L’île de Pâques, “loin de tout” mais, de ce fait, un peu plus près des étoiles

Fatu Hiva, Mangareva, Rapa Nui, ces noms d’iles perdues dans l’Océan ont fait rêver des générations de voyageurs sinon d’explorateurs. Là-bas on est toujours sur Terre mais déjà presque sur une autre planète, en tout cas « ailleurs » tant on est loin et isolés du monde. Pourtant des hommes y sont parvenus il y a presque 1000 ans, s’aventurant sur leurs « va’a », esquifs qui le plus souvent aujourd’hui sont des pirogues à balancier et à rameurs mais qui en l’occurrence étaient aussi à voiles. Ils se guidaient avec les étoiles et les moindres indices observables, tels les vents, le vol des oiseaux ou les lignes sinueuses des bancs de plancton, dans l’immensité qui les entouraient. Il fallait beaucoup d’imagination, beaucoup d’espoir, beaucoup de confiance en soi et toujours du courage pour quitter de vue la terre en se lançant vers l’inconnu.

Deux chercheurs du laboratoire mexicain LANGEBIO (Laboratorio Nacional de Genomica para la Biodiversidad), le généticien Andrés Moreno-Estrada et l’anthropologue Karla Sandoval viennent de découvrir ou plutôt de confirmer (publication dans Nature, ce mois de juillet 2020) que ces navigateurs, « hardis » s’il en fut, étaient peut-être allés beaucoup plus loin que ces iles « de rêve », jusqu’en Amérique du Sud. Il me semble intéressant de faire remarquer que les Vikings à la même époque étaient symétriquement parvenus en Amérique du Nord, tout en reconnaissant que le défi pour traverser le Pacifique fut autrement plus impressionnant pour les Polynésiens, compte tenu de la distance à franchir sans escale. A moins que, arrivés au bout de leur monde d’îles et d’archipels, ils aient rencontré sur Rapa Nui (notre future « Île de Pâques » et pour eux, après qu’ils s’y soient installés, “Te Pito o te Henua”, “le nombril du monde”) quelques autres hommes venus eux-mêmes des côtes américaines sur des radeaux de type Kon-Tiki comme imaginé par Thor Heyerdahl. A moins qu’ils aient été les premiers sur Rapa Nui et que ce furent les Amérindiens qui abordèrent ensuite les rivages qu’ils venaient de s’approprier, à l’occasion d’une expédition exploratoire et éventuellement conquérante.

L’étude menée à partir de 2014 par les chercheurs du LANGEBIO, est fondée sur le génome de 166 natifs de Rapa Nui comparés à 188 génomes d’autres habitants de Polynésie. Il apparait que le génome des Pascuans comprend outre une base polynésienne, des éléments résultant de la période coloniale et quelques éléments appartenant à une population du Nord de la Colombie, les Zenus, faisant partie, comme plus tardivement les Incas, de la grande civilisation andine. Les séquence de ces derniers gènes sont courtes et presque identiques. Elles expriment plus un contact ponctuel il y a 28 générations (d’où le millier d’années estimé), qu’un contact continu. Mais cela confirme ce qu’on pouvait déduire de la culture de la patate douce dans certaines des iles les plus orientales du Pacifique comme de la présence de roseaux totora dans le lac du cratère du volcan Rano-raraku de l’Ile de Pâques, les mêmes que ceux qui poussent dans le lac Titicaca ou, provenant de ce lac, dans certains endroits de la côte péruvienne (comme à l’ile de Pâques ils sont utilisés pour flotter dans ou sur l’eau) ou encore ce qu’on pouvait déduire de la technique de construction de certains édifices. Ce qui est certain c’est qu’il y a eu contact. Pour le moment l’échantillon humain est petit mais la voie est ouverte pour une étude plus approfondie.

Aucune mention n’est faite de Thor Heyerdahl par les deux chercheurs, ni par la revue Nature ou par la revue Science qui les citent. Cependant je vois le résultat comme une revanche de ce Norvégien excentrique qui se conduisait au milieu du XXème siècle comme un explorateur du XIXème siècle alors qu’il n’y avait presque plus rien à découvrir sur Terre. NB : On peut remarquer à cette occasion qu’une fois que la Terre a été connue quasiment dans son entièreté, les hommes ont disposé comme par miracle de progrès technologiques qui leur ont permis de regarder encore plus loin en envisageant l’exploration dans une autre dimension, celle de l’Espace. Thor Heyerdhal avait gagné la confiance des indigènes et il avait beaucoup appris d’eux. Il avait compris que la population de l’île bien que toute petite (au plus quelques milliers d’habitants sur 163 km2) n’était pas homogène culturellement et surement en partie non-polynésienne génétiquement. Il avait été beaucoup moqué pour cela par l’« establishment » des ethnologues de son temps auquel il n’appartenait pas. Un de ses contempteurs était (hélas!) le grand professeur Alfred Métraux (né à Lausanne) qui avait séjourné dans l’île dix ans auparavant et qui n’avait rien vu. Je voudrais donc ici rendre hommage à Thor Heyerdhal, en étendant cette expression d’admiration et de respect à tous les hétérodoxes et passionnés qui, par leur sensibilité et leur travail non encadré, non diplômé mais très approfondi, on fait avancer la Science, dans ce domaine comme dans d’autres. C’est grâce à eux souvent, qui ont forcé l’« Académie » à changer de paradigmes, qu’on a pu progresser dans la connaissance et la compréhension du monde.

Revenons à Rapa Nui. Que s’est-il passé ? qu’est-ce que ce contact découvert par les chercheurs ? Où a-t-il eu lieu? J’opte plutôt pour l’hypothèse d’une incursion unique d’Amérindiens à Rapa Nui commandés par le héros Hotu Matua sur un radeau de type Kon-Tiki juste après que les premiers polynésiens y soient parvenus. Les Amérindiens purent ainsi apporter quelques pratiques culturelles de l’Amérique latine dont les techniques de construction en gros blocs lisses et parfaitement ajustés les uns aux autres qu’on retrouve dans les terrasses cultuelles un peu partout dans les îles les plus orientales du Pacifique et dans les temples des Incas aussi bien que de leurs prédécesseurs. Et comme c’étaient les apporteurs de ces technologies « avancées » qui faisaient travailler les autres, ce furent probablement eux les ancêtres des « longues oreilles », ethniquement différents des « courtes oreilles », qui impressionnèrent tant les premiers Européens.

Nous sommes un peu après l’an mille. Deux générations après Hotu Matua et ses compagnons, sont nées et ont grandi sur l’île. Les adolescents sont rassemblés sur la plage d’Anakena où leurs grands-parents ont débarqué et ils se racontent l’histoire de la grande traversée qui leur a permis d’être là. Mieux que leurs parents, ils connaissent tout de ce qui est en train de devenir pour eux le nombril du monde. « Ils en ont fait le tour » et ils ont soif d’ailleurs. Ils contemplent les restes du grand radeau de balsa qui a transporté leurs aïeux et ils se disent : « Nous sommes des hommes nous aussi maintenant. Nous sommes donc des marins comme ils l’ont été et nous allons partir comme ils sont partis, pour aller plus loin. Nous trouverons une terre immense, plus vaste et plus riche que toutes les terres que racontent leurs légendes. Ayons confiance en nos aku-aku* et en notre dieu Kon-Tiki. Si nous sommes courageux et tenaces, ils nous permettront de survivre et de réussir. » Certains partirent et nous ne savons pas ce qu’ils sont devenus. Peut-être sont-ils retournés en Amérique ou ont-ils essaimés dans d’autres îles du Pacifique. Peu importe, ils sont partis loin, bien au-delà de la portée du regard des géants de pierre qui juchés sur les plateformes construites avec une infini délicatesse par ceux qui sont restés, observent pour l’éternité l’océan de leurs yeux grands ouverts.

*petit esprit personnel évoluant autour de chaque Pascuan (et probablement de chaque homme). On ne le voit pas mais il est toujours là. C’est un peu notre “ange gardien” mais il n’est pas toujours bienveillant et il a tendance à être facétieux. Il faut savoir se le concilier. En tout cas, il sait “tout” et peut beaucoup.

