Aujourd’hui je passe la parole à un groupe d’étudiants de l’EPFL qui, en fondant et faisant vivre le Gruyere Space Program, s’est lancé dans une aventure qui mérite toute l’attention de ceux qui s’intéressent à l’espace, à la jeunesse dynamique et créatrice, et à notre futur à tous, sur Terre et bien sûr sur Mars (ou accessoirement la Lune).
Décoller, c’est bien, mais atterrir, c’est mieux !
Le monde du spatial est entré dans un nouvel âge d’or avec l’arrivée de nouveaux acteurs privés, entraînés par la montée en puissance de SpaceX et ses lanceurs réutilisables. On observe depuis un engouement marqué pour tous les aspects liés à l’exploration spatiale et l’apparition d’une multitude d’associations et d’entreprises prêtes à en découdre.
C’est dans cet environnement d’effervescence que nous nous sommes lancés nous aussi dans l’aventure avec Gruyère Space Program, notre association d’aérospatiale, afin de toucher à ce domaine avant la fin de nos études. Plus précisément, nous nous sommes fixés comme objectif de faire décoller la première fusée étudiante capable d’atterrir propulsée par son moteur-fusée après un court vol autonome.
Les véhicules de ce type, les “hoppers”, ne sont pas très courants. On préférera généralement des systèmes munis d’un parachute, plus simple, pour les vols atmosphériques. Ils offrent toutefois des opportunités intéressantes. Tout d’abord, un hopper est un moyen relativement simple de tester sur Terre des technologies dédiées à des engins conçus pour voler sur d’autres mondes. En effet, l’atterrissage propulsé est similaire à celui de véhicules se posant sur la lune, Mars, ou même des astéroïdes, à la différence près bien sûr de la force gravitationnelle ou de la présence ou non d’une atmosphère. Il est ainsi possible de mettre au point sur Terre des technologies telles que des algorithmes de contrôle, des systèmes d’analyse de la surface, ou tout autre équipement scientifique susceptible de se trouver sur une sonde spatiale. Ce fut le cas par exemple du système de navigation par analyse du terrain de l’atterrisseur du rover martien Perseverance, qui a pu effectuer deux vols de test sur Terre afin d’assurer le bon fonctionnement du système une fois à des millions de kilomètres de la Terre.
Un hopper peut aussi servir d’étape intermédiaire pour le développement de véhicules plus complexes. C’est le cas par exemple des nombreux articles de test du gigantesque Starship de SpaceX, qui ont permis de tester en vol les nouveaux moteurs Raptor, ainsi que d’essayer la complexe phase d’atterrissage à l’aide de vols atmosphériques du second étage.
Finalement, il est possible d’imaginer un futur où les hoppers jouent un rôle prépondérant dans l’exploration de corps extraterrestres, en servant de moyen de transport à moyenne ou longue distance, là où un véhicule terrestre mettrait trop de temps ou aurait de la difficulté sur une surface trop escarpée. Un précurseur se trouve déjà sur la planète Mars, Ingenuity, du haut de ses 49 cm et muni de ses deux hélices contrarotatives, a déjà effectué plus de 25 vols pour une distance parcourue de près de 7 km.
Malgré tous les avantages que ce type de véhicule procure, peu d’entreprises fournissent actuellement ce service. On en compte essentiellement une, Masten Space System, basée aux Etats-Unis et qui permet à ses clients d’embarquer une charge utile afin de la tester sur des vols de quelques minutes. Aucune entreprise ne propose actuellement de véhicule similaire capable d’embarquer une charge utile en Europe. Nous espérons peut-être un jour pouvoir combler ce vide en commençant par développer Colibri, notre première fusée hopper.
Cependant, nous n’avons pas commencé avec un objectif si ambitieux. L’association Gruyère Space Program existe maintenant depuis plus de 3 ans et s’est formée autour des envies et des passions de ses membres.
Imaginez, 4 Gruériens férus de spatial, débarquant sur le campus effervescent de l’EPFL. 4 Gruériens remplis d’idées et de débrouille et bouillonnant d’envie d’entreprendre et de découvrir un monde qu’ils ont tant fantasmé : celui du spatial.
En arrivant dans cette école, nous avons découvert que nos idées pouvaient prendre vie et se transformer en prototypes. C’est ainsi que nous avons décidé de fonder notre propre association dont le but était d’apprendre à faire une fusée à partir de zéro. Évidemment, cette association devait avoir un nom. C’est ainsi qu’en référence au célèbre jeu vidéo Kerbal Space Program et un peu nostalgique de notre belle région, notre rêve s’est concrétisé sous l’appellation Gruyère Space Program.
