Loin !

La Terre et la Lune vues du sol de Mars au crépuscule. Dans ce petit point blanc, toute l’humanité, tout ce qu’ont jamais créé nos civilisations jusqu’à nos très récentes incursions dans l’espace profond!

Mars évolue à une distance de 56 à 400 millions de km de la Terre. Les départs vers Mars ne sont possibles, en fonction de la position relative des planètes, que tous les 26 mois. Les voyages durent entre 9 et 6 mois, pour emporter un maximum de masse et pour ménager une trajectoire de « libre-retour » en cas d’impossibilité de se poser sur Mars. On doit y rester 18 mois plutôt qu’un mois pour pouvoir retourner sur Terre sans trop de risques et le voyage de retour dure 6 mois. Pendant le séjour sur la planète, les communications avec la Terre sont affectées de la vitesse de la lumière puisque nulle onde électromagnétique ne peut la dépasser ; ceci signifie qu’il faut attendre entre 6 et 44 minutes pour obtenir une réponse / réaction à une interrogation ou à un message émis depuis Mars. L’éloignement, c’est cela.

NB : La prochaine possibilité après Mars de « toucher terre » et d’y vivre est offerte par les lunes de Jupiter (j’exclus Cérès ou Vesta, les plus gros astres de la Ceinture d’astéroïdes, où la gravité est très faible). Petit problème, le système de Jupiter évolue entre 591 et 965 millions de km de la Terre (distance moyenne au Soleil 778 millions de km). C’est donc un peu plus loin que Mars (33 à 54 minutes-lumière) mais surtout l’irradiance solaire (énergie reçue au niveau de l’orbite) y est beaucoup plus faible (seulement 50 W/m2 contre 492 à 715 pour Mars et 1321 à 1413 pour la Terre). Il y fait donc froid et sombre. Quant à Vénus on ne peut envisager d’y séjourner qu’à l’intérieur d’une certaine couche de son atmosphère compte tenu de la température et de la pression atmosphérique au sol.

La question évidente qui résulte de l’éloignement de Mars dans la perspective d’une installation de l’homme est : « Comment vivre avec ? ».

Nous avons vu la semaine dernière, les conséquences que cela pourrait avoir sur le plan informatique et sur l’équipement en serveurs de la base. Nous allons réfléchir aujourd’hui aux conséquences psychologiques.

Il est difficile pour un homme du 21ème siècle d’imaginer l’impossibilité de se déplacer quand il veut pour aller où il veut mais ce sera bien le cas pour les Martiens. Cette contrainte peut donc engendrer des frustrations et autres sentiments négatifs tels la tristesse, peut-être la dépression, lors d’un deuil survenu sur Terre ou le regret d’être parti et ne pas voir grandir ou évoluer ses enfants, revoir ses parents ou ses amis, participer à une action ou une entreprise dans des conditions nouvelles qui n’existaient pas lors du départ et qui auraient fait préférer rester, ou simplement lors de l’impossibilité vécue de contempler le bleu de la mer et le vert des forêts. Ces sentiments négatifs seront renforcés par le fait que l’éloignement-lumière ne permettra pas d’échanges directs et fluides avec ses proches et d’une manière générale avec les Terriens du fait du time-lag qu’il génère.

De telles conditions ont existé, assez semblables, dans les premiers siècles qui ont suivi les « Grandes-découvertes ». Les colons qui partaient pour les Amériques, les Indes, l’Australie, l’Afrique du Sud, partaient « pour de bon ». Il ne leur était possible de prendre un bateau qu’exceptionnellement. Beaucoup n’avaient pas les moyens financiers de rentrer et devaient (sur)vivre sur place par leur travail. Les seules communications distantes, se faisaient par courrier postal maritime et les « nouvelles » devaient se faire rares avec le temps et la divergence progressive des intérêts. Les gens partaient « pour une nouvelle vie » et ceux qui restaient imaginaient « des oncles d’Amérique ».

La différence demain, en choisissant Mars, est que les communications orales et visuelles ou par message écrits seront possibles. Mais cela pourrait rendre la séparation peut-être encore plus difficile à supporter car cela empêchera la rupture quasi-totale et la pleine intégration dans la nouvelle vie.

