Magellan, 500 ans après, plus que jamais un modèle pour nous

C’était il y a exactement 500 ans. Le 6 septembre 1522, le dernier et plus petit des cinq vaisseaux de l’expédition de Magellan revenait à San Lucar de Barrameda, le port situé à l’embouchure du Guadalquivir, pas très loin de Séville, qu’il avait quitté 3 ans auparavant, le 20 septembre 1519, avec 250 personnes embarquées sur cinq caraques.

Magellan lui-même était mort pendant le voyage, le 27 avril 1521, sur un rivage de la petite île de Mactan, au cœur de l’archipel des Philippines, à 2km de l’île de Cebu, massacré par les indigènes. Il avait eu le temps et la joie de se prouver à lui-même et à ses compagnons, qu’il était possible d’atteindre par l’Ouest les fabuleuses Iles Moluques (aujourd’hui en Indonésie) d’où provenait la plus grande partie des épices consommées en Europe, richesse suprême à l’époque. Les difficultés rencontrées et surmontées, avaient été énormes, presqu’inhumaines. Il ne restait plus qu’à faire savoir ce haut-fait à tous ceux qui en Europe avaient douté qu’il fût possible de l’accomplir, et à remercier Carlos-1ro d’Espagne / Charles-Quint du Saint-Empire, qui l’avait soutenu, lui, humble marin portugais de petite noblesse. Il lui était profondément reconnaissant car au-delà de la rudesse de l’écorce, ce souverain austère, avait su voir de quel bois, lui le bourlingueur avisé, le soldat courageux mais aussi le marginal, il était fait. Réussite extraordinaire, à la fois extrêmement savoureuse et extrêmement amère pour Magellan, véritable couronnement pour l’ensemble de la vie d’homme hors du commun.

Pour écrire le présent article, j’ai relu un livre puissant et captivant, comme l’est le sujet, que j’avais passionnément aimé adolescent et que je recommande à tous de lire encore aujourd’hui, le Magellan de Stefan Zweig (traduction en Français par l’excellent Alzir Hella, publiée en 1938, la même année que celle de sa parution en Allemand). Je pense en effet que ce voyage est une prouesse que l’humanité entière devrait célébrer et que c’est aussi un exemple pour ce que nous-mêmes devons faire aujourd’hui, oser ce qui est à la limite du possible, oser nous embarquer pour Mars (ce « nous » étant la poignée d’individus capables, endurants et forts, intrépides, comme l’étaient à l’époque Magellan et ses équipages).

Les deux défis sont similaires sur bien des points. Partir vers l’Ouest à l’époque de Magellan en allant vers le Brésil nouvellement découvert (1500 Pedro Alvares Cabral), c’était un peu comme aller vers la Lune aujourd’hui, l’extrémité du monde connu. Mais l’Amérique fermait l’Océan d’une barrière semblait-il infranchissable. Malgré les tentatives on ne trouvait pas le “Passage” maritime qui permettrait de la traverser et que donc l’accès aux épices était impossible par ce côté-là du monde. Il restait réservé à ceux qui les premiers y étaient parvenus par l’Est, les Arabes et les Portugais.

Juan de Solis était bien descendu jusqu’au Rio de la Plata (qu’il nomma « Mar-dulce ») mais il n’avait pu vraiment explorer l’éventuelle possibilité ou impossibilité de l’utiliser pour aller jusqu’à l’autre Océan. Son séjour avait été bref et sanglant puisqu’il avait été tué, l’un de ses trois bateaux, perdu et les deux autres revenus piteusement à son port espagnol.

Il fallait donc aller encore une fois aussi loin ou peut-être encore plus loin, pour pouvoir trouver ce fabuleux Passage. Mais sans savoir sur quelle étendue d’eau nouvelle il pouvait déboucher, quelle serait la distance qui resterait à parcourir pour atteindre les Moluques, quelle durée prendrait la traversée, quels obstacles encore on pourrait rencontrer. Les Moluques c’était Mars aujourd’hui.

Il faut bien voir que pour affronter ce défi, on ne disposait que de navires poussifs, ces nefs ventrues et ces caraques qui avaient caboté le long des côtes avant, il y avait peu, de se lancer dans l’Océan. Il faut bien voir qu’il n’y avait nul moyen de « communication » et que les Européens seraient, par définition, absolument seuls de leur espèce dans cette immensité puisqu’aucun d’entre eux n’était allé au-delà du Brésil depuis Juan de Solis. Cela impliquait plus précisément qu’aucune aide technique propre à leur civilisation ne leur serait accessible.

