coût…de transport, même si les animaux importés et redevenus sauvages (en y ajoutant les lapins dont on n’a jamais fait l’élevage mais que l’on a introduits) permettent de varier la nourriture locale. Les espèces de plantes comestibles sont extrêmement rares, en fait il n’y a rien d’indigène sauf le fameux chou des Kerguelen, très amer. Quelques légumes cultivés sous serre donnent la variété et la fraicheur indispensables à une bonne santé.

En fait les Kerguelen c’est un peu Mars sur Terre.

Elles ont été découvertes le 13 février 1772, il y a donc 250 ans cette année, pour le Roi Louis XV par le Chevalier Yves-Joseph de Kerguelen qui pensait avoir trouvé un nouveau continent, l’« Australasie », équilibrant sur le globe-terrestre la masse des autres continents. Il dut déchanter lors d’un second voyage, en 1774, quand après une exploration un peu plus sérieuse, il réalisa (et malheureusement pour lui, le Roi également) que son continent n’avait que la surface d’une île un peu plus petite que la Corse et que les conditions climatiques y étaient véritablement épouvantables, à tel point qu’on pouvait à juste titre les appeler « Îles de la Désolation » comme les nomma James Cook qui y aborda en 1776.

La France semble ensuite avoir totalement oublié son « continent perdu » pour se réveiller et n’y revenir qu’au début du XXème siècle. Quelques excentriques, Raymond Rallier du Baty, les frères Henry et René Bossière tentèrent de s’y installer et échouèrent. Un Franco-Genevois, Edgar Aubert de la Rüe, fils du conservateur de la bibliothèque de Genève et de sa femme, française, ingénieur diplômé en géologie de l’ENSG (Ecole Nationale Supérieure de Géologie), y mena en plusieurs campagnes à partir de l’été 1928, des études très sérieuses dans sa spécialité. L’installation permanente ne date que de 1950, par la décision de François Mitterrand, alors ministre responsable de l’Outre-mer, de fonder « Port-au-Français » (« PAF »), lieu de vie et centre administratif des « TAAF », Terres Australes et Antarctiques Françaises. En fait l’administration centrale des TAAF demeura sous les cieux plus cléments de La Réunion, les îles Kerguelen ne bénéficiant sur place que d’une petite antenne dirigée par un chef de district (« dis-Ker »).

Depuis, les missions se succèdent, au rythme des rotations trimestrielles d’un seul bateau, le Marion Dufresne II, à partir de La Réunion. Il n’y a toujours pas de résidents permanents même s’il y a des personnes qui ayant attrapé le virus du rêve et de la déception, reviennent sur l’île pour y faire quelque(s) autre(s) séjour(s) après leur première expérience. Comme il n’y a en période d’affluence qu’un peu moins de 150 personnes (y compris aujourd’hui quelques femmes !) dans l’archipel tout entier (en hiver plutôt une quarantaine) et que les déplacements terrestres y sont très difficiles (climat mais aussi, boue, tourbières, lacs, rochers, montagnes), les manchots, les éléphants de mer, les pingouins ou les stukas, ont de beaux jours tranquilles devant eux.

La vie humaine sur Mars sera-t-elle similaire à ce qu’elle est sur ces îles, sans continuité véritable car sans établissement permanent pour quelques milliers ou au moins quelques centaines de personnes ? Vu sur un plan plus « terre à terre », les Îles Kerguelen pourraient-elles être les Îles Malouines (3000 habitants permanents) ? Mais gardons nos distances interplanétaires et voyons les différences entre Kerguelen et Mars.

Tout d’abord il faut remarquer que la durée des missions sur Mars ne pourra être inférieure à 18 mois, ce qui est nettement plus long que les séjours aux Kerguelen. Un habitat spartiate s’accepte pour quelques mois mais est beaucoup moins supportable sur plus d’une année.

Ensuite toute installation nécessitera très vite (dès la troisième mission habitée ?) l’équivalent d’un « hivernage » c’est-à-dire une jonction entre deux missions. Les personnes qui ne veulent pas rester deux « saisons » de suite sur Mars devront impérativement (contrainte synodique) repartir à n+6+18 (« n » étant la date de départ de la Terre) alors que leurs successeurs remplaçants ne pourront arriver sur Mars qu’à n+26+6. Cela veut dire que pendant 8 mois la base sera vide s’il n’y a pas de « permanence ». Cela ne semble évidemment pas souhaitable car il faudra (1) entretenir base et réseaux (réparation des impacts de micrométéorites, contrôle de la prolifération des bactéries ou des champignons dans les milieux viabilisés, continuité de la circulation d’un air respirable dans les mêmes milieux), (2) maintenir en fonction les équipements et (3) assurer la continuité des soins indispensables aux organismes vivants (bacs à spiruline ou à poissons, serres, petits animaux).

