Ultima Thulé

Ce 1er Janvier, à 06h33 du matin, après 13 années de voyage, la sonde New Horizons de la NASA a survolé un petit corps de la Ceinture de Kuiper, surnommé Ultima Thulé, à une distance de 3500 km et à une vitesse de 14,4 km/s (51.000 km/h). On en a découvert 10 heures après, la première image.

Le nom de Thulé donné par le géographe grec Pythéas à une île mythique perdue dans le Nord de l’Océan Atlantique, à six jours de navigation de l’île de Bretagne, évoque le froid, le lointain, l’inconnu. Ultima Thulé, superlatif créé au Moyen-Age, évoque donc un lieu encore plus froid, plus lointain, plus mythique. Le concept s’applique fort bien à ce rocher glacé identifié le 26 juin 2014 par le télescope Hubble et situé aujourd’hui à 43,28 UA (UA = Unité Astronomique = 150 millions de km) du Soleil (soit 6,84 milliards de km), contre 32,91 UA pour Pluton lors du survol (1,55 milliards de km de différence). On est au centre de cette Ceinture de Kuiper, composée de millions de petits corps glacés (KBO pour Kuiper Belt Objects) orbitant autour du Soleil (100.000, sans doute, de plus d’un km) et qui s’étend de 30 à 50 UA, mais ces petits corps sont quand même séparés par de grandes distances tant la bande dans laquelle ils circulent autour du Soleil est immense (plus de 40 milliards de km, parcourus en une année de 298 de nos ans terrestres par Ultima Thulé) et New Horizons n’en a croisé aucun depuis qu’elle a traversé le système de Pluton et a pénétré dans la Ceinture il y a trois ans et demi. Mais l’espace n’est évidemment pas vide et dans la région d’Ultima Thulé, la voûte céleste, parsemée d’autant d’étoiles que le ciel terrestre mais sans aucune pollution lumineuse, le Soleil n’apparaissant que comme la plus grosse d’entre elles, doit offrir un spectacle absolument magnifique.

NB : le « bestiaire » des objets transneptuniens est complexe. Pluton est situé dans la Ceinture de Kuiper (elle évolue entre 29,7 et 49.4 UA). Au-delà, on trouve les nuages de Oort, intérieur (entre 100 et 3.000 UA) et extérieur (entre 20.000 et 100.000 UA) ; la plus proche étoile, Proxima Centauri, se trouve à 270.000 UA (soit 4,24 années-lumière) ; navigant entre la « Ceinture » et les « Nuages », on a connaissance de quelques « objets-épars » dont les planètes naines Sedna, Eris (plus massive que Jupiter), Makemake, Haumea et, on espère découvrir peut-être, encore plus loin, l’hypothétique Planète-Neuf (périhélie 200 à 350 UA, aphélie 500 à 1200 UA).

Un objet lancé vers le ciel par Pythéas lorsqu’il avait une trentaine d’années (vers -350 avant J.C) et qui aurait acquis la vitesse actuelle de New Horizons, aurait parcouru quelques 7000 UA et aurait donc franchi le Nuage de Oort intérieur mais se trouverait encore très loin du Nuage de Oort extérieur. En explorant la Ceinture, on est donc aux limites de ce que permet la science astronautique actuelle.

L’objectif principal de New Horizons, lancée le 19 janvier 2006, était le survol de Pluton, qui a effectivement eu lieu le 14 juillet 2015. L’objectif secondaire pour « la suite » se posait dès le début puisqu’on savait qu’on allait traverser la Ceinture de Kuiper, mais il a fallu convenir au printemps 2014 qu’on ne parvenait pas à détecter quelque objet que ce soit susceptible d’être atteint dans la trajectoire de New Horizons ou à peu près dans celle-ci, compte tenu des disponibilités restantes en hydrazine pour l’infléchir. Aucun grand télescope terrestre (Keck ou Subaru, sollicités) ne voyait quoi que ce soit. Il est vrai que la magnitude apparente de ces astres est très faible puisqu’ils sont petits, se déplacent relativement lentement, ne génèrent aucune lumière et en réfléchissent très peu du Soleil très lointain. La magnitude limite perceptible par l’œil nu est de 6, celle perceptible par une paire de jumelle de 10, celle de Pluton de 13,7, celle perceptible par le télescope Hubble de 31. Les responsables de New Horizons demandèrent donc l’aide à ce dernier au printemps 2014. Hubble trouva effectivement très vite, dès juillet de la même année, deux possibilités intéressantes, PT1 (Possible Target 1) d’une magnitude de 26,8 et PT3 à peu près de même luminosité, et ce fut PT1 (2014 MU69 d’après sa date de découverte) qui allait devenir « Ultima Thulé », car il était plus proche que PT3 de la trajectoire et New Horizons et l’atteindre nécessitait une moindre correction (donc moins d’hydrazine).