Mais avant de partir dans la circonvolution, il avait d’abord fallu obtenir les appuis nécessaires et ce ne fut pas une mince affaire : cours au roi Manoël du Portugal, qui ne l’aimait pas et qui lui refusa son aide, fuite en Espagne, réinstallation dans ce pays et action pressante auprès des puissants. Il fallut ensuite procéder à la longue et minutieuse préparation du voyage.

Il fallait tout prévoir comme on devra le faire pour, encore une fois, partir aujourd’hui sur Mars. C’est ce à quoi s’appliqua Magellan pendant dix-sept longs mois. « Tout » c’était non seulement les vivres pour traverser les mers mais aussi les équipements pour réparer ce qui pourrait s’user ou casser. On ne pouvait compter trouver sur le chemin ce dont on aurait besoin puisqu’on ne savait rien de ce qu’on allait trouver. Sans oublier qu’il n’était pas question de se faire remarquer dans un port du Brésil où on aurait pu rencontrer des Portugais. En effet il faudrait être discret dans ce territoire puisque Magellan, rejeté par le roi Manoël avait fait ses offres de service au roi d’Espagne et qu’il était désormais un traitre en son pays, férocement concurrent de celui qui lui donnait assistance. La seule espérance c’était de l’eau douce et quelques aliments frais dans un havre « tranquille » car le plus éloigné possible.

Magellan atteignit le Brésil sans encombre, s’arrêta à Rio de Janeiro encore vide de tout européen, exactement ce havre tranquille juste évoqué plus haut. Puis il descendit le long de la côte jusqu’à la Mar dulce, devenue Rio de Solis et qui deviendra Rio de la Plata.  Son espoir était que celui-ci fut bien le Passage. C’est ce que son cartographe et un temps associé, Rui Faleiro, lui avait certifié, là-bas en Europe. Mais il fallut bien se rendre à l’évidence, ce n’était pas le cas, Faleiro avait affabulé à partir d’informations déjà inexactes. Le Rio de Solis se terminait clairement par l’embouchure de deux fleuves dans son extrémité occidentale. Il fallut repartir malgré la grogne de l’équipage, y compris celle des officiers, et continuer toujours davantage vers le Sud, dans un paysage de plus en plus austère et un climat de plus en plus froid.

C’est à partir du Rio de la Plata que se révèle dans son entier, le caractère de Magellan. Il aurait pu rentrer puisqu’il n’avait pas trouvé son passage et qu’en allant plus loin il pénétrait en terra incognita. Mais il persévéra, envers et contre tous, et sachant qu’il était exposé à des dangers beaucoup plus grands que ceux qu’avait affrontés Christophe Colomb : longueur de la mission, éloignement de sa base, baisse du niveau des vivres, climat (car on entrait dans l’hiver austral).

Mais il continua et, de proche en proche, dans le froid de l’hiver, il finit par le trouver son passage, notre « Détroit de Magellan ». L’eau est noire, le paysage austère, les sommets couverts de neige, le vent hurle, les bois du navire gémissent. Et il y entre et il passe et il traverse le continent et retrouve par-delà le Cap Désiré, le bien-nommé, un nouvel océan, le mal-nommé Pacifique, que Nunez de Balboa venait de découvrir en 1513, en traversant beaucoup plus haut mais à pied, l’isthme de Panama.

Il y a donc bien un Passage et Magellan pourrait s’en contenter, mais son but est d’aller jusqu’aux Moluques, notre Mars. Et il peut le faire puisque contrairement à Balboa il dispose d’une flotte (même si un de ses cinq vaisseaux, dirigé par un capitaine moins courageux que lui, lui a faussé compagnie à l’occasion). Et alors que ses marins sont épuisés, qu’il a déjà essuyé une révolte de ses capitaines, que ses vivres sont probablement insuffisants face à l’immensité qu’il ne peut évaluer car il n’a aucune carte, mais qu’il pressent, il se lance malgré tout sans hésiter dans la nouvelle phase de son aventure.

Trois mois, il lui faudra trois mois (28 novembre 1520, 06 mars 1521) pour revoir une terre, la petite île des voleurs (« Ladrones », aujourd’hui Guam) où il put se procurer de l’eau et des vivres. Et ensuite, il suivra un chemin de gloire, d’escale en escale jusqu’à Cebu où enfin il se pose. Il a vaincu l’Océan mais surtout il a vaincu la démesure et il a vaincu l’angoisse.