Une partie de l’équipe fondatrice, de gauche à droite: Julie Böhning, Simon Both et Jérémy Marciacq
Une fois le nom trouvé, il ne nous restait qu’à construire la fusée. Alors, avec nos nouvelles connaissances en CAO (conception assistée par ordinateur) ainsi que la nouvelle imprimante 3D d’un de nos membres, notre première fusée voyait le jour. Elle était rouge, elle était belle et qu’est-ce qu’on en était fiers. Cependant, malgré notre fierté et nos passions, ce minuscule modèle de moins de 10 centimètres n’aura pas volé plus haut qu’un mètre à cause de sa mauvaise répartition de masse. Après plusieurs tests avec de petits moteurs tout à fait comparables à des pétards et quelques simulations approximatives, notre second modèle vit le jour et décolla droit et haut. Il laissa la place quelques mois plus tard à un modèle plus évolué nommé C. Cette fusée d’un mètre de haut totalement imprimée en 3D possédait désormais une électronique. En effet, la nouveauté de cette fusée était qu’elle devait, à son apogée, laisser sortir un parachute qui la freinerait dans sa chute. Cette mission nous a appris la patience du développement d’un code et les caprices des cartes électroniques et de leur batterie. Le système mécanique de sortie de parachute nous a également donné du fil à retordre et nous a obligé à nous pencher sur des optimisations de design. Finalement, après plusieurs tests, notre premier modèle de fusée digne de ce nom était prêt.
Le jour du décollage était un grand moment, toute notre petite équipe de 7 personnes était là, réunie, pour voir ce véhicule décoller. Nous l’allumâmes à distance, après un court délai, les premières étincelles sortirent du moteur et la fusée sortit de sa rampe et suivit une courbe parfaitement rectiligne, droit vers le soleil. Après l’euphorie du décollage, notre joie et nos cris redoublèrent lorsque le déploiement du parachute se déclencha avec succès !
À ce moment-là, après un an d’existence, nous avons fait un choix important pour notre association. En effet, deux portes s’offraient à nous. La première, plus classique, était de continuer à faire des fusées de modélismes naturellement stables et dont l’objectif est de monter le plus haut possible et de redescendre à l’aide d’un parachute. La deuxième, plus ambitieuse, était de rester sur de petites fusées, mais de jouer avec des algorithmes de contrôle puissants afin de stabiliser des véhicules qui ne le sont pas naturellement. Suivant notre logique de petite équipe dynamique, nous avons naturellement choisi la deuxième option, plus ambitieuse, plus maligne et moins coûteuse.
Une fusée stabilisée ou fusée avec TVC (Thrust Vector Control) est une fusée instable qui, à chaque moment de son vol, est redressée par l’orientation de son moteur dictée par un algorithme interne. Pour comparaison, imaginez que vous tenez un crayon au bout de votre doigt à la verticale. À tout moment, le crayon sera déstabilisé et tombera d’un côté ou de l’autre. À ce moment, votre cerveau dira à votre doigt de se décaler afin d’appliquer une force qui redressera le crayon. Et c’est exactement ce jeu qui nous a occupé pendant 8 mois.
À grand coup de maths, de tests bancals et de scotch pour la réparation de nos fusées, nous avons appris à appliquer la théorie indigeste du contrôle. Ces équations, bien plus fortes et passionnantes que lorsqu’on les voyait en cours, nous suivaient lors de nos discussions et de nos questionnements souvent jusqu’à tard le soir. Pendant quelques mois, nos semaines étaient remplies de tutoriels, de code et de certitudes alors que nos week-ends étaient remplis de tests, d’échecs et d’apprentissage. Dès que nous réussissions une étape, un autre challenge se présentait : “ et si on rajoutait un étage à notre fusée ?”, “ et si on rajoutait des boosters ?”, “et si on faisait la plus petite fusée TVC du monde ? ”, …
Une fois que nos challenges les plus fous furent réalisés et que notre compréhension du contrôle de nos fusées fut suffisante, il nous fallait un autre objectif, un autre projet fou à nous mettre sous la dent. À ce moment-là, nous étions 6 étudiants et nous nous étions déjà bien apprivoisés. Alors, lors d’une réunion hebdomadaire, alors que nous parlions avec fascination des avancées de SpaceX et des autres entreprises du NewSpace, un de nous dit pour rigoler : “Ce qui nous manque, c’est l’atterrissage. Parce que décoller c’est bien, mais atterrir ça serait mieux…”. C’est ainsi que nous avons commencé à nous pencher sur la question du hopper. Ce véhicule dont le but est de démontrer la capacité d’une fusée à décoller, maintenir une position pendant un moment puis atterrir en douceur, dirigé par son moteur et sans l’aide d’un quelconque parachute.