Cependant, pour rester positif, c’est évidemment cette nouvelle vie qui, par les satisfactions qu’elle procurera, sera le seul remède capable de cicatriser ce déchirement. Et sans doute elle pourra le faire. La vie sur Mars sera, au début du moins, une vie de grands espaces, de nouveauté, d’entreprise, d’aventure, une vie prenante où l’oisiveté sera rare. Par ailleurs la communauté humaine locale, par sa taille forcément réduite au début et du fait de l’hostilité de l’environnement, sera comme une seconde famille au sein de laquelle la compréhension et l’entraide seront des nécessités.

Il ne faut pas non plus voir tout en rose. Cette « famille » pourra être pesante et pour certains, du fait de sa taille réduite, un enfer dans le cadre duquel on pourrait rejouer, en vrai, la fameuse pièce de Jean-Paul Sartre, « Huis-clos ». On peut simplement espérer que le risque étant connu, les membres de la famille seront suffisamment formés à l’affronter, que des psychologues seront sur place pour aider la « remise sur les rails » et que les grands espaces pourront apporter un correctif à la sensation d’enfermement social, moins difficilement que dans un lieu réellement fermé (vaisseau spatial, petites îles, prison, pièce sans issue comme celle dans laquelle se rencontrent et s’affrontent les personnages de Jean-Paul Sartre, etc…).

Alors certes les Martiens auront des moments durs, inévitables, ceux des échecs dans leur travail, ceux des affrontements amoureux, ceux des frictions avec d’autres êtres humains pour une raison ou pour une autre, ceux de la maladie et il faudra y faire face sans disposer de toutes les facilités disponibles sur Terre. Lors des crises, il n’y aura pas « d’effet tampon », amortisseur, dilueur et réparateur, comme le permet l’étendue énorme de la société terrestre (par analogie à l’effet que l’on prend en compte dans les études de tout milieu biologique). Mais cela a été et sera toujours le lot de toutes les sociétés pionnières. Ce qu’on peut espérer c’est que compte tenu de nos progrès en psychologie et en thérapie psychiatrique, de la sélection des partants et du soutien à distance des grandes institutions terrestres, Mars ne sera pas le Far West avec ses bandits sans foi ni loi. Ce sera certes bien une « nouvelle frontière » comme disent les Américains mais avec les avantages et beaucoup moins d’inconvénients qu’au 19ème siècle car je suis confiant que la structure de fonctionnement de la colonie sera suffisamment étudiée à l’avance, pour qu’elle soit vivable dans les meilleures conditions possibles.

Image à la Une : La Terre vue de Mars. Photo prise par le rover Curiosity le 31 janvier 2014. Crédit : NASA/JPL-CalTech/MSSS/TAMU.

Image ci-dessous: austère beauté d’une plaine martienne. Photo Opportunity, crédit: NASA JPL-Caltech, Cornell

   

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Index L’appel de Mars 22 12 18

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.

11 réponses à “Loin !

  1. Votre démarche est très intéressante philosophiquement, pour quelqu’un comme moi qui n’a ni les pieds sur terre, ni la tête dans la lune.
    Vais essayer de vous lire plus attentivement.
    Tous mes voeux et que les planètes vous soient favorables 🙂

  2. Les premiers humains à s’établir sur Mars resteront inévitablement déchirés entre l’appel de leur nouveau monde et les regrets du monde qu’ils auront laissés derrière eux. Difficile de prédire comment ils arriveront à gérer cette “dichotomie”. Avant d’envisager une aventure sans grande possibilité de retour en arrière, j’ai souvent préconisé de faire déjà un “essai” en établissant une base permanente sur la face cachée de la Lune. C’est l’UNIQUE manière de tester les éventuels problèmes psychologique d’une longue coupure de toute communication directe, y compris visuelle, avec la Terre (les télécommunications, passant par satellites, pouvant être artificiellement décalées du même délai que celui qu’on aura sur Mars) tout en gardant la possibilité de faire avorter la mission en quelque jours seulement si un grave problème devait surgir.
    A plus long terme, dans le contexte d’un établissement permanent de l’Homme sur la planète rouge, on peut par contre penser que les enfants nés et élevés sur Mars considéreront ce monde-là comme leur “home”, et la Terre comme une destination certes intéressante, mais étrangère et sur laquelle ils pourraient bien avoir de la peine à se réacclimater (ne serait-ce qu’en raison de la différence de gravité, difficile à supporter pour eux). A ce moment, il n’y aura plus à craindre de “mal du pays” sur Mars!