Ultima Thulé intrigue, comme tout objet appartenant à une famille inconnue. Sur la première image, encore floue (voir titre), il apparaît de petite taille, une trentaine de km de bout en bout et d’une largeur maximum de 16 km, peut-être de faible cohésion, et d’une très faible luminosité (« rougeoyant »). Les objets de Kuiper (« transneptuniens ») auxquels on pense depuis 1930 (Frédérick Léonard), n’ont été théorisés qu’en 1980 (Julio Fernandez) et 1988 (Martin Duncan, Tom Quinn et surtout Scott Tremaine). La première découverte au télescope de l’un d’entre eux date de 1992. Ils sont composés essentiellement de matière gelée (eau, azote, dioxyde de carbone, méthane et monoxyde de carbone) enrobant de la matière rocheuse (ce qui caractérise aussi Pluton). Ultima Thulé intéresse évidemment en raison de cette nouveauté et aussi parce qu’il est le témoin d’une époque de notre système solaire très ancienne où les éléments constitutifs de ce système étaient encore très peu transformés par le phénomène de concentration de masse sous effet de la force de gravité. En effet ces petits corps n’ont que très peu subi l’influence du Soleil, très lointain, et seulement indirectement, l’influence de Neptune lorsque celle-ci a été éjectée de sa position initiale entre elle-même et Saturne, ce qui les a repoussés encore plus loin du Soleil. Ultima Thulé est parmi eux un corps tout à fait représentatif, normal ou banal à tous points de vue, décrivant autour du Soleil une orbite à peu près circulaire en quelques 298 ans (Pluton 288) soit à une vitesse moyenne de 4,45 km/s (à comparer aux 30 km/s de la Terre ou au 24 en moyenne de la Planète Mars).

Le passage a été rapide mais New Horizons (478 kg) est bien équipé. Les photos prises de Pluton le prouve et pourtant la distance était trois fois plus grande (10.000 km contre 3.500 km). Du fait de cette proximité on devrait obtenir plus de précision dans les détails (70 mètres par pixel au lieu de 183 pour Pluton). Les équipements (30 kg) comprennent une caméra opérant dans le visible et l’infrarouge ; un spectromètre imageur ultraviolet; une caméra avec téléobjectif (LORRI pour Long Range Reconnaissance Imager) ; deux spectromètres pour analyse chimique. Les données captées sont stockées et débloquées périodiquement mais l’envoi vers la Terre est difficile (antenne parabolique à grand gain de 210 cm de diamètre avec un faisceau d’émission radio de 0,3°, complétée par une antenne moyen gain avec un faisceau de 14°). Le débit ne peut être que de 2 kb/s. Il a fallu neuf mois pour transmettre les données recueillies sur Pluton. Dans les quelques secondes où cela était possible compte tenu de la vitesse de survol, quelques 900 clichés d’Ultima Thulé ont été pris (en tout, environ 7 gigabits de données) et il faudra également très longtemps (on parle de 20 mois) pour les décharger tous et recomposer les images mais in fine on devrait avoir quelque chose d’assez précis (et non seulement visuellement mais aussi en termes de composition chimique et physique).

A cette distance pas question d’utiliser l’énergie du soleil. L’énergie de la sonde provient donc d’un générateur thermoélectrique à radio-isotopes (RTG) produisant de l’électricité à partir de la chaleur résultant de la désintégration radioactive de 10,9 kg de dioxyde de plutonium 238 (238PuO2). Elle donne une puissance étonnamment basse de 200 W, qui suffit cependant au chauffage de la sonde (par ailleurs très bien isolée thermiquement) et au fonctionnement des instruments (28 W seulement !). A cela s’ajoute 77 kg d’hydrazine pour le contrôle de l’orientation et les corrections de trajectoire par 16 petits propulseurs (le tout compris dans les 478 kg). Sur ces 16 propulseurs, 4, chacun d’une poussée de 4,4 Newtons sont utilisables pour les corrections de trajectoires et 12, chacun d’une poussée de 0,8 Newton, pour modifier le pointage de la sonde (nécessaire pour la prise de photos ou la collecte de données puis pour leur transmission à la Terre).

