Robert Zubrin, fondateur de la Mars Society, ingénieur en propulsion, s’est rallié par tactique au projet « Lune-d’abord », estimant sans doute qu’il était plus probable de pouvoir changer la politique spatiale américaine en évitant la confrontation brutale et en favorisant aussi l’utilisation des lanceurs lourds dont le coût unitaire de lancement devrait de ce fait baisser (économie d’échelle), ce qui facilitera les missions martiennes habitées, en espérant qu’elles soient menées aussi tôt que possible.
Il revient dans ce contexte sur un autre écueil de la politique spatiale américaine, la non définