The story of Earth de Robert Hazen met en évidence un phénomène capital pour comprendre que notre Terre, comme les autres astres, est aussi unique qu’un être humain. Son « empreinte digitale » géologique, expression de son individualité, est à nulle autre pareille. Ceci a une incidence forte sur la probabilité de vie et encore plus, de vie consciente et communicante, ailleurs dans l’Univers.
Il faut voir une planète quelconque et bien sûr la nôtre, comme un « réacteur » physico-chimique de masse variable (c’est un élément très important), constitué d’éléments particuliers (minéraux, liquides, gaz) en proportions variables, opérant sur des éléments particuliers (les mêmes que ceux qui le constituent). Ce réacteur utilise un type d’énergie commun (celui provenant par rayonnements, des étoiles, leur soleil) mais à une distance bien précise de l’émetteur et donc à des doses et des intensités particulières (les différents types de rayonnements reçus de l’étoile unique, centrale au système, et/ou éventuellement des étoiles sœurs appartenant au même système, ou voisines de ce système à l’occasion de certains événements de leur évolution comme les supernovæ). De plus la mise à feu du réacteur (progressivement à partir de l’accrétion de la planète) intervient à un certain moment d’une histoire (celle de l’Univers) dans un certain contexte galactique (à une certaine distance de son trou noir central et d’autres étoiles plus ou moins actives). Ensuite la réaction se déroule sur une certaine durée, avec des accidents de fonctionnement, internes ou externes (les météorites, les novæ ou supernovæ voisines), d’intensité et de dates d’occurrence particulières par rapport à sa trajectoire d’évolution. Il en résulte pour chaque planète une histoire unique qui donne des résultats uniques, non reproductibles, sauf par pur hasard étant donnée la taille de l’Univers.
L’Univers progresse ainsi, au fil du temps, dans la complexification, dans l’accroissement de l’entropie et dans la particularisation des astres qui en composent la matière baryonique, à l’intérieur bien sûr d’une gamme de « possibles », résultant des éléments chimiques de base et des quatre interactions fondamentales structurant les rapports entre les éléments et les forces composant la nature. Mais cette gamme est d’autant plus étendue qu’on entre dans les détails et qu’on avance dans le temps.
L’apport de Robert Hazen et de ses collègues, Dominic Papineau et Wouter Bleeker*, est de concevoir puis de démontrer que dans ce contexte, la minéralogie elle-même d’une planète évolue au long de son histoire et, idée encore plus novatrice, qu’au moins dans le cas de la Terre (seul astre sur lequel elle soit apparue, à notre connaissance), elle co-évolue avec la vie, l’un des facteurs apparaissant puis agissant dans le réacteur, en interactions avec elle. C’est-à-dire que l’évolution du milieu est intégrée à l’évolution de la vie et que l’évolution de la vie agit sur l’évolution du milieu y compris la minéralogie de la planète.
Autrement dit les types de minéraux dont nous constatons la présence à la surface de la Terre aujourd’hui, n’existaient pas pour leur immense majorité lorsque la planète s’est constituée par accrétion des gaz et des poussières de notre nuage moléculaire pré-stellaire, puis des astéroïdes et des planétoïdes de notre disque protoplanétaire. Ils sont beaucoup plus nombreux et variés qu’ils n’étaient plus on remonte dans le passé et les divergences entre les planètes s’accentuent avec le temps. Les types de minéraux sur Mars il y a 3,5 milliards d’années étaient probablement déjà un peu moins nombreux que sur Terre et la diversification croissait considérablement sur Terre, du fait notamment du rôle actif de la vie dans l’environnement terrestre. Je prends cette époque comme exemple mais pour Mars et la Terre elle est significative puisqu’on observe des traces de vie sur Terre remontant un peu avant cette époque (3,8 milliards d’années) et que Mars devient alors aride en surface par suite de la diminution considérable de la masse et de la pression au sol de son atmosphère.
Il y a analogie avec l’histoire de l’Univers. Lors de la libération des photons et de la recombinaison des particules (380.000 ans après le Big-bang, il y a près de 13,8 milliards d’années), il n’y a dans l’Univers que des atomes d’hydrogène (en fait un proton avec un électron), un peu d’hélium, puis un peu plus d’hélium et du deutérium et rapidement du lithium. Les autres éléments chimiques viendront après, forgés dans la nucléosynthèse du cœur des étoiles. Les expulsions de leurs enveloppes externes de matière par les étoiles massives en phase géantes rouges (« AGB ») puis l’explosion en supernovæ de ces mêmes étoiles et la dispersion dans l’espace des éléments de plus en plus enrichis par les nucléosynthèses, puis la reconcentration de cette matière dispersée avec l’hydrogène toujours abondants, dans un contexte galactique (gravité et brassages de matière) et d’expansion de l’Univers, sont ce qui constitue les événements de son histoire. Il a fallu beaucoup de temps (6 ou 7 milliards d’années ?) pour que ces fluctuations créent suffisamment d’éléments lourds (des « métaux » au nombre « Z » de protons de plus en plus élevés) pour que la matière « lourde » puisse être suffisamment importante pour que des planètes telluriques, comme la Terre, puissent exister. Cela implique évidemment la possibilité des molécules organiques, leur polimérisation et leur combinaison en êtres vivants utilisant (nécessitant) une gamme d’éléments chimiques extrêmement étendue. Le corps humain contient les fameux C, H, O, N (Carbone, Hydrogène, Oxygène, Azote) « de base », plus P et H (Phosphore et Souffre) mais aussi de nombreux autres éléments dont le fer et même l’or ou autres oligoéléments qui n’existaient pas au début de notre histoire ! L’Univers est globalement homogène mais il ne l’est pas entre ses différentes grandes époques et il ne l’est pas non plus localement. Il ne l’est que dans de très larges volumes concentriques dont le segment de rayon est l’axe du temps. A un moment donné dans un même « voisinage », les étoiles n’ont pas toutes le même âge et nous sommes voisins de vieux systèmes stellaires beaucoup moins métalliques que le nôtre.
Transposons-nous dans notre petit coin de l’Univers il y a quelques 4,6 milliards d’années alors que la densité de notre nébuleuse augmente par concentration gravitationnelle autour de la masse de plus en plus importante de notre futur Soleil. Dans le nuage protoplanétaire, on aurait pu (si on avait été là !) distinguer seulement une douzaine de minéraux, réfractaires (ils viennent de la forge d’étoiles explosées !), à l’état de poussières. Elles constituent le « cocktail » à partir duquel va se dérouler toute l’évolution ultérieure des astres du système. L’agglomération résultant de la gravité et le chauffage provenant de la densification et les sursauts radiatifs résultant de la constitution de l’étoile, poussent rapidement la diversification jusqu’à une soixantaine de minéraux dans les chondrules et les inclusions calcium-aluminium (« CAI ») des astéroïdes chondritiques. Avec l’accroissement de la taille de certains d’entre eux qui se transforment de ce fait en astéroïdes achondritiques sous l’action de l’augmentation de la chaleur et de l’eau qui permettent la séparation et la recombinaison d’éléments, on atteint une diversité de l’ordre de quelques 250 minéraux. Ensuite, au sein des planètes telluriques (dont la Terre et Mars), à partir de – 4,567 milliards d’années, toutes sortes de processus entrent en jeu : encore la température et la pression (mais plus élevées du fait de la force des chocs d’accrétion, de la désintégration radioactive sur la durée, des matières les plus instables à l’intérieur de la masse des planètes et du fait de l’importance même de la masse) ; l’hydratation ; la différenciation des roches en fonction de leur densité dans un environnement fluide (parce que très chaud et sous une pression plus ou moins forte). Au début de l’Archéen (le Noachien ou le Phylosien sur Mars), vers – 4 milliards d’années (un peu plus tôt sur Mars qui refroidit plus vite), de nouveaux phénomènes entrent en jeux tandis que d’autres persistent : le durcissement de la croûte planétaire du fait de son refroidissement relatif ; la tectonique des plaques affectant cette croûte, verticale au début ; le volcanisme et son dégazage sélectif au travers de cette même croûte ; l’action des gaz atmosphériques sur les roches de surface ; les radiations solaires et galactiques, de nouvelles averses de météorites dans une croûte déjà différenciée ; encore le jeu de l’eau qui non seulement hydrate mais aussi entraîne, érode et concentre ; le temps qui passe toujours et encore ; le lent refroidissement, la matière de la croûte qui de plus en plus se fige. On parvient ainsi à quelques 1500 variétés de minéraux et sur la Terre comme sur Mars la scène est prête pour l’apparition de la vie.
Le processus de transformation abiotique continue sur Mars comme sur Terre avec la sédimentation, la diagénèse, le métamorphisme, du fait des éléments en présence, de l’environnement et encore du temps qui passe. Mais Mars s’appauvrit en éléments volatils et le réacteur Terre est en plein « fonctionnement ». Dans l’environnement riche et actif de cette dernière, la vie commence vers – 3,8 milliards d’années et elle commence peut-être parce que l’environnement minéral lui est favorable. Il fallait en effet que les effluents créant les cheminées des fumeurs-gris au fond des océans soient constitués de certains minéraux (sulfates de calcium avec du fer, du manganèse, du zinc, du cuivre, etc…) et que leur pH soit suffisamment bas pour que leurs alvéoles puissent abriter les premières matières organiques complexes se nourrissant de ces effluents, jusqu’à la vie. Je rappelle ici ma définition de ce phénomène extraordinaire, telle que formulée il y a déjà plusieurs années dans ce blog : « un processus continu de transformation de la matière par des organismes puisant leur énergie et leurs éléments constituants dans leur environnement, pour se reproduire presque à l’identique mais pas tout à fait ce qui leur permet de s’adapter aux conditions extérieures et donc d’évoluer ». Je pense que cette définition illustre bien le processus de co-évolution de la vie et des minéraux. Au-delà de l’apparition de la vie, qui est un phénomène symbiotique au début strictement minéral, cela évoque les multiples actions de réduction / oxydation, l’oxydation du fer ferreux en fer ferrique et la création massive de formations ferrifères rubanées (Banded Iron Formation) par l’oxygénation des océans résultant de la prolifération des algues monocellulaires bleues-vertes (cyanobactéries) dont l’oxygène moléculaire est le rejet métabolique. Cela évoque aussi la diffusion dans l’atmosphère de l’oxygène produit par la vie de ces mêmes algues et l’oxydation accélérée des minéraux exposés à cet oxygène atmosphérique. Cela évoque aussi l’utilisation par les coquillages du calcium pour leur coquilles et du calcaire qui en résulte. Cela évoque encore l’enfouissement des végétaux à l’époque carbonifère et leur lente transformation en charbon ou en pétrole. Les interactions sont multiples et on atteint aujourd’hui quelques 4300 variétés de minéraux sur Terre.
Sur Mars, on a les mêmes éléments chimiques mais pas la même diversité de minéraux (pas de granite, pas de calcaire!) car l’atmosphère s’est appauvrie beaucoup plus vite et plus sévèrement, l’eau liquide s’est sublimée ou a disparu dans le sol et parce qu’il n’y a pas eu de tectonique des plaques ou que plutôt, logiquement sous une forme primitive, verticale, elle s’est arrêtée très tôt, et aussi parce que probablement il n’y a pas eu de vie ou au mieux seulement quelques prémices prébiotiques.
« Demain », dans une ou deux centaines de millions d’années, quand une intelligence quelconque s’intéressera à la géologie de la Terre pour connaître et comprendre son histoire, la seule trace de notre passage, c’est-à-dire de notre interaction avec la matière, sera enfouie sous des mètres de sédiments et totalement métamorphisée. Ce sera peut-être une couche de débris plastique ou témoignant de la production effrénée de ce matériau, ou bien une concentration inhabituelle et non explicable autrement que par notre action, de métaux et de terres rares dans ce qui jadis furent les décharges de rejets « métaboliques » de notre industrie automobile ou téléphonique.