La mission New Horizons n’a coûté que 700 millions de dollars. C’est la première du programme New Frontiers (moins de 1 milliards de dollars, pour les missions d’exploration du système solaire de coût intermédiaire), comme ensuite Juno (pour Jupiter) et OSIRIS-REX (pour l’astéroïde géocroiseur Benou). Son P.I. (responsable scientifique) est Alan Stern, membre du SwRI (Southwest Research Institute) et de l’APL (Applied Physics Laboratory) de l’Université John Hopkins (Maryland). Le projet a été sélectionné par la NASA en Novembre 2001.

Après Ultima Thule, New Horizons continuera évidemment son chemin, à la condition (probable) de ne pas heurter un obstacle et en transmettant probablement jusqu’en 2035 (épuisement probable du carburant et/ou du combustible nucléaire). La mission a déjà fait l’objet d’une première extension jusqu’en 2021 (à l’intérieur de laquelle nous nous trouvons).

https://www.space.com/42860-new-horizons-beyond-pluto-ultima-thule.html?utm_source=notification

https://www.nasa.gov/mission_pages/newhorizons/main/index.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/New_Horizons

http://pluto.jhuapl.edu/Mission/Where-is-New-Horizons.php#Current-Position

Image à la Une: Première image d’Ultima Thulé reçue de la sonde New Horizons et transmise par la NASA au public le 1er janvier 2019. Elle doit être affinée avec les données qui vont être reçues au cours des prochains jours (faible débit de l’émetteur). L’illustration à droite indique le sens de rotation de l’objet. Crédit NASA/JHUAPL/SwRI/. Illustration explicative de James Tuttle Keane.

Image ci-dessous: orbite d’Ultima Thulé et trajectoire de la sonde New Horizons, crédit NASA.

Pour (re)trouver dans ce blog un article sur un sujet qui vous intéresse, cliquez sur:

Index L’appel de Mars 01 01 19

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

14 réponses à “Ultima Thulé

    1. Je viens de préciser: Ultima Thulé parcourt une seule fois son orbite pendant que la Terre parcourt 298 fois la sienne (ce qui fait 298 années terrestres).

  1. Passionnant votre article, comme d’habitude.
    Pour la NASA, le nec plus ultra aurait été de réussir à se poser sur ultima, d’y prelever de la matière pour l’analyser, puis de repartir pour continuer le voyage….là je crois que je rêve, mais pourquoi pas ?

    1. Merci de votre aimable commentaire!
      Poser la sonde sur Ultima ou même la mettre en orbite aurait été impossible. En effet cela aurait impliqué une trop grosse consommation d’hydrazine pour la freiner. Passer de plus de 50.000 km/h à presque zéro n’est pas facile, surtout que la force d’attraction d’un petit corps dont la masse est probablement très faible, n’aiderait pas du tout.

  2. Une question de néophyte total.
    Ces sondes et autres engins modifient-ils leur trajectoire en route, pour ne pas subir l’attraction d’autres planètes qu’elles croisent, ou les distances sont telles qu’elles ont une trajectoire linéaire?
    Merci

    1. Dans l’espace, les trajectoires ne sont JAMAIS linéaires, ce sont des portions d’ellipses (plus généralement de “coniques”). Evidemment que celles-ci sont influencées par les forces d’attraction des différents astres, à commencer par le Soleil, ce type de force ayant une portée théorique infinie. L’attraction d’une planète donnée peut précisément être mise à profit pour accélérer une sonde passant “à proximité” (et modifier sa trajectoire) et lui permettre ainsi par une sorte d’ “effet de fronde” d’aller plus rapidement visiter d’autres corps célestes par exemple.
      Bonne année “astronomique” à tous!

    2. Les trajectoires (toujours des ellipses comme écrit par Pierre-André Haldi, car les masses sont toujours soumises à une attraction quelconque) sont calculées le plus possible à l’avance et on peut le faire car on connait les distances, la position (projetée en fonction d’une date et d’une vitesse de déplacement) et les masses des corps en présence.
      Le problème de base est un problème de masse. On ne peut pas « faire le plein » dans l’espace et tout kg de carburant arraché à la gravité terrestre représente au moins 10 kg au départ de la surface de notre planète (comburant, réservoir, moteur) qui s’ajoutent à la masse des instruments ou autre charge utile embarquée. L’Atlas V 551 utilisé pour la mission New Horizons avait au départ une masse de près de 550 tonnes et il a lancé une sonde d’une masse de seulement 478 Kg.
      On utilise actuellement la propulsion chimique, l’énergie solaire ou nucléaire ne servant qu’à orienter le vaisseau ou à faire fonctionner les instruments. L’essentiel de l’énergie (environ 90%) est utilisée dans l’impulsion initiale, pour s’affranchir de la gravité terrestre, et elle est consommée dans les premières minutes du vol pour mise sur orbite d’attente avant injection sur une orbite interplanétaire qui consomme, également en une seule fois, environ un dixième de l’énergie nécessaire à la mise sur orbite. Par ailleurs la vitesse de ces vaisseaux spatiaux est élevée, donc toute petite déviation importante est coûteuse en énergie. Ceci dit comme les distances sont très grandes, une correction d’un tout petit angle a en fin de compte un grand effet. Il vaut mieux faire les corrections dès qu’elles sont possibles.
      Au départ si on a visé légèrement à côté de la cible, on s’en rapproche par de petits ajustements (changements de vitesse). Cela était vrai dans le cas d’Ultima Thulé dont on ne connaissait pas la composition, plus précisément les éventuels satellites, très petits, qui auraient pu entrer en collision avec New-Horizons. Il a fallu, à distance (dès 2015) et en fonction de la masse possible d’Ultima Thulé, évaluer la sphère de Hill de ce petit corps, c’est-à-dire la sphère à l’intérieur de laquelle sa force d’attraction pouvait être dominante sur celle de tout autre source. C’est ce qui explique la distance d’approche de 3500 km.

