Les neutrinos, un vecteur pour pénétrer les accumulations de matière les plus denses de l’Univers

Au-delà des rayonnements électromagnétiques, à côté des ondes gravitationnelles, les neutrinos nous laissent envisager une exploration de l’Univers au plus près de son origine et au travers de ses masses les plus denses. On commence seulement à les exploiter mais il est vrai que leur découverte est relativement récente. Une de leur caractéristique essentielle, qui constitue à la fois une difficulté et un avantage dans le cas qui nous intéresse ici, est qu’ils interfèrent extrêmement peu avec la matière.

NB: J’ai choisi cette semaine de m’éloigner de Mars pour orienter l’attention de mes lecteurs vers un horizon plus lointain. L’exploration de Mars n’est en effet qu’une étape dans le déploiement de notre espèce dans l’espace. Sur Mars comme sur Terre, l’appel de l’espace continuera à nous solliciter. Vouloir maintenant aller sur Mars, c’est non seulement vouloir réaliser une prouesse technologique et vivre une aventure exaltante, c’est aussi exprimer un état d’esprit, celui de se tourner vers l’espace et d’oser vouloir y accéder par la porte entre-ouverte. Si nous le faisons, nous ne nous arrêterons pas et si nous le faisons, nous continuerons à explorer l’espace par tous les moyens, y compris bien sûr par tous ceux que nous offre l’astronomie. 

Mais retournons aux neutrinos.

Comme souvent, c’est une anomalie, constatée lors de l’observation de la désintégration radioactive dite « désintégration β » à l’occasion de laquelle un électron (désintégration β« béta moins ») ou un positron (désintégration β+ « béta plus ») est émis, avec entre autres violations apparentes, celle du principe de conservation de l’énergie, qui a conduit en 1930 le physicien Wolfgang Ernst Pauli (enseignant à l’ETHZ et Prix Nobel) à théoriser l’existence d’une particule électriquement neutre et de masse extrêmement faible (équilibrant la réaction, conservation de l’énergie, de la quantité de mouvement et du spin), qui un peu plus tard sera baptisée neutrino et l’antiparticule correspondante, antineutrino. Le neutron libre par exemple se désintègre spontanément en un proton en émettant un électron et un antineutrino. Le neutrino est un lepton (« léger » en grec) comme, en particulier, l’électron ou le muon (voir ci-dessous); le lepton étant un fermion (particule de spin demi-entier) comme le quark, et non un boson (comme le photon), qui a la particularité de n’être pas sensible à l’interaction-forte, c’est-à-dire la force qui assure la cohésion des noyaux atomiques (il appartient donc à la matière dite « non-baryonique »). Il fut découvert expérimentalement en 1956 dans l’environnement d’un réacteur nucléaire et depuis on progresse, difficilement, dans sa connaissance. On a constaté qu’il y avait plusieurs familles (on dit des « saveurs », au nombre de trois) de neutrinos. Ce n’est qu’en 1998 qu’une expérience mettant en évidence son « oscillation » (changement de saveurs) a conduit à déduire qu’il a une masse non nulle mais extrêmement faible (elle est nécessaire pour le phénomène d’oscillation, mais n’a pu être mesurée faute d’une sensibilité suffisante des appareils de mesure). Il se déplace donc à une vitesse proche de celle de la lumière, et son interaction avec la matière est extrêmement limitée, principalement par interaction-faible et, marginalement, par gravité.

Les sources de neutrinos sont nombreuses. Ils proviennent du fond des âges (création de l’univers, les plus nombreux), d’évènements catastrophiques (supernovæ), ou de réactions nucléaires diverses (dans le Soleil, les centrales nucléaires ou les grands accélérateurs terrestres de particules). Son énergie dépend de la force et de la distance de l’événement générateur mais elle peut atteindre des niveaux extrêmement élevés (jusqu’à quelques péta-électronvolts, « PeV », 1 PeV = 1015 eV). Ses propriétés pour nous transmettre des informations sur l’univers sont, du fait de leurs sources et du fait de leur nature, très intéressantes. En effet le neutrino est stable (c’est une particule élémentaire) ; il provient de réactions nucléaires primaires et non de leurs conséquences électromagnétiques ; il est neutre électriquement et n’est pas dévié par les champs magnétiques, il donne donc des indications très précises sur la direction de son origine ; sa « section-efficace » d’interaction avec la matière est très faible et il peut donc provenir de zones beaucoup plus profondes que les photons ou du voisinage de masse de matière ultra-dense (trou noir, Univers antérieur à la Surface-de-dernière-diffusion).

On tente depuis la fin du XXème siècle de développer des capteurs de ces particules élusives et on commence à y parvenir. Par chance, l’eau offre une propriété qui peut être exploitée en vertu de l’effet Tcherenkov. Cet effet produit un cône de lumière bleutée, très faible (qui nécessite pour être observée dans ce contexte qu’on l’amplifie par des photomultiplicateurs), l’équivalent pour la lumière, du bang supersonique (onde de choc). Il est causé par les muons (particules massives et chargées faisant doublet avec les neutrinos de saveur muonique) résultant des rares collisions des neutrinos avec la matière (protons) car la vitesse de ces muons résultant des collisions, est supérieure à la vitesse de la lumière dans l’eau, milieu diélectrique (NB : mais bien sûr pas de la vitesse de la lumière dans le vide). La trace de l’effet Tcherenkov causé par ces muons permet de connaître la direction, la « saveur » et l’énergie des neutrinos qui les ont causés.