Nous sommes des produits de la Terre et par notre vie même, nous co-produisons sa propre matière.
Illustration de titre : mineralogie martienne; photo du Mont Sharp au centre du cratère Gale, prise par la caméra de mât (« Mastcam ») du rover Curiosity le 17 juin 2020 (sol 2795 de la mission MSL). Crédit NASA/JPL-Caltech/MSSS. Nous sommes à la limite de la zone des sulfates et des dépôts éoliens (à gauche). Les formes arrondies me font penser à certains sites des Highland écossaises. Il manque juste un peu de neige pour descendre la pente à ski !
*Review paper: Mineral evolution, par Robert Hazen (Carnegie institution for science), Dominic Papineau (University college, Londres), Wouter Bleeker (Government of Canada), in “American Mineralogist”, Volume 93, pages 1693-1720, 2008, DOI:10.2138/am.2008.2955
Livre: The Story of Earth, de Robert Hazen, “The first 4.5 billion years, from stardust to living planet”, Penguin books, 2012.
NB: J’ai soumis cet article pour relecture à Dominic Papineau. Il en a exprimé une opinion très positive mais concernant la définition de la vie, il précise ce qui suit (cela ne change pas la logique de mon développement mais c’est évidemment très intéressant):
“Un petit commentaire serait sur votre définition de ce qu’est la vie, parce la vôtre pourrait inclure des robots semi-intelligents capables d’en construire d’autres avec des modifications mineures selon un programme. Ma définition de ce qu’est la vie est un assemblage contenu de molécules organiques qui est capable de se reproduire selon des séquences de molécules codées et d’évoluer avec un environnement qui force ces séquences à changer. Celle-ci exclut donc le feu, les hydrocarbones abiotiques, et les formes hypothétiques de vie en silicone, mais elle inclut les virus et le monde hypothétique d’ARN, de protéines, et d’acides gras.”
Pour (re)trouver dans ce blog un autre article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:
Votre article sur l’histoire de l’Univers est tellement riche de complexité, qu’il renforce l’idée que la vie serait rare dans l’univers et la vie intelligente d’autant plus.
Pourquoi la vie, quel pourrait en être le sens, surtout celui de la vie consciente, peut-être unique.
Y aurait-il un Grand Horloger ou est-ce le hasard ?
Chaque astre, donc chaque planète, a une « empreinte géologique » unique, à nulle autre pareille.
Je vous cite : « Ceci a une incidence forte sur la probabilité de vie et encore plus, de vie consciente et communicante, ailleurs dans l’Univers. »
Cependant, nous apprenons que des pilotes militaires américains ont récemment filmé d’étranges objets, que l’on peut qualifier d’OVNI ; vidéos que l’armée américaine a diffusées officiellement.
Question dérangeante, voire iconoclaste M. Brisson : que pensez-vous de cette intrusion inexplicable dans les certitudes scientifiques?
Cher Monsieur Tissot, nous ne pouvons pas dire que nous pouvons expliquer tous les phénomènes auxquels nos sens nous donnent accès dans l’Univers. Ce n’est pas pour autant que nous devons donner des explications à tout ce que nous percevons. Les Anciens pensaient que la foudre était un message des Dieux et ils avaient tort!
Il n’est pas scientifique de donner des explications non vérifiables, non controlables, non démontrables. Il est préférable d’accepter de ne pas savoir tout en s’efforçant de comprendre.
Pour ce qui est de la vie et en allant plus loin, de la vie consciente et communicante, je constate simplement qu’il a fallu tout une succession d’événements extraordinaires pour que la Nature parviennent à en accoucher. Je pense que ces événements ne peuvent pas être répétés et qu’un grand nombre, sinon tous, ont été indispensables à notre éclosion ou, autrement dit, à l’aboutissement sous cette forme (vie consciente et communicante) de la très longue évolution de l’Univers.
Je peux me tromper. C’est pour cela qu’il serait très intéressant en allant sur Mars avec tous les équipements nécessaires, de voir jusqu’où le réacteur biologique que constitue la planète, a pu conduire les molécules organiques vers la vie.