    3. Merci à Messieurs Haldi et Brisson de leurs explications, car j’ai tout compris (enfin, je crois)
      🙂

  3. Est-ce que vous etes sérieux en disant que la sonde devrait ralentir a zéro afin de se poser dessus?

    1. Oui bien sûr. La force d’attraction générée par une masse aussi faible que celle d’Ultima Thulé imposerait de réduire la vitesse à zéro avant de la laisser tomber sur l’astéroïde.
      Elle y arriverait à une vitesse que je ne connais pas car je ne connais pas précisément la masse de l’objet mais ce serait de l’ordre du mètre par seconde, au maximum (cf. approche des astéroïdes géocroiseurs déjà explorés). Au dernier moment il faudrait peut-être effectuer une petite rétropropulsion pour éviter/limiter le rebond.
      Freiner de plus de 50.0000 km à zéro impliquerait une masse d’hydrazine dont ne dispose pas la sonde et qu’elle ne peut pas se procurer.

  4. Merci pour cet article autrement plus fin et réfléchi que cette vague histoire de bonhomme de neige imaginée par les quotidiens généralistes qui n’auront rien trouvé de plus imaginatif en cette période de fêtes de fin d’année pour qualifier ce corps.

  5. Concernant la question de M. Serge Gamache et la réponse apportée par vous, je crois utile de préciser que le planétoïde Ultima Thulé a une vitesse propre de quelque 4,5 km/s, soit 16’000 km/h, à comparer aux 14,3 km/s ou 51’500 km/h de la sonde New Horizons lors de son survol à l’arrivée. Suivant l’angle d’arrivée de la sonde ( qui avait eu une vitesse de 16,3 km/s ou 58’500 km/h lors de la phase initiale de son voyage, puis une vitesse de 23 km/s ou 83’000 km/h lors de son passage accéléré près de Jupiter, ce qui a permis de raccourcir le voyage vers Pluton de 3 ans, où il est passé avec encore une vitesse, ici relative par rapport à Pluton, de 13,8 km/s, ou 49’600 km/h… ), le besoin de freinage en cas d’atterrissage ne serait pas d’atteindre une vitesse absolue nulle, mais de rejoindre le planétoïde à la vitesse de celui-ci, soit 4,5 km/s, soit à partir d’une vitesse relative d’un peu moins de 10 km/s ou 36’000 km/h et non pas “de plus de 50’000 km/h à zéro”. Mais, bien entendu, les réserves d’hydrazine n’étaient pas prévues pour réaliser un tel freinage. Poursuivant son chemin, la sonde, qui a franchi 43.4 UA (soit 6,5 milliards de km) de nous le 1er janvier, atteindra 77 UA en 2030 avec encore une vitesse d’un peu moins de de 14 km/s.

    1. Merci pour votre commentaire.
      Vous avez raison de penser à la vitesse relative de New Horizons par rapport à celle d’Ultima Thulé. Cependant dans le cas présent on ne peut pas soustraire celle de la seconde à celle de la première car les deux trajectoires étaient pratiquement orthogonales. Donc New Horizons a bien dû croiser Ultima Thulé à une vitesse proche de 50.000 km/h (en fait un peu plus de 51.000 km/h d’après la NASA).
      Si New Horizons avait dû se poser sur Ultima Thulé il aurait fallu manœuvrer la sonde de façon à réduire le différentiel de vitesse à quasiment zéro. Le changement de direction aurait été extrêmement coûteux.

Les commentaires sont clos.