Magellan a réussi. Il a été confronté à toutes sortes d’imprévus. Il y a fait face et il les a surmontés, sauf bien sûr le dernier, celui de l’hostilité des indigènes de Mactan. Les valeureux astronautes qui le suivront au-delà de la Lune, guidés comme lui par les étoiles, seront dans des conditions évidemment différentes mais ils seront aussi exposés à l’incertitude et au danger.

Ce qui compte dans ces circonstances, comme nous l’a montré Magellan, c’est individuellement, vis à vis de soi-même, la volonté, la capacité à penser aux moindres détails sans oublier l’objectif, la ténacité, le sang-froid. Et dans le présent, comme à l’époque ce qui compte vis-à-vis des autres, c’est l’indifférence au « qu’en dira-t-on », à tous ceux qui pensent que le projet grandiose qu’on veut parvenir à concrétiser est inutile, grotesque, nuisible même aux autres intérêts vitaux en compétition.

Aurons-nous un Magellan pour aller sur Mars ? Un tel caractère est très rare, l’histoire nous l’a montré. Bien sûr la situation n’est pas totalement similaire aujourd’hui puisque l’amiral n’a pas besoin de partir avec ses marins ou, qu’autrement dit, Elon Musk n’a pas besoin de monter à bord de son premier Starship. J’imagine qu’il ne le fera pas avant de prendre sa retraite, ce qui sera sans doute bien après que cette première caraque soit partie pour Mars. En attendant il continuera à diriger son entreprise car son projet n’est pas seulement de montrer qu’on peut traverser l’Océan de l’espace mais bel et bien d’installer l’homme sur Mars. Mais pour reprendre l’analogie, il est certain que pour aller contre les modes et les tendances, pour bousculer les états et les agences, il faut être très fort mentalement et disposer de moyens financiers importants. Elon Musk a cette force parce qu’« il se moque du monde » et que, comme Magellan, il a prouvé sa valeur de capitaine.

Donc, espérons et, si vous en avez l’occasion en séjournant dans l’hémisphère australe, cherchez à identifier du regard ces très légers « nuages » d’étoiles indiscernables qui aujourd’hui portent le nom de Magellan. Ils sont froids et distants comme lui-même l’était ou comme les Moluques l’étaient pour lui par leur éloignement et leur mystère mais ils restent à tout jamais porteurs de son souvenir et une invitation éternelle au Voyage!

NB : Je profite de cet article pour rendre hommage à mon grand-oncle Pierre Godefroy, grand amateur de beaux livres, de musique classique et de tapis d’Orient. J’ai hérité de lui ce livre sur Magellan ainsi que bien d’autres dont une édition XIXème siècle du journal d’Antonio Pigafetta chroniqueur du voyage. Cet oncle était également grand admirateur de son contemporain Jules Verne dont il avait accumulé tous les « Voyages extraordinaires », édités par Pierre-Jules Hetzel et illustré par Edouard Riou. Je m’en délectais quand je séjournais chez lui. Pour moi, jeune adolescent, il n’y avait rien de plus magique que de plonger dans un de ces/ses livres aux reliures précieuses, enveloppé d’une symphonie de Beethoven ou d’une cantate de Vivaldi. Ce furent mes premiers voyages.

NB: Je fête aujourd’hui les 7 ans de mon blog…et les quelques 380 articles qu’il contient. N’hésitez pas à en feuilleter les pages en cliquant sur l’index ci-dessous:

Index L’appel de Mars 22 07 16

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

21 réponses à “Magellan, 500 ans après, plus que jamais un modèle pour nous

  1. C’est très juste de rendre hommage à ce grand navigateur qui, comme d’autres, à montré qu’il est dans l’ADN (comme on dit aujourd’hui) de l’Humanité de chercher à toujours repousser les limites du monde auquel elle a accès, indépendamment des incertitudes et des risques que cette quête comporte.
    Cela dit, il y a quand même de grosses et importantes différences entre l’aventure de Magellan et l’odyssée des futurs explorateurs spatiaux, ceux à destination de Mars en particulier. Magellan partait vers l’inconnu et ne savait pas ce qui les attendait lui et ses équipages au sud du continent américain, alors que l’on connaît aujourd’hui la planète rouge, au moins en surface, presqu’aussi bien que notre propre planète. C’est d’ailleurs une différence qui m’a frappé entre les projets actuels, relativement minimalistes en moyens, et ce que prévoyait von Braun dans les années 1950 pour aller sur Mars, 10 vaisseaux géants, emportant 70 astronautes, et nécessitant l’envoi en orbite terrestre de 37’000 tonnes! Expédition qu’il voyait d’ailleurs pour 1965 déjà! Pourquoi cette armada? Mis à part que von Braun a toujours “vu grand” en matière de lanceurs et vaisseaux spatiaux, il devait en 1950 tenir compte que ces intrépides explorateurs partiraient, comme Magellan, vers l’inconnu et que donc il fallait être prêt à parer à toutes éventualités et possibles surprises lors d’un voyage de plusieurs années. Je me rappelle que dans mon enfance beaucoup croyaient encore que Mars était une planète striée de canaux creusés par une civilisation martienne mourante ou déjà morte! On n’avait pratiquement aucune idée de ce que pouvaient être les conditions régnant à sa surface et à quoi celle-ci ressemblait exactement, Il a fallu attendre les images de Mariner 4, en juillet 1965, pour s’apercevoir que Mars ressemblait en fait plus à la Lune qu’à la Terre même en zones désertiques. Par rapport à Magellan, les futurs explorateurs martiens partiront donc avec un net avantage!

  2. beau rappel de la “traversée” de Magellan en attendant Mars, mais par un chemin qui comme celui de Magellan saura respecter ses contemporains et non celui proposé par cet entrepreneur ivre de sa richesse qui s’approprie l’espace proche de la terre sans vergogne !

  3. Le parcours de Magellan est inspirant pour tout entrepreneur, comme le rappelle l’excellent résumé que nous remercions M. Brisson de nous avoir dressé.

    Cela étant, et comme il est écrit, la situation de Magellan n’était pas totalement similaire à la nôtre. En réalité, s’il on compare avec Mars et notre époque, elle était même complètement différente, et pas seulement pour les raisons évoquées un peu plus haut. Mars s’inscrit d’abord dans une soif de conquête désintéressée propre à l’Homme. Les expéditions maritimes de la Renaissance répondaient au contraire à un besoin conjoncturel imposé par l’extension de l’islam et du reste bien cité : rétablir l’accès à des sources d’approvisionnement préexistantes. La vie humaine et donc le risque pesaient pour peu, là aussi à l’exact opposé d’aujourd’hui. Au contraire de nos solides informations, ces voyages étaient lancés sur la base de cartes erronées qui plaçaient l’Extrême-Orient trop à l’est et minoraient donc les distances attendant les navigateurs : pas sûr qu’aucun fût parti, ou eût obtenu son financement, si elles avaient été connues à leur juste valeur. Ils se décidaient enfin sur le seul caprice d’autocrates, alors qu’un projet de cet envergure dépend aujourd’hui d’un nombre considérable d’organismes eux-mêmes collégiaux et devant rendre des comptes, ce qui change beaucoup de choses. Hors l’esprit d’entreprise, il n’y a donc pas de comparaison possible entre le voyage de Magellan et celui vers Mars. Les défis sont de natures très différentes.

    Par ailleurs, si E. Musk est aussi à sa façon un grand capitaine, d’industrie évidemment, ce n’est toutefois que pour l’accès à l’orbite basse. Pour ce qui est de Mars, sujet différent, on reste pour l’instant au stade de la communication mondaine (la NASA ne fait d’ailleurs pas mieux). Communication au service de ses intérêts, notamment la notoriété de sa société, mais qui n’engage que ceux qui l’écoutent. Rien à voir avec la minutie avec laquelle Magellan a montré préparer son voyage. C’est plutôt au Rui Faleiro aussi cité qu’on serait tenté de le comparer.

    Sur une note plus personnelle, j’ai également lu enfant la quasi-intégralité des romans de Jules Verne dans les éditions Hetzel d’origine. Difficile en effet de trouver meilleure introduction à l’esprit d’aventure et de voyage.

  4. M. Pierre Brisson rend hommage à son oncle qui a éveillé sa passion pour l’exploration spatiale et l’astronomie. Bien que je ne puisse me comparer à l’auteur de ce blog dont le savoir est encyclopédique, j’ai commencé à m’intéresser à ces mêmes sujets grâce à mon père. Il a grandi à Swinemünde (nord de l’Allemagne), non loin de Peenemünde d’où décollaient les V2 pour Londres. Il me racontait qu’adolescent, il observait le décollage de ces engins. Son père travaillait avec Wernher von Braun sur le dernier projet d’envergure du savant. Comme mon père devait s’occuper de la survie de deux-cents enfants berlinois, durant les derniers mois de la guerre, il avait peu de temps à consacrer à sa propre scolarité et il bénéficiait donc de cours particuliers de mathématiques dispensés par de jeunes ingénieurs de Dr von Braun.