Cependant, le développement d’un tel véhicule représente un réel challenge. En effet, pour pouvoir gérer suffisamment finement notre poussée (throttle) nous devions passer à un moteur “bi-liquide”, ce qui demandait de drastiquement modifier le calibre de nos fusées.
Nous parlions alors d’une vraie fusée, de plus de deux mètres de haut et d’une centaine de kilogrammes.
Évidemment, cet objectif était bien plus ambitieux que les autres, il fallait donc partitionner le développement en deux phases.
La première nous a permis de faire nos preuves dans la technique ainsi que d’acquérir des compétences en financement de projet. En effet, une fusée “hopper” se compose de deux grandes difficultés techniques : la propulsion, donc son moteur ; et la stabilisation, donc ses algorithmes de contrôle et navigation. Colibri, notre fusée, est propulsée par un moteur à ergols liquides, du protoxyde d’azote pour le comburant et un mélange d’eau et d’éthanol pour le carburant. Ces deux ergols sont injectés d’une manière contrôlée dans une chambre de combustion où ils explosent et créent la poussée soulevant notre fusée.
Allumage de notre moteur de fusée à Lessoc, en Gruyère.
En parallèle du développement de ce moteur, qui compte plusieurs tests réussis d’allumage, nous avons développé Buzz, une plateforme de test pour les algorithmes de contrôle et de navigation de Colibri. Cette plateforme de test s’assimile à un drone avec une turbine centrale et des ailettes qui dirigent la poussée. Ce drone est donc équipé d’une carte électronique avec divers capteurs (accéléromètre, gyroscope, GPS, …) sur laquelle nous pouvons tester divers algorithmes de stabilisation, et de navigation autonome.
Fort de l’expérience acquise avec ces deux projets et leur financement, nous sommes passés à la seconde phase et développons désormais Colibri. Notre fusée “hopper”, pesant environ 100 kilogrammes, mesurant plus de 2 mètres de haut, est capable de voler plus d’une minute avec une charge utile de 3 kilogrammes. Cette fusée requiert le développement de nouveaux éléments tels que les réservoirs, les jambes, le système d’orientation du moteur, les diverses électroniques de commande ou encore l’infrastructure au sol. La fusée intégrera par ailleurs le moteur que nous avons développé, avec quelques modifications pour pouvoir rester allumé pendant plus d’une minute sans faire fondre la chambre de combustion.
Modèle 3D de Colibri
Nous sommes actuellement dans la phase de développement de ce “hopper” et commençons en parallèle la production de certains de ses éléments. Le premier test de vol, qui serait un vol où la fusée reste attachée à une corde par sécurité, doit se dérouler mi 2023. Le premier vol libre est quant à lui prévu pour fin 2023.
Finalement, afin de mener ce projet à bien, un important travail de budgétisation et de recherche de sponsors a dû être effectué. Nous nous sommes donc entourés de généreux partenaires tels que la Mars Society Switzerland, qui voient en notre projet du potentiel et sont alors ouverts à nous soutenir financièrement ou en fournissant du matériel.
Ainsi, vous aurez peut-être la chance d’entendre de nos nouvelles dans un peu plus d’un an lorsque Colibri volera pour la première fois !
L’adresse du site du GSP est www.gruyerespaceprogram.ch . N’oubliez pas que la poursuite de ce programme nécessite un financement. Tout aide de votre part sera la bienvenue!
Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur :
On ne peut que féliciter ces étudiants de génie. Avec leurs modestes moyens, ils ont réussi en quelques années ce que le NASA n’a même pas imaginé de réaliser sur un demi siècle.
Avant eux, seuls Tournesol et Elon Musk avaient réussi à faire atterrir leur fusée.
Bravo aux jeunes Gruériens entrepreneurs !
C’est une très intéressante contribution de leur part que nous pouvons lire ici, grâce à la générosité de M. Brisson qui leur a fourni la place de son habituel blog du samedi !
Une question d’un autre Fribourgeois (mais non gruérien) physico-chimiste, mais non spécialiste en balistique : pour éviter les mauvaises surprises, n’y aurait-il pas avantage à utiliser un monergol, disons, au moins pour commencer : le protoxyde d’azote, N2O, l’hydrazine, H2NNH2, ou le peroxyde d’hydrogène, H2O2, avec chacun leur catalyseur ad hoc permettant leur décomposition en gaz chauds ?