Nous sommes dans la même situation que ces jeunes Pascuans des temps anciens, sur la plage regardant les étoiles et ce point rougeâtre dans le ciel. Un jour nous monterons à bord de nos fusées, les va’a d’aujourd’hui, et nous irons là-bas, où personne n’est encore jamais allé, jusqu’à ce point au-delà de l’océan du vide qui nous sépare, parce que c’est un défi qui nous est posé et que notre plaisir suprême serait de le remporter.

Ce qui compte c’est le rêve, la préparation et l’effort. L’île de Pâques est notre dernier appui sur Terre avant le saut vers Mars. D’autres que nous construiront des îles dans l’espace.

Illustration de titre: un moai regarde l’Océan: Photo Géo. En fait ceux qui regardent l’Océan sont rares même si tous ceux qui sont “arrivés à destination” depuis leur carrière de “naissance”, sont situés sur les rivages de l’île. Sans doute pour faciliter leur culte, ou pour les assimiler aux ancêtres qui sont arrivés de la mer.

PS à l’attention des premiers lecteurs de mon précédent article (sur le départ de la mission Mars 2020) publié jeudi 30 juillet: j’ai modifié cet article le Samedi 1er août à midi, en y ajoutant quelques précisions utiles sur la suite du voyage et vous invite donc à le relire.

Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:

Index L’appel de Mars 20 07 27

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

6 réponses à “L’île de Pâques, “loin de tout” mais, de ce fait, un peu plus près des étoiles

  1. Superbe article, tant par la forme que par le fonds. D’habitude, c’est seulement à votre consœur Solange Ghernaouti que je réserve ce compliment.

    Merci en tout cas de rendre hommage à Thor Heyerdahl trop longtemps considéré comme un illuminé par des spécialistes autoproclamés qui manquaient d’imagination.

    Mais, je dois néanmoins rendre justice aux Viking dont l’exploit semble sous évalué à cause de la différence de dimensions entre le Pacifique et l’Atlantique Nord. Certes, ce dernier est plus étroit mais, entre le Danemark et la côte est de l’Amérique, comme escale possible, Éric Le Rouge n’avait que les Îles Féroé et l’Islande sans même savoir que ces deux entités existaient.
    Si le Pacifique est plus grand, il comporte de très nombreuses îles. Dans ce cas aussi, d’inconscients navigateurs qui se seraient lancés dans sa traversée l’auraient fait en ignorant totalement leur existence. Mais, statistiquement, ils avaient une chance non négligeable de les rencontrer. Une chance sur deux pour chacune des étapes et dix étapes, ça nous donne une chance sur mille de réussir. Peut-être même moins. Mais le temps et le nombre de tentatives peut leur avoir donné raison.

    Par comparaison, avec seulement Sainte-Hélène et Tristan da Cunha entre l’Afrique et l’Amérique, l’Atlantique Sud me paraît le plus infranchissable sans outils de navigation efficaces.
    Quant à nous lancer à l’assaut des étoiles, même si je suis certain que nous devons le faire, je dois admettre que le risque est incroyablement plus grand. Même si le problème de la vitesse était résolu, entre notre Soleil et une étoile située à une distance admise raisonnable, il n’y a pas d’île. Pire, si jamais il existait un objet entre nous et cette étoile, il nous serait invisible jusqu’à une éventuelle collision entre lui et notre vaisseau.

    Mais je suis un rêveur alors je reste certain qu’un jour, nous tenterons ce voyage. Nous devons le faire comme nous ne pouvions pas ne pas traverser l’Atlantique il y a cinq cents ans. Si nous ne le faisons pas, nous ne mériterons pas le titre de Représentants de l’Humanité.

    1. Merci Monsieur.Je pense exactement comme vous: nous devrons le faire si nous pouvons le tenter et c’est la même chose à chaque génération, nous devons être “à la hauteur” des défis que nous pouvons relever.
      Pour ce qui est de la difficulté de traverser l’Océan Pacifique, il ne faut pas oublier qu’entre l’Île de Pâques et le continent Sud-Américains il y a 3500 km d’étendue d’eau à traverser sans escale et que l’ïle de Pâques est elle-même située à plus de 2000 km de l’île de Pitcairn, sa plus proche voisine à l’Est. Ces distances sont énormes. Ce qui est commun cependant aux Vikings d’une part et aux Pascuans et aux Amérindiens d’autre part, c’est qu’ils partaient pour l’inconnu total.

      1. “Ce qui est commun cependant aux Vikings d’une part et aux Pascuans et aux Amérindiens d’autre part, c’est qu’ils partaient pour l’inconnu total.”

        Corrigez-moi si je me trompe, mais pour en avoir parlé avec plus d’un navigateur, je crois savoir que les Viking ont pu traverser l’Atlantique nord, pourtant l’un des océans les plus dangereux du globe, même en été, à bord de barques non-pontées parce qu’ils savaient non seulement se positionner par rapport aux étoiles, mais surtout parce qu’ils savaient où était le nord (l’étoile polaire). Il serait en effet difficile d’imaginer comment ils auraient pu se lancer dans une telle entreprise – pensons au seul problème du ravitaillement – sans aucune connaissance, même rudimentaire, de la navigation.

        Parvenus sur le continent américain, ils avaient réussi à parcourir sur terre des distances considérables et à en revenir, comme l’attestent les stèles couvertes de caractères runiques retrouvées à l’est de l’Oklahoma. Par quels moyens et en combien de temps, le saurons-nous jamais?

        Enfin, au contraire de l’exploration spatiale, et en particulier sur Mars, dont l’objectif est connu et même observable depuis la Terre, les Vikings, comme les Pascuans, partaient avec en tête la seule hypothèse qu’il pouvait y avoir d’autres terres sur leur route. Mais ils n’en avaient aucune certitude. Peut-on dès lors vraiment comparer les deux entreprises?

        Pour le reste, je rejoins les propos du premier commentateur: voici un autre très beau texte.

        1. Merci Monsieur de votre commentaire et de votre compliment.
          Vous faites deux remarques sur le fond : 1) Vous semblez considérer que les Vikings ne partaient pas vers l’inconnu total parce qu’ils avaient des moyens efficaces pour se repérer dans l’espace et le temps ; 2) vous considérez que puisque nous savons où se situe Mars et que nous avons quelques renseignements sur cette planète, l’entreprise d’y aller physiquement et d’y vivre ne seraient pas comparable à celle de ces hardis navigateurs.
          Pour répondre à votre première remarque, je répondrai qu’avoir les moyens de repérer où l’on est par rapport à d’où l’on vient n’apporte aucun réconfort si l’on ne sait absolument pas où l’on va.
          Pour répondre à votre deuxième remarque, je dirais qu’effectivement nous savons où se trouve la planète Mars, mais le défi pour y parvenir et y vivre en conditions acceptables et acceptables durablement est tel que le risque à prendre est presque aussi grand que celui d’affronter l’Atlantique ou le Pacifique sans savoir où l’on va. Ceci d’autant que les Vikings ou les Pascuans / Amérindiens comptaient sur l’aide de leurs dieux beaucoup plus que les Terriens d’aujourd’hui.

          1. “…avoir les moyens de repérer où l’on est par rapport à d’où l’on vient n’apporte aucun réconfort si l’on ne sait absolument pas où l’on va.”

            J’en conviens, pourtant ceci n’explique toujours pas comment les Vikings savaient où ils allaient – puisqu’ils le savaient, si je vous ai bien compris. Auraient-ils supposé l’existence d’un autre continent et trouvé en route l’Amérique, comme Colomb l’avait trouvée en croyant avoir atteint la Chine, but de son périple? Sinon, comment auraient-ils pu savoir où ils allaient, même par prescience divine?

            Quant à une éventuelle expédition martienne, je serais bien le dernier à contester qu’elle soit au moins aussi périlleuse que celles de ces hardis navigateurs, même avec tout l’apport de cette superstition moderne que serait la science, selon certains.

          2. Je n’ai jamais voulu dire que les Vikings savaient où ils allaient. Je ne comprends pas comment vous avez pu comprendre ça. Ils sont simplement partis plus loin en espérant trouver “quelque chose”, comme les Polynésiens partaient d’une île pour tenter d’en trouver une autre.
            Par ailleurs je ne pense pas que la science soit une superstition moderne. C’est vraiment tout le contraire puisqu’elle repose sur la critique et sur la preuve.

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