    1. Pourquoi pas faire le test lunaire mais, à mon avis, il manquera toujours quelque chose sur le plan psychologique: Dans une base lunaire on sera toujours certain de pouvoir retourner sur Terre avant deux ans en cas d’accident. Il me semble impossible que des hommes installés sur la Lune ne puisse pas penser qu’ils seraient rapatriés en cas de besoin extrême car ils le seraient, effectivement (comme vous l’écrivez d’ailleurs). Ce “petit” détail change tout dans le sentiment d’isolement et de dangerosité. Donc pour moi, une simulation dans le désert d’Oman (comme l’à fait l’OWF de l’université d’Innsbruck en 2017) est aussi utile qu’une simulation sur la Lune. A Oman on peut aussi simuler un “time-lag” et la simulation est moins difficile à organiser.

      1. Evidemment que la seule façon de “simuler” TOUTES les conditions que l’on rencontrera sur Mars … est de le faire sur Mars! Mais avant cela, il n’y a pas de meilleur “banc test” que la face cachée de la Lune. Bien sûr que les “cobayes” sauront qu’ils peuvent être rapatriés en quelques jours mais à part ça, ils seront dans des conditions très proches, et même plus exigeantes encore (ce qui est bon pour un test), que celles auxquelles ils auraient à faire face sur la planète rouge. Dans toute simulation terrestre on reste loin de telles conditions (gravité égale à celle de la Terre, possibilité de sortir de la base “en bras de chemise”, approvisionnement facile en nourriture et autres nécessités, connaissance du fait que des secours peuvent intervenir en quelques heures seulement au pire, etc., etc.). On ne peut donc en aucun cas dire qu’une telle simulation serait “AUSSI utile qu’une simulation sur la Lune”. Sans compter que la base lunaire servirait évidemment à tester bien d’autres points en vue d’un voyage vers Mars que la seule question psychologique, qui ne serait d’une certaine manière que “la cerise sur le gâteau”.

        1. L’objet du présent article est d’essayer de faire imaginer aux Terriens la situation d’éloignement donc d’isolement dans laquelle se trouverait une petite colonie humaine sur Mars.
          Je persiste à penser que des simulations (par definition ailleurs que sur Mars) ne pourront que très imparfaitement reproduire cette situation et que donc ces simulations ne sont pas vraiment indispensables. Si on les mènent dans le désert d’Oman au moins elles ne coûtent pas trop cher. Mais, dans le fond, je pense que les imaginer sérieusement permet d’obtenir le même résultat.

  3. Il faut “terraformer” (que la gravité soit proche de celle sur Terre) Mars en lui intégrant les rochers de la ceinture de Kuyper.