En effet, avoir deux réservoirs, avec chacun un liquide et donc avec des densités différentes et qui se vident à des vitesses différentes, est la source d’un problème supplémentaire dans la gestion d’une poussée orientable, nécessaire pour garder précisément le cap voulu du hopper sans louvoyer (ce qui serait catastrophique pour un atterrissage !), puisque le centre de gravité de la fusée non seulement s’élève de plus en plus vers la charge utile dans le sommet, mais se déplace aussi hors de l’axe de symétrie. Il a fallu attendre SN15 de starship pour arriver à un vrai retour en douceur sur terre ; bien sûr que les crashs précédents ont eu des causes diverses…
Ou bien avez-vous déjà résolu cet aspect avec votre logiciel Buzz ?
Merci beaucoup pour votre soutien!
En effet, la question du type de moteur utilisé s’est posé au début de son développement. À l’époque, nous avions envisagé l’utilisation du N2O en monergol. Les deux autres proposés étant trop dangereux à manipuler ou/et difficilement achetable dans les quantités nécessaires pour des étudiants (bien que nos soyons conscients des accidents ayant eu lieu avec du protoxyde d’azote).
Ce qui nous a amené au moteur à bi-ergols était d’une part la difficulté à allumer un moteur monergol avec du N2O, en se basant sur diverses lectures, et sur le fait qu’allumer un moteur à ergols liquides serait plus simple que ça ne l’a finalement été pour nous.
D’autre part, l’objectif étant de voler pendant plus d’une minute, il faut trouver un moyen de refroidir la chambre de combustion afin d’éviter qu’elle ne fonde. Avec un moteur monergols au N2O, faire passer le N2O dans les lignes de refroidissement le long de la chambre n’est pas envisageable (à cause de son comportement fluidique) et il faut donc se tourner vers des métaux réfractaires (jugés trop cher et complexe à usiner à l’époque) pour un refroidissement passif. Avec un moteur à N2O/éthanol, nous pouvons faire passer l’éthanol dans des lignes pour le refroidir activement afin d’éviter qu’il ne fonde.
À ces deux arguments techniques viennent simplement s’ajouter nos envies personnelles de développer un moteur à bi-ergols!
Pour ce qui est du contrôle du véhicule, que ce soit avec un réservoir ou deux, le changement de masse et d’inertie du véhicule devra être pris en compte. La différence n’est donc pas énorme à ce niveau. Aussi, le centre de masse ne changera à peu près qu’au long de l’axe de symétrie du véhicule (les réservoirs étant alignés). Cependant, il nous reste encore à jauger à quelle fréquence nous pourrions avoir des “vagues” dans les réservoirs pouvant causer une perte de contrôle. Le contrôle du véhicule sera bien évidemment testé en simulation et lors de vols attachés où une perte de contrôle ne causerait pas de destruction du véhicule.
J’espère avoir pu répondre le plus clairement possible à votre question!
@ JÉRÉMY MARCIACQ: Votre analyse est très juste. J’allais écrire un commentaire dans le même sens concernant la position des réservoirs par rapport à l’axe de symétrie vertical (mais je n’ai malheureusement pas eu le temps de le faire jusqu’à ce soir). Tant que le centre de poussée et le centre de masse restent alignés sur cet axe, et que la fusée se déplace verticalement, il n’y a pas de problème. Et pas beaucoup plus entre une solution à un ou à deux réservoirs lorsqu’une tendance à s’en écarter doit être corrigée. Je me demande même s’il n’y aurait pas un certain avantage à avoir deux réservoirs superposés, positionnés plus ou moins de part et d’autre (verticalement) du centre de masse initial, qu’il pourraient ainsi contribuer à maintenir +/- stationnaire, même en se vidant progressivement l’un et l’autre.
Merci beaucoup ! Je comprends bien votre choix de l’éthanol pour le refroidissement du moteur grâce à sa grande chaleur latente de vaporisation.
En mentionnant ces « vagues », vous voulez sans doute parler du ballottement chaotique des liquides dans les réservoirs (liquid slosh dynamics) avec des résonances potentiellement désastreuses à des fréquences de seulement quelques hertz. Oui, il y aurait de quoi déstabiliser une fusée.
Merci à Pierre de donner cette place au GSP; j’ai rencontré ces étudiants récemment, une équipe géniale, ça vaut vraiment la peine de les soutenir.