  5. On tourne un peu en rond ces jours-ci: échec d’Artémis, échec de l’Europe, aberrations russes…@Mark Wild: étant donnée votre histoire familiale, comment analysez-vous l’impuissance relative de l’Europe dans le domaine spatial? L’union avec l’Amérique est-elle la solution la meilleure? Avez-vous des idées ou souhaits pour un progrès de l’union respectant les personnalités et économies de chaque pays. Nous sommes loin d’apporter au monde une avancée comparable à celle qu’a fait faire Magellan. Ne parlons pas de déclin ou de conséquences des guerres. Ne pas regarder en arrière, trouver des idées novatrices et efficaces. La guerre en Ukraine est un nouveau fardeau. Pourquoi ces gens-là n’ont-ils pas demandé leur adhésion à l’Europe, à l’OTAN plus tôt? Pourquoi n’ont-ils pas accepté la langue russe chez eux? Comment avancer?

  6. Monsieur Martin,
    Je suis très sensible à votre marque d’intérêt à mon égard et je vais essayer de vous donner une réponse toute personelle, en sachant bien que des personnalités bien plus signalées que moi, dont l’auteur de ce blog, essaient de répondre à votre pertinente question.
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    Dès 1945, l’Europe partait avec du retard, étant donné que les deux grands vainqueurs, Etats-Unis et Union Soviétique, se partagèrent les scientifiques allemands spécialistes du spatial. Je crois qu’à cette époque, l’Allemagne était à la pointe de l’astronautique naissante. L’Europe devait se reconstruire des ruines de la guerre alors que les deux grands pensaient déjà aux étapes suivantes. Fatalement, l’Allemagne ne pouvait plus songer à un programme spatial car cela suscitait des craintes que je peux comprendre auprès de ses voisins. La France n’avait pas ces pudeurs et mit sur pied un programme qui, in fine, devint paneuropéen: ce sont les fusées Diamant, Arianne et l’ESA. Mais, dans les années 70, une initiative privée allemande, OTRAG, vit le jour. Un groupe d’ingénieurs allemands voulaient lancer des satellites à des prix très concurrentiels alors que la Nasa et son pendant soviétique avaient le monopole absolu de l’espace; c’était une réflexion révolutionnaire pour l’époque. OTRAG conclu donc avec le président zaïrois la concession d’un énorme terrain dans la province du Shaba (ou Katanga). L’avantage était évident puisque les tirs s’effectuaient à très peu de distance de l’équateur, ce qui est un déterminant pour la mise en orbite de la charge utile. Hélas, la présence d’une telle entreprise allemande au Zaïre gênait et l’Union soviétique et la France. La première continuait de se méfier de toute initiative allemande de ce type, en plus, l’Angola voisin était dans son giron géopolitique. Quant à la France, elle voyait OTRAG comme un concurrent commercial de son propre programme spatial et Valéry Giscard d’Estaing, le président français de l’époque, était soupçonneux d’une Allemagne trop ambitieuse et faisant cavalier seul. Les deux pays se lièrent pour obliger OTRAG à quitter le Zaïre, ce fut l’arrêt de mort de cette belle aventure.
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    Cette histoire, je la tiens de mon père qui vivait alors au Congo et il croisait régulièrement les gens d’OTRAG à l’aéroport de Kinshasa. Ce fut un échec de plus pour l’Europe spatiale, alors que ce projet avait trente ans d’avance. En résumé, beaucoup de petitesse, d’esprit de clocher et l’abscence de personnalités fédératrices à la John Kennedy expliquent peut-être l’attitude de l’Europe face à l’aventure spatiale, alors que les compétences scientifiques ne manquent pas. Quant à l’ Ukraine, j’ai une opinion très particulère car mon grand-père y joua aussi un rôle militaire pendant la seconde guerre mondiale.
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    Ma réponse est tout à fait négligeable par rapport à ce que vous pouvez aisément trouver dans la littérature spécialisée.