    1. Non, je ne pense pas qu’il faille terraformer Mars et encore moins qu’il faille le faire en recourant aux « rochers » de la Ceinture de Kuyper même s’il est vrai que la terraformation de Mars n’aurait de chances d’être durable que si sa masse était augmentée, ce qui lui permettrait de retenir sur le long terme une atmosphère plus épaisse que les 6 millibars moyens d’aujourd’hui.
      Les raisons de mon hostilité peuvent être résumées ci-dessous :
      1) augmenter la masse par bombardement d’astéroïdes reviendrait à détruire la surface de la planète actuelle. L’énergie cinétique résultant de la chute de ces corps provoquerait la fonte de la croûte et la destruction de toute l’histoire de la planète, y compris son évolution prébiotique probable ;
      2) la chaleur renouvelée de la surface de la planète rendrait impossible la réutilisation de la surface par l’homme (durée évidemment indéterminée mais qui doit s’évaluer en dizaines de milliers d’années) ;
      3) Le temps et l’énergie nécessaire à l’opération (aller chercher ces « rochers » à une distance de 30 à 50 unités astronomiques et leur impulser un différentiel de vitesse pour les déstabiliser de leur orbite actuelle et leur donner une nouvelle trajectoire) seraient énormes.
      4) qui payerait pour ce temps, cette énergie et les vaisseaux nécessaires à la mobiliser ?
      5) Comment éviter un « accident » c’est-à-dire un astéroïdes mal dirigé qui irait s’écraser sur la Terre ?!
      6) Pourquoi ne pas considérer les astéroïdes de la Ceinture d’astéroïdes, beaucoup plus proches que ceux de Kuyper ? Mais mes objections ci-dessus seraient toujours valables.
      Tout ceci pour dire qu’il est beaucoup plus rationnel et beaucoup plus réaliste de créer en surface de Mars des bulles ou dômes qui seront viabilisés. N’envisageons pas des projets pharaoniques destructeurs, dangereux, inutiles et hors de tous les moyens financiers dont on pourra jamais disposer !

  4. Mars, quel ennui, que des cailloux à perte de vue et même pas possible de respirer à l’air libre mortel pour l’homme ! Pas de baignade ensoleillée , pas les chants d’oiseaux, … une misère totale !
    Il en faut pour tous les gouts … mais vous oubliez les enfants si vous songez à une colonie.
    Quand ces derniers verront la richesse de la Terre , ils ne demanderont qu’à quitter leur prison sordide . Vous ne pourrez pas les forcer à rester sur une planète stérile .
    Cette colonie n’a aucune chance de survivre , c’est un non sens total qui n’est encore qu’un rêve sans la technologie nécessaire pour pallier aux difficultés de survie au delà des 18 mois minimum .
    Et quand l’humanité disposera d’une technologie largement plus avancée que celle d’aujourd’hui, Mars aura pris un sacré coup de vieux , ancien fantasme délégué aux oubliettes , aux musées terrestres !

    1. Comme vous dites, “il en faut pour tous les goûts” et on peut aimer les déserts terrestres comme les vastes océans. En ce qui me concerne l’aridité de Mars ne me dérange pas et je pense que beaucoup d’êtres humains seront d’accord avec moi (par ailleurs nous ne recherchons pas la foule).
      Je veux bien envisager que certains Martiens souffrent de leur isolement mais je ne vois pas pourquoi vous qualifiez les futures bases martiennes de prisons “sordides”. Le sordide ne me semble pas évident et Mars n’est stérile que pour autant que la vie n’y existe pas (ce que l’on ne sait toujours pas) et/ou qu’on n’y ait pas implanté la nôtre. Par ailleurs, la Terre est certes une magnifique planète mais nous sommes en train d’en détruire la beauté naturelle à un rythme accéléré et il n’est pas non plus évident qu’il ne soit pas bientôt préférable de vivre sur Mars que de survivre sur Terre dans la pollution et sous des températures suffocantes.
      Quant aux technologies nécessaires, ne vous inquiétez pas, elles existent, même si elles méritent d’être testées et améliorées. C’est pour cela qu’il est simplement rationnel et raisonnable de ne pas envisager pour le moment que des hommes séjournent sur Mars plus d’un cycle synodique.

    2. Si vous aviez raison, de grandes étendues de la Terre seraient inoccupées. Or non seulement on trouve des humains quasiment partout, mais ceux-ci sont en général attachés à leur lieu de naissance, aussi rébarbatif puisse-t-il apparaître à nous qui avons eu la chance d’avoir vu le jour dans des contrées qui nous semblent plus attractives; mais notez qu’ils en existent de plus attractives encore, … et que nous ne déménageons pas tous pour aller nous y établir!
      Je suis absolument persuadé que des enfants nés sous des dômes sur Mars, dans lesquelles les conditions recrées de vie seront d’ailleurs bien plus agréables qu’en bien des endroits sur Terre, considèrerons cela comme leur “home, sweet home”; ils seront peut-être tentés de visiter la Terre par curiosité (ce qui risque néanmoins de leur être difficile en raison de la gravité), mais sans songer à s’y expatrier pour la plupart.

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