Limiter l’exposition aux radiations plaide pour une limitation du nombre des voyages interplanétaires. L’intensité et la quantité de radiations seront beaucoup plus fortes pendant le voyage que pendant le séjour puisque (1) la masse de la planète elle-même fait obstacle aux radiations provenant de « l’autre côté » (par nature, la moitié) ; (2) l’atmosphère de Mars n’est pas nulle et constitue une petite protection (l’équivalent d’une colonne de 20 cm d’eau contre une colonne de 100 cm sur Terre) et (3) bien sûr on peut vivre sur Mars aussi bien protégé que sur Terre, sous un bouclier de régolithe ou de glace d’eau. On pourra faire trois ou quatre voyages allers et retours Terre/Mars mais pas plus, sous peine d’encourir un risque de cancer trop important. Les personnes qui veulent vivre sur Mars plutôt que sur Terre auront donc intérêt à y rester.

Le coût du voyage sera aussi un obstacle pour en faire plusieurs. On ne peut imaginer dans un futur proche, même en étant très optimiste, que les voyages coûtent moins de quelques 200.000 dollars d’aujourd’hui, aller et retour (sans compter le séjour). C’est incontestablement une barrière beaucoup plus importante que de se payer une rotation au Kerguelen (17.340 euros pour un couple en 2019, sans le séjour). Une fois sur Mars on aura aussi intérêt, de ce point de vue, à y rester.

L’apport de masse et de volume aux Kerguelen, est possible quatre fois par an grâce au Marion Dufresne qui a une capacité d’emport de 4300 m3 en plus des 114 passagers, contre 1100 m3 pour un Starship y compris les passagers. Le navire est le seul lien logistique avec le monde civilisé mais on peut imaginer qu’à son défaut, un autre navire pourrait venir ravitailler les personnes restées sur l’île. Techniquement rien ne s’y oppose. Ce ne serait pas le cas pour les personnes restées sur Mars puisqu’aucune liaison n’est possible entre les fenêtres de départ de l’une ou l’autre planète. La conséquence est que, si une autonomie très faible est possible pour vivre aux Kerguelen (quelques cultures vivrières, un peu d’élevage, déjà mentionnés, et du bricolage pour réparer plomberie et électricité), il n’en est pas du tout de même sur Mars où les êtres humains devront compter sur leurs seules capacités pendant des périodes beaucoup plus longues et avec des possibilités d’importation beaucoup plus faibles. Il faudra donc sur Mars développer au plus vite un maximum d’autonomie ce qui encouragera la continuité et donc les séjours longs (pour ne pas dire « l’enracinement »).

Il y a une autre dimension que je voudrais mettre en évidence parce que je pense qu’elle devrait être aussi importante que possible sur Mars, comme condition non seulement de la pérennité de l’établissement humain mais aussi de sa permanence, et parce qu’elle manque totalement aux Kerguelen où, je pense, c’est l’un des facteurs qui empêchent cette permanence. Cette dimension c’est celle du principe de liberté d’activité et, « allant avec », celle du principe de privatisation de ces activités. Actuellement, ne montent à bord du Marion Dufresne que les scientifiques qui y sont autorisés par l’administration des TAAF parce qu’ils ont une activité évidemment scientifique à mener sur Kerguelen, et quelques employés dont la fonction est de rendre les services vitaux nécessaires à ces scientifiques (et bien sûr aussi aux administrateurs). Ces restrictions sont dues au fait que les Kerguelen sont un centre de coût et non un centre de profits économiques ; les dépenses sont fortement limitées pour cette raison. Je pense que l’administration des TAAF devrait être beaucoup plus ouverte et encourager les initiatives d’activités privées donc payantes, sources de revenus pour les résidents et pour l’état. Certes dans le passé, il y a eu de telles initiatives dans le domaine de l’élevage (mouton, saumon, cervidés, déjà cités) mais elles ont toutes échoué sauf pour les besoins locaux. Si elles ont échoué c’est parce que les marchés étaient trop éloignés, parce que les conditions de vie étaient trop dures pour les exploitants et parce qu’ils n’avaient pas les moyens techniques de les mener correctement à bien. Aujourd’hui, à l’âge de l’informatique, de l’intelligence artificielle, de l’internet, et des possibilités de transport rapide, il faudrait revoir cette position restrictive de principe et tenter à nouveau la liberté. Il est possible de congeler la viande ou les poissons (la Nouvelle Zélande vend bien sa viande en Europe). Il est possible de communiquer par les ondes à partir de n’importe où vers n’importe où. Il serait sans doute possible et rentable de construire un aéroport près de Port-aux-Français (en prenant des précautions particulières en raison du vent). C’est un peu l’œuf et la poule, l’un ou l’autre doit commencer. Certaines personnes seraient heureuses de vivre dans le désert martien tout comme dans le vent et la fraicheur des Kerguelen plutôt que de vivre dans des villes surpeuplées, polluées, trop chaudes ou trop froides du monde terrestre « civilisé » actuel, même si elles n’ont pas de tâche prévue d’avance à y accomplir, pourvu qu’elles s’assument financièrement ! Sur Mars, il faudra laisser cette liberté et cette créativité s’exprimer (sous réserve d’un contrôle de l’affectation des ressources rares comme l’air respirable, l’eau ou l’énergie) comme je l’ai développé récemment dans ce blog. Sans privatisation, la présence de l’homme restera dans les deux cas, sur Mars comme aux Kerguelen, sans imprévu car sans imagination, donc pauvre, sèche et stérile. Et si on permet les activités privées sur Mars, une personne en ayant entrepris une à son compte, aura intérêt à y rester.

