Les peuples se lassent, les philanthropes meurent. Une colonie humaine sur Mars ne pourra être assurée de sa pérennité que si elle trouve un moyen d’être rentable sur le plan économique. Il faut être réaliste et ne pas compter sur des subventions et des dons sans limites dans le temps.
Mars présente par rapport aux autres astres des atouts exceptionnels pour la création d’une colonie, mais elle impose également des contraintes fortes qui posent un défi majeur à nos expertises, notre logistique, nos capacités d’innovation et donc à nos possibilités de financement. Richard Heidmann, ingénieur polytechnicien français, a étudié les aspects techniques1 d’un tel défi et sur ces bases, nous avons mené ensemble une réflexion économique qui nous a confortés dans notre sentiment que le projet d’une telle Colonie ne peut se concrétiser et se poursuivre dans le temps long que s’il débouche sur une capacité commerciale, la vente de produits martiens (principalement des services de résidence, des logiciels ou des brevets et marginalement quelques biens tangibles) permettant à la Colonie de financer ses dépenses externes, qu’il s’agisse de générer des revenus pour importer les biens qui ne peuvent être produits sur Mars ou de faire face aux charges financières (dividendes, intérêts) résultant de la construction et du développement des structures viabilisées, de leur équipement et de leur desserte.
Dans cet esprit il me semble très clair que, même si la phase de construction de la Colonie nécessite un investissement de base dont la rentabilisation ne sera possible qu’après une longue période de grâce sans paiement de dividende (nous espérons 20 ans), un rendement couvrant les frais variables (fonction de la vie « de » et « dans » la Colonie) doit être réalisable et offrir des perspectives encourageantes pour la couverture des frais fixes dans le long terme et cela d’autant plus que le démarrage de cette « méga » réalisation technologique et logistique se sera concrétisé.
Essentiellement deux propositions «économiques» ont été faites dans le passé mais ni l’une ni l’autre ne sont réalistes. Il n’est en effet pas raisonnable de dire aujourd’hui que nous importerons du deutérium de Mars sur Terre car il est 5 fois plus abondant dans l’eau martienne que dans l’eau de nos océans (qu’en ferions-nous sans savoir générer de l’énergie à partir de la fusion nucléaire ?), ou que nous allons exploiter les ressources de la Ceinture d’astéroïdes car ils sont riches en métaux (les technologies nécessaires seraient encore plus difficiles à concrétiser que celles nécessaires à la construction d’une base à la surface de Mars qui dans ce cas de figure serait quand même un préalable !). Considérer comme une première étape les activités économiques possibles au sein d’un petit établissement à la surface de Mars est ce que nous pouvons envisager aujourd’hui de plus sérieux, en nous confortant par ailleurs sur les intentions et la capacité apparente de SpaceX à assurer les transports. Il s’agit donc d’imaginer pour la Colonie des activités de production et de commercialisation de biens et de services à des prix pour lesquels il y aura soit un marché sur Mars (réduisant les importations), soit un marché sur Terre (permettant les exportations).
Pour qu’un nombre suffisant de candidats demandent/acceptent l’offre de voyage et de séjour, il faut imaginer dans quel état d’esprit ils seront. Mars ne sera pas un lieu habité comme un autre, en raison de son éloignement, de la durée obligatoirement longue du séjour, des conditions environnementales particulièrement dures et du très faible peuplement associé à la promiscuité. Il faudra donc que ces candidats trouvent effectivement dans cette aventure une satisfaction suffisante (monétaire et/ou non monétaire) pour en surmonter les différents aspects stressants et qu’ils puissent compter sur une possibilité de retour sur Terre (évidemment de moins en moins immédiate pour tous, au fur et à mesure de l’augmentation de la population, car tous les vaisseaux disponibles ne pourront rapatrier en une seule fois tout le monde).
Pour répondre à cet état d’esprit en se plaçant sur le plan économique, c’est-à-dire celui de la rentabilisation d’un investissement, les promoteurs d’une Colonie devront répondre en proposant aux candidats au départ temporaire ou définitif, une offre de logements et de services locaux qui permettent dans des conditions de vie et de confort acceptables, une activité rémunératrice pour eux-mêmes et pour la Colonie, suffisamment incitative.