    PS. OTRAG: https://de.wikipedia.org/wiki/OTRAG

  7. Message personnelle à M. Brison,

    Le “preview” de mon commentaire est affreux; puis-je vous demander, s’il vous plait, d’arranger la mise en page de mon texte?
    Avec mes remerciements,
    M. Wild

  8. Souvent je me suis demandé: que fait donc ici et maintenant le gentilhomme de la Renaissance qu’est Monsieur Brisson? Il s’est êtes trompé de siècle, il aurait dû naître à la cour de Laurent Le Magnifique.

    Ceci dit,et comme MM. Haldi et Baland, bien mieux qualifiés que moi pour en parler, l’ont relevé, comparer l’expédition de Magellan avec celle d’un équipage d’astronautes à destination de Mars, et en particulier Elon Musk à un Magellan de notre temps, n’est-ce pas un peu forcé? Les Grandes Découvertes, sujet que j’ai enseigné comme prof d’histoire au collège, étaient tout sauf désintéressées et motivées par la seule soif de connaître, mais en réalité le prélude au saccage en règle de la planète. Et je doute fort que Musk, aussi brillant capitaine d’industrie soit-il, ait la recherche désintéressée du savoir pour seule motivation. Quand on soutient mordicus, comme lui, que les grandes pyramides ont été construites par les Extra-terrestres, doit-on s’étonner si tout le monde ne suit pas?

    Autre différence qu’ont relevée MM. Haldi et Baland: alors que Magellan et son équipage partaient vers l’inconnu avec des moyens dérisoires, sans cartes ni points de repères connus, pour des voyages dont un tiers de l’équipage ne revenait pas, à moins d’un acte de folie aucune expédition martienne ne semble prête à décoller sans en avoir d’abord calculé les risques jusqu’au moindre détail. Vos articles ne le confirment-ils pas assez?

    Enfin, descendant de marins et pour avoir pas mal navigué moi-même, j’ai toujours eu une préférence pour les écrivains-voyageurs (Conrad, London, Loti, Maryatt, Hemingway…). Pourtant, le cas de Jules Verne, que vous citez, est particulier: sauf à faire du cabotage vacancier le long des côtes normandes à bord de son yacht, qui lui servait de domicile, n’a-t-il pas écrit tout son oeuvre sans avoir quitté Nantes, sa ville natale?

    Le voyage, c’est comme l’amour: plus on en parle, moins on le fait.

    Ceci dit, félicitations pour les sept ans de votre blog et longue vie à “Exploration spatiale”…

  9. Magellan est mort avant d’avoir réalisé le tour du Monde. C’est Juan Sebastian Elcano qui est revenu le 6 septembre 1522. Il était espagnol-basque et pas aimé par le biographe Pigafetta qui ne le cite jamais.
    De mémoire, Magellan a pris le parti d’une tribu contre l’autre et est mort pour l’avoir défendue.

    1. C’est bien ce que j’écris dans cet article; Magellan a été tué à Mactan, petite île des Philippines. Vous ne m’avez pas lu? Il n’a donc pas terminé son tour du monde mais il est parvenu dans une région où d’autres Européens étaient arrivés en empruntant la route de l’Est. Il a donc prouvé qu’on pouvait rejoindre les Moluques (source de la plus grande richesse possible, à l’époque) en passant par l’Ouest. Il a eu donc personnellement la satisfaction de savoir qu’il avait réussi (ou qu’il avait eu raison, ce qui revient au même).
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      Pour les amis de Magellan (comme Pigafetta), il y avait de quoi “ne pas aimer” Elcano puisqu’il avait fait partie de la conspiration qui avait failli faire échouer la circonvolution avant le Passage d’un Océan à l’autre.
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      Magellan n’a pas précisément pris le parti d’une tribu contre une autre. Il a voulu soumettre le rajah de la toute petite île de Mactan au rajah de la grande île se Cébu qui venait de se convertir au christianisme, pour démontrer à ce dernier la puissance des armes espagnoles (et le conforter dans son alliance avec l’Espagne). Il s’est, malheureusement, pour la première et la dernière fois de sa vie, montré imprudent en s’avançant à découvert sur une trop grande distance dans un terrain difficile (une longue plage recouverte d’un peu d’eau), en laissant trop loin de lui les bateaux armés de canons qui auraient pu le protéger.