Et bien sûr il faudra des couples et des naissances. Il y a trop d’hommes aux Kerguelen (tradition de la Marine ?). Pas de pérennité sans amour pour être persuadé que ce qu’il y a de plus beau c’est le regard de l’autre et que l’extérieur on s’en moque, sans le contact charnel qui fait que rien d’autre n’est plus important où que l’on soit, sans le renouvellement de la vie qui en résulte. Il faut ajouter que Mars, de par son éloignement, impose un décalage dans le temps qui rendra l’éloignement physique encore plus difficile à supporter. On peut rester un trimestre ou deux quelque part en vivant comme un moine (Kerguelen); il serait beaucoup plus difficile de le faire pendant 30 mois (Mars). Beaucoup de gens partiront donc en couple ou bien des couples se formeront sur Mars. A mon avis, l’amour, la naissance, la vie sont inhérents à l’établissement de l’homme sur Mars, pourvu bien sûr que des femmes y partent avec des hommes. Ce serait folie de ne pas favoriser cette mixité.

S’il y a des couples, il y aura des nids et ce sera l’occasion sur Mars comme cela aurait pu être le cas aux Kerguelen si des familles s’y étaient créées ou installées, de se préoccuper d’esthétique. Les baraquements de Kerguelen sont affreux sauf la bibliothèque, l’église Notre Dame des Vents (du moins elle a du caractère ; je n’aime pas la dureté du style des années 1950) et l’intérieur du bar. Je suis certain que les femmes entrainant les hommes, se soucieraient davantage de l’agrément des choses. Il serait possible de construire des habitats beaucoup plus confortables et esthétiquement satisfaisants sur Kerguelen, tout comme il sera possible d’en construire sur Mars.

Je dirais donc la même chose de Mars et des Kerguelen en ajoutant que pour Mars l’incitation à rester sera beaucoup plus forte parce que c’est juste un peu plus difficile d’y vivre et surtout d’y accéder. Le « tipping point » est juste entre les deux.

https://taaf.fr/acceder-aux-territoires/tourisme-a-bord-du-marion-dufresne/participer-a-une-rotation/

https://taaf.fr/collectivites/le-marion-dufresne/

https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Eles_Kerguelen

https://fr.wikipedia.org/wiki/Port-aux-Fran%C3%A7ais

Ecouter : France Bleue, Sidonie Bonnec, 30 Mars 2022 : https://www.francebleu.fr/emissions/minute-papillon/les-iles-kerguelen-un-archipel-francais-perdu-au-sud-de-l-ocean-indien

Lectures :

L’arche des Kerguelen, voyage aux îles de la Désolation, par Jean-Paul Kauffmann, publié chez Flammarion en 1993.

Au vent des Kerguelen, Un séjour solitaire dans les îles de la désolation, par Christophe Houdaille, publié chez Transboréal en 1999. L’auteur a parcouru, seul, pendant 16 mois l’archipel, à bord de son voilier, “Saturnin”, ou à pied. Son aventure rend bien compte de la rudesse des conditions de vie sur ces Terres, en raison d’un climat particulièrement difficile pour l’homme.

Illustration de titre : vue de Port-aux-Français devant le Golfe du Morbihan. Il n’y a pas d’autre implantation humaine permanente aux Kerguelen. Crédit Daniel Delille.

Ci-dessous, carte des Îles Kerguelen : le point rouge localise Port aux Français (sur les eaux relativement calmes du Golfe du Morbihan).

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