Le processus de réalisation d’un tel projet devra être fondé sur (1) la capacité de l’ensemble du système Starship/BFR d’Elon Musk (ou équivalent), en termes techniques (masse de la charge utile, temps de parcours, sécurité, disponibilité) ainsi qu’en termes de performance économique (coût d’exploitation, coût d’entretien, durée de vie), car ce système de transport devra fournir les équipements non productibles sur Mars et assurer le mouvement des personnes, de et vers la Terre ainsi que les déplacements planétaires; (2) la prise en compte des coûts de fonctionnement de la Colonie et de l’entretien de la structure et des services de support-vie; (3) la disponibilité de montants d’investissement suffisants; (4) la capacité des organisateurs de la Colonie et des investisseurs à identifier les concepts les plus potentiellement générateurs de profit.
Pour parvenir à structurer correctement la population de la Colonie dans cette perspective, il convient de la doter d’un minimum de personnel permettant de la faire fonctionner (et générant en même temps des dépenses) et d’accueillir un maximum de clients ou « hôtes-payants » (générant des revenus). Cela donnerait selon le modèle de Richard Heidmann et dans l’hypothèse d’une Colonie de 1000 habitants, une population de 450 plus 550 personnes se répartissant comme suit: (1) personnel (salarié ou sous-traitant) relevant de la direction de la Colonie (le «personnel»), chargé soit de l’administration et du contrôle (personnes et biens), soit de satisfaire tous besoins jugés nécessaires au fonctionnement de la Colonie; (2) hôtes-payants individuels, soit touristes (restant un cycle synodique sur Mars), soit chercheurs (restant le temps nécessaire, très probablement également un cycle synodique), soit oisifs ou retraités fortunés (restant sur Mars un ou plusieurs cycles synodiques); (3) «entreprises-libres», qu’elles soient des sociétés ou des particuliers, poursuivant toutes un objectif économique propre (générateur de profit), contribuant à la production sur Mars, soit pour le fonctionnement de la base, soit pour d’autres objectifs (proches ou non du premier). Dans le premier cas, elles pourraient être en concurrence avec une partie du «personnel» (en tant que start-up au cours de la première période synodique de leur exercice) et stimuler leur production vers une meilleure rentabilité.
La catégorie (1) se situe dans la population de 550 personnes mentionnée, la catégorie (2) dans la population de 450 personnes et la catégorie (3), sel de l’inventivité et de la créativité mais aussi aiguillon de la concurrence, se partage entre les deux. Les catégories 2 et 3 devront rémunérer la Colonie au moins jusqu’à hauteur du montant de ses frais variables majorés d’une marge (aussi élevée que possible!), permettant son fonctionnement, y compris le paiement de ses frais financiers (paiement des intérêts de sa dette et, dès que possible, de quelques dividendes sur les actions émises*). Elles devront se rémunérer soit directement sur leurs clients, martiens ou terrestres, soit par l’intermédiaire de la Colonie (qui refacturera à ses propres clients).
*Le non-paiement de dividende n’exclut pas que les actions de la Colonie soit porteuses de plus-values dès les premières années et qu’elles aient du succès sur le marché financier. Après tout le PER (Price Earning Ratio) anticipe très longtemps à l’avance les profits (ou les conséquences de difficultés) d’une société. En 1997 on pouvait spéculer sur la valeur future d’Amazon qui ne devait commencer à devenir rentable que très marginalement fin 2001 (5 millions de dollars sur un chiffre d’affaire de 1 milliard). C’est en 1997 qu’il fallait acheter les actions d’Amazon; c’est dès la mise sur le marché des actions de la “Compagnie des Nouvelles Indes” (petit clin d’œil à l’Histoire) qu’il faudra en acheter.
Ce schéma peut ne pas sembler très égalitaire et il ne l’est pas. Une telle Colonie ne peut être une entreprise « sociale » ou « à but non lucratifs » car sa première qualité doit être l’efficacité et le rendement financier, sinon les investissements pour la développer seraient impossibles à même envisager. Les critères d’admission des personnes dans la Colonie seront exclusivement leur utilité pour la Colonie (pour son entretien ou son développement), ce qui implique soit des capacités intellectuelles, des capacités physiques et/ou des capacités financières (nous estimons que le prix – non le coût – d’un séjour d’une période synodique avec transport aller et retour -donc sur 30 mois-, varierait entre 6 et 8 millions de dollars par personne. Pour comparaison, une place à bord de l’ISS coûte aujourd’hui plus de 50 millions de dollars à son éventuel acheteur).