On a donc construit des capteurs consistant en vastes conteneurs d’eau pure (liquide ou solide, légère ou lourde c’est-à-dire contenant un pourcentage élevé de deutérium) comme Super-Kamiokande (Japon) qui utilise l’eau « normale » ou Sudbury (Ontario, Canada) qui utilise l’eau lourde. Ce sont pour certains de véritables observatoires, surtout IceCube en Antarctique, accessoirement ANTARES dans la Méditerranée (au large de Porquerolles) mais des installations plus anciennes ont également enregistré le passage de neutrinos cosmiques (Super-Kamiokande et IMB pour ceux de la supernova 1987a).

IceCube qui se trouve à proximité de la base américaine Amundsen au Pôle Sud géographique, est un ensemble fantastique de 1 km3 constitué de 5160 boules transparentes de 35 cm de diamètre placées par groupes de 60 sur 86 lignes de détection, dans des puits verticaux creusés dans la glace, entre 1,45 km à 2,45 km de profondeur (travaux réalisés de 2005 à 2010). Ces boules sont des « Digital Optical Modules » (« DOMs ») sphériques, orientés vers le centre de la Terre car elles recherchent les neutrinos qui l’ont traversée en venant du Nord (la Terre sert de filtre pour éliminer toute radiation parasite et de réacteur pour offrir un nombre suffisant de protons par interaction avec des neutrinos). Elles sont équipées de photomultiplicateurs et détectent les flashs de photons causés par les muons se déplaçant à grande vitesse, générés par les quelques neutrinos à haute énergie qui ont pu interférer avec la matière à l’intérieur de la Terre et qui tracent des cônes Tcherenkov jusqu’à environ 250 mètres de longueur. Les flashs sont convertis en signaux électriques et envoyés en surface vers la base de collecte et d’analyse des données. La profondeur est nécessaire pour atteindre, outre l’obscurité absolue que l’on n’aurait évidemment plus près de la surface, une glace suffisamment dense (il ne faut pas que les bulles d’air perturbent le tracé des ondes lumineuses) et obtenir un écran contre les radiations parasites (GCR). Le projet n’a coûté « que » 270 millions de dollars, financés à 90% par la National Science Foundation américaine. La « collaboration » scientifique internationale (40 institutions) qui exploite IceCube est dirigée par l’université du Wisconsin-Madison.  L’expérience méditerranéenne ANTARES (Astronomy with a Neutrino Telescope and Abyss Environmental Research), fonctionne selon le même principe (profondeur identique) au large de l’ile de Porquerolles, mais elle a de moindres capacités car elle est plus petite (12 lignes de 400 mètres ancrées au fond de la mer et portant chacune 75 capteurs). Les travaux ont été terminés en 2008. Les détecteurs regardent évidemment vers l’intérieur de la planète (donc l’hémisphère Sud). Son objectif est principalement les neutrinos de 10 GeV à 100 TeV. C’est une collaboration de nombreuses institutions et laboratoires, principalement français et italiens.

Le 22 septembre 2017 (étude publiée dans Science en juillet 2018), IceCube a observé un neutrino d’une énergie très élevée (290 Tera électronvolts – « TeV » = 1012 eV, à comparer aux 13 TeV atteints par le Grand collisionneur de hadrons du CERN) dont on a pu tracer l’origine jusqu’au blazar TXS 0506+056 situé à 5,7 milliards d’années-lumière, à proximité de la Constellation d’Orion, déjà connu pour son activité par les télescopes exploitant les ondes électromagnétiques. C’était la première observation d’une émission extragalactique de neutrinos couplée à une émission de radiations galactiques de haute énergie, y compris rayons gamma. Cela a permis de compléter notre connaissance de cette source importante de rayons cosmiques dont le jet relativiste pointe directement vers notre région de la Voie-Lactée, d’apprécier sa puissance et d’envisager que les rayonnements gamma et les émissions de neutrinos aient une cause commune.

Les observatoires à neutrinos vont ainsi fournir une nouvelle branche à l’astronomie, comme les télescopes opérant dans le spectre électromagnétique et comme les capteurs d’ondes gravitationnelles Virgo, Ligo et bientôt LISA. En combinant leurs données, on considérera la gamme d’observations d’une même source dans le cadre de ce qu’on appelle une astronomie « multimessager », une astronomie à plusieurs dimensions en quelque sorte, pour mieux caractériser les événements par une précision temporelle, directionnelle et énergétique beaucoup plus grande et une compréhension de ce fait toujours meilleure de notre Univers.

NB: texte relu et corrigé (pour les notions de physique des particules) par Pierre-André Haldi (Dr. es Sciences de l’EPFL).

Liens :

https://icecube.wisc.edu/

http://antares.in2p3.fr/index-fr.html

Image à la Une : vue artistique des DOM d’IceCube. Crédit Jamie Yang de la Collaboration IceCube.

Image ci-dessous (1): Photographie de la première observation d’un neutrino prise le 13 novembre 1970. Un neutrino invisible percute un proton, donnant naissance aux traces des particules mentionnées sur la photo.

Image ci-dessous (2) : présentation graphique de l’observatoire IceCube; Crédit Nasa-verve* — IceCube Science Team – Francis Halzen, Department of Physics, University of Wisconsin (*Visual Environment for Remote Virtual Exploration).

lecture: https://phys.org/news/2013-11-world-largest-particle-detector-icecube.html#jCp

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