  10. @ Mark Wild: Votre réponse m’apprend bien des choses. Votre remarque “beaucoup de petitesse, d’esprit de clocher et l’absence de personnalités fédératrices à la John Kennedy” est très juste et ramène à cette question: comment mettre en œuvre des relations entre les pays d’Europe qui entraînent l’adhésion et surtout un enthousiasme gommant les mesquineries? L’OTRAG semble avoir été une concurrente de l’ESA. L’histoire a, hélas, une foutue pesanteur et affecte toujours l’entente France Allemagne! Et cela aujourd’hui freine l’Europe. Le Congo est non-Européen, obtenir une collaboration de la France pour s’installer à Kourou, lui aussi sur l’Equateur, n’a donc pas été possible? Encore un exemple de l’opacité de nos médias sur les évènements importants. Le rapprochement avec les US dans le spatial n’est pas un mauvais choix mais si cela avait été une concurrence, peut-être que les choses se seraient accélérées. Artémis semble avoir quelque chose à voir avec le désir de devancer les Chinois. Aller dans l’espace vite est vital pour notre espèce. Quant à l’Ukraine, la guerre actuelle est une catastrophe. Ils auraient pu faire comme les Polonais, les Roumains, les Tchèques… Là encore, opacité de nos médias. Les Russes ont-ils réellement cru que les Ukrainiens se voyaient comme appartenant à leur nation ou ont-ils voulu doubler leur puissance en faisant main basse sur les richesses de Kiev par la force?

    1. Faire une toute petite place à OTRAG à Kourou, comme vous le suggérez, Monsieur Martin, eût été de la plus grande audace car, à l’époque, le domaine spatial était l’équivalent d’une deuxième dissuasion nucléaire; or, la doctrine française précise bien que la dissuasion ne se partage pas. Donc, la décision d’OTRAG de s’installer au Zaïre était judicieuse à tous égards. La localisation géographique du Shaba/Katanga favorisait la dynamique du vol. La région était peu peuplé, donc un un incident technique n’aurait pas entraîné de graves conséquences pour la population. Et enfin, le président Mobutu était ouvert à la modernité; parmi ses marottes, il avait passé son brevet de parachutisme militaire en Israël et il pilotait lui-même des avions Hercules C-130 pour se déplacer dans son énorme pays. Comme l’Allemagne portait encore le poids du conflit mondial, une base discrète au Zaïre était une solution de moindre mal pour une initiative allemande. Par ailleurs, j’aimerais préciser que des physiciens allemands ont participé très discrètement au programme nucléaire militaire de la France.

  11. Il faut améliorer la coopération franco-allemande. Les deux peuples sont fiers et susceptibles mais Airbus est la preuve que cela est faisable et fructueux. Les voyages dans l’espace rapporteront un jour de l’argent comme les airbus. En cas de guerre nucléaire, de virus tueur, de chute de météore, d’éruption volcanique énorme, il faut avoir des nôtres dans l’espace. Que la France dise que l’arme nucléaire ne se partage pas, c’est un reste de méfiance. Je comprends votre réaction. Ceci dit, si la Russie attaque l’ Allemagne, je doute que les SNLE, les bombes françaises… et même anglaises ne soient pas inutilisés. On peut craindre que les Russes, ulcérés par la perte des pays de l’est européen et la fin de l’URSS, fassent des bêtises comme le demandent à grands cris certains de leurs dirigeants. Espérons que Poutine saura comprendre la situation.

  12. Trois points complémentaires sur l’OTRAG :

    – Quand cette société fut créée, le centre spatial de Kourou commençait juste à fonctionner et n’était qu’une base purement française. Il aurait été de toute façon irréaliste ou pour le moins prématuré de considérer étendre son champ d’application aux besoins d’une société privée, a fortiori étrangère. La question ne s’est même pas posée.

    – Les réticences envers l’OTRAG ne venaient pas que de l’Union soviétique et de la France. Depuis la fin de la 2ème guerre mondiale, une règle tacite veut que l’Allemagne ne conduise plus seule aucun programme aéronautique ou spatial susceptible d’applications ou de dérivés militaires. Les lanceurs de l’OTRAG en auraient constitué une transgression majeure. Grande-Bretagne, Etats-Unis et même certains milieux allemands ont donc, au nom de cette règle, tout autant découragé cette initiative.

    – Enfin et peut-être surtout, des doutes économiques et techniques très sérieux pesaient sur toute l’aventure, peut-être la principale raison de son abandon. Depuis, personne n’a repris ce concept de « lanceur en crayons » comme on l’appelait à l’époque.