La distinction entre les producteurs-consommateurs et les seuls consommateurs sera floue. Il se peut que certaines personnes décident de faire le voyage à leurs propres frais pour exercer leur métier de manière indépendante sur Mars. Il est également probable que certaines personnes venant à titre de touristes ou de retraités, voudront ne pas manquer une occasion de continuer à travailler à temps partiel ou éventuellement complet, d’exercer leurs compétences professionnelles et/ou de préciser de nouveaux concepts et d’être utiles à la communauté en les exploitant tout en se rémunérant. Il se peut également que certaines personnes faisant partie du personnel aient une activité intermittente, sans tâches à effectuer continuellement en fonction de leur affectation principale (par exemple celles travaillant pour la liaison Terre/Mars/Terre qui ne pourra être activée qu’au début et en fin de période synodique). Dans ce cas, d’autres tâches leur seraient proposées ou, à défaut d’autre possibilité, assignées lorsqu’elles seront disponibles (dans le cas cité, transports planétaires pour desservir ou explorer des endroits lointains sur la planète). Si, pour quelque raison que ce soit, un travail prévu au moment de quitter la Terre devait être interrompu ou cesserait d’être nécessaire, les personnes recrutées pour ce travail devraient effectuer d’autres tâches si elles sont rémunérées sur le budget de la Colonie (et/ou si elles ne peuvent subvenir à leurs propres besoins en tant que personnes privées). Cela veut dire qu’il ne pourra y avoir de versement d’allocation-chômage sur Mars, sauf pour des raisons de santé invalidantes graves. En conséquence, les personnes incapables d’apporter de facto une contribution à la Colonie correspondant à leur coût, devront être renvoyées sur Terre, leur état de santé le permettant, lors du premier vol de retour.
Tous les métiers et activités nécessaires à la vie des résidents, du plus intellectuel au plus manuel, devront être représentés (et il faudra les sélectionner afin de s’organiser sur place, avant de quitter la Terre) car il faudra absolument (re)constituer sur Mars une biosphère viable et dynamisante. La sphère de l’activité publique n’est pas définie en termes absolus mais sera considérée comme permettant de prendre en charge toute fonction essentielle au cas où elle ne serait pas assurée par une entreprise privée (subsidiarité), ces dernières présentant la meilleure assurance d’efficacité, de réactivité et d’inventivité pour le moindre coût. En tout état de cause, les sociétés privées sous-traitantes ou les entreprises-libres devraient obtenir de la Colonie une licence leur permettant d’exercer leurs activités, dans la mesure où cela nécessitera des ressources rares de la Colonie et, ainsi que les autres résidents, ils resteront sous le contrôle de la Colonie pour la sécurité et la santé publique (ce qui revient en partie au même, en raison des risques de prolifération microbienne et de contagion).
Les rémunérations devront être exceptionnellement élevées pour tenir compte des contraintes et des risques pendant le voyage et le séjour, pour motiver les volontaires à « faire le grand saut » et aussi parce que le paiement de tout bien ou service sur place sera coûteux compte tenu des conditions dans lesquelles ils seront produits, des frais de location divers demandés par l’administration de la Colonie pour les habitats et équipements annexes qu’elle mettra à disposition, et de la taille, très petite, du marché. Ces rémunérations devront être négociées mais la demande devra pouvoir rencontrer l’offre à un prix permettant de couvrir les coûts. Heureusement, en raison de la part importante du coût du transport dans le coût total d’un séjour dans la colonie, le paiement de rémunérations élevées ne constituera pas un élément très sensible. Les négociations seront faites avant le départ mais la productivité et la créativité doit pouvoir permettre aux agents économiques d’espérer qu’elles soient éventuellement plus élevées. Inversement elles pourraient être effectivement moindres en cas de performances non satisfaisantes.
La Colonie ne s’engagera à fournir « gratuitement » (c’est à dire pour un prix inclus dans le prix de base du « package » vendu) qu’un support-vie de base à ses résidents (atmosphère respirable, température tempérée, lieu de repos/sommeil, eau, aliments de base, services de santé minimum). Toutes les autres commodités seront fournies à un prix qui sera payé avec de l’argent (devise à définir mais éventuellement martienne, basée sur un panier de monnaies des principaux pays participants) en partie avant de quitter la Terre (pour les dépenses prévues) ou sur place (pour les besoins variables). Les relations entre les résidents et entre les résidents et la Colonie seront monétarisées, c’est la seule façon d’orienter l’offre et d’éviter les gaspillages.