    1. Vos remarques sont pertinentes mais je persiste à croire que la collusion entre la France et l’Union Soviétique a été le coup fatal. D’ailleurs, les dirigeants soviétiques ont insisté pour qu’OTRAG s’installe en Lybie, pays avec lequel ils entretenaient de bons contacts. Il faut ajouter que les deux guerres du Shaba (1977, 1978) furent des opérations de déstabilisation du Zaïre, sous faux drapeaux, des Soviéto-Cubains qui étaient solidement implantés dans l’Angola voisine.

      Il est vrai, comme je l’avais aussi mentionné précédemment, que la méfiance vis-à-vis de l’Allemagne existait encore. Mais, par contre, dès que les ingénieurs allemands travaillaient pour ces mêmes puissances, ces réticences disparaissaient, comme par enchantement.

      En tant qu’adolescent, j’adorais observer les avions-cargo d’OTRAG sur le tarmac de l’aéroport de Kinshasa. Pour moi, ces gens étaient des aventuriers technologiques qui vivaient dans un environnement superbe.

      1. OTRAG : vous avez raison, j’aurais dû écrire “Grande-Bretagne, Etats-Unis, etc, ont donc AUSSI découragé cette initiative” (et non pas “tout autant”) . Les quels de ces acteurs ont été les plus déterminés, je l’ignore en fait (les avis varient).

        Quand cela arrange, les ingénieurs allemands sont en effet bienvenus dans l’aérospatiale : en pratique, la règle tacite est que cela doit se faire en coopération internationale. On peut discuter du bien fondé, et comme pour toute règle tacite, il y a eu quelques exceptions. Mais peu. Et jamais aucune pour ce qui aurait pu évoluer vers un missile balistique, comme ici. Règle tacite toujours en vigueur…

        Leçon à tirer, commune avec Magellan et les voyages vers Mars : c’est bien d’être visionnaire, mais ce ne dispense pas d’anticiper les “tracasseries administratives” (ou vues comme telles) qui, si mal évaluées au départ, risquent d’emporter tout. Magellan avait fait son travail, peut-être pas Lutz Kayser.

  13. “la collusion entre la France et l’Union Soviétique “: elle a existé depuis Voltaire et elle existe encore aujourd’hui. Je me trompe peut-être mais je croirais volontiers que les Américains ont dû sérieusement tirer les oreilles des généraux français pour qu’ils donnent un certain nombre de leurs canons César aux ukrainiens. J’ai lu quelques livres d’histoire locale française et j’ai été étonné de voir qu’en 1815 les occupants russes étaient bien vus, selon l’abbé auteur parce que les officiers tenaient leurs hommes très strictement. (Cela a bien changé!). Sans l’intervention du tsar Nicolas II, en 1914, la première guerre mondiale se serait déroulée comme celle de 1940-45. Encore une fois le poids de l’histoire détruit les deux pays. Je pense qu’il faut regarder exclusivement vers le futur: aller dans l’espace est une façon de trouver un point d’intérêt commun exaltant, capable de faire oublier les rancunes fossiles. A la réflexion, il est heureux que la coopération spatiale se fasse avec les Américains: ils ont un recul, une puissance, un réalisme qui leur permet de nous remettre les pieds sur terre. Cela d’autant plus que les catastrophes qui ne manqueront pas d’arriver dans le futur, tôt ou tard, seront énormes (nucléaire, virus, volcan, météore, inondations, incendies et autres). L’OTRAG, si elle avait réussi, aurait contribué à augmenter les jalousies plutôt qu’une collaboration utile aux deux parties. Et les Russes, grands connaisseurs en fusées (grâce aux savants allemands!), se méfiant de nouveaux V2, ont pris les devants. Les Espagnols en 1588, les Français en 1812, les Allemands en 1942 ont eu leur temps d’agressivité plus ou moins justifiée. Il faut parvenir à dépasser la sauvagerie qui est en nous tous. Regardez les réussites d’Airbus face aux déboires de Boeing, les fuites à répétition de la fusée de la NASA, les explosions répétées de celles d’Elon Musk face au succès du James Webb emmené par une Ariane 5 à son point de Lagrange. Collaborer donne plus de créativité et d’émulation, d’esprit critique face aux erreurs, une meilleure conscience des difficultés, plus d’attention. Travailler ensemble, obtenir des succès ensemble rapproche. Bonne chance à Ariane 6! Les Russes finiront bien par se calmer. Le choix des US pour une stratégie d’usure lente actuellement est plus intelligent que nos sanctions douloureuses quoi qu’il soit bien coûteux pour le peuple ukrainien. Bonne chance à vous.

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