Ces exigences économiques ne plairont peut-être pas à tout le monde mais elles me semblent incontournables car elles seront la garantie du dynamisme de la communauté martienne et surtout, celle de la faisabilité de l’enclenchement du processus de colonisation au-delà de la construction des premiers éléments permettant la vie sur place.
1Voir étude sur le site de l’association Planète-Mars
Image à la Une: Mars, Base Alpha, conception Elon Musk (crédit Elon Musk/SpaceX). Des starships sur leur pas de tir, près au retour sur Terre après 18 mois de séjour sur Mars
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aller sur Mars faire du développement logiciel, pourquoi pas. Mais il faudra envoyer des indiens, ils sont censés être meilleurs, ils savent bosser de manière délocalisée sans se plaindre, et ils resteront moins chers dans les négociations de salaire, ce qui va améliorer la rentabilité. Mais quand même, je comprends pas comment un logiciel made on mars pourrait être plus attractif et moins cher qu’un fabriqué en Inde comme actuellement? Et pour le support et la formation, on skype à 2 à l’heure?
Il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre! Si des Indiens veulent venir sur Mars ils seront les bienvenus, bien entendu. Mais bien sûr qu’il sera toujours moins coûteux de travailler en Inde que sur Mars. Ce que je veux dire c’est que, compte tenu du coût du transport, la seule vraie possibilité de produire sur Mars quelque chose qui soit vendable sur Terre à un prix acceptable, c’est une production immatérielle.
Donc on ne va pas envoyer sur Mars des gens pour travailler sur des logiciels mais si des gens résidant sur Mars veulent produire des “logiciels” (ou autres constructions informatiques) ils seront les bienvenus car ce pourra être une source de revenus pour Mars. On peut penser que l’environnement intellectuel et la particularité de l’environnement biologique et technologique martiens constitueront un milieu favorable à certaines réflexions et certaines recherches et c’est cela qui pourra être exploité.
Quant aux liaisons entre la Terre et Mars, elles seront incontestablement difficiles puisque du fait de la distance, il y aura dans tous les échanges un “time lag” allant de 3 à 22 minutes dans un seul sens. Donc les Martiens devront travailler sur leurs propres ressources de données, stockées dans des serveurs où elles seront copiées à partir des serveurs terrestres, enrichies par des données martiennes. Cela n’empêche pas la créativité…et pour ce qui est des “logiciels” stricto sensu, on pourra se contenter, sur Mars, des stades de conceptualisation, preuves de concept et débuts de développement; ce sera déjà une source de revenus.
Serait-il vraiment intéressant d’importer le deutérium présent sur Mars ?
La quantité d’eau présente dans le sous-sol martien est encore inconnue. On sait seulement que dans la ténue atmosphère martienne, composée à 95,3% de CO2, de 1,6% d’argon et encore de 2,7% de diazote, la teneur en eau est de 200 à 300 ppm et celle en HOD (eau semi-lourde) de 850 ppb = 0,850 ppm. L’atmosphère martienne représente une masse totale de 2,5 10^13 tonnes, dont 5,0 à 7,5 milliards de tonnes d’eau, dont 21,25 millions de tonnes d’eau semi-lourde, soit 2,2 millions de tonnes de deutérium.
Osons une comparaison ! Pour mémoire, l’abondance du deutérium dans la croûte terrestre est de 155 ppm. Il est surtout abondant dans l’eau sous forme de HOD ‒ et très peu sous forme D2O (eau lourde ‒, avec une abondance de 312,5 ppm, soit exactement une molécule d’eau semi-lourde sur 3200 molécules d’eau. Dans le Lac Léman (89 km^3) il y a donc près de 27,8 millions de m^3 d’eau semi-lourde, soit autant de tonnes, ce qui (sachant que le rapport D/HOD = 2/19) correspond à 2,9 millions de tonnes de deutérium (soit plus que dans toute l’atmosphère de Mars).
La réaction de fusion nucléaire, telle qu’il est prévu de la réaliser sur Terre par la réaction D‒T/He, libère 17,6 MeV par réaction élémentaire, soit 90 MWh(th) ou 35 MWh(él) par gramme de mélange D+T (0,4 g D + 0,6 g T), soit aussi 225 MWh(th) ou finalement 87,5 MWh(él) par g D. Le deutérium du seul Lac Léman permettrait donc de produire quelque 254 millions de TWh(él). Sachant que la production et donc la demande mondiale d’électricité actuelle est de 26’000 TWh par an, il y en aurait donc assez dans le seul Lac Léman pour assurer près de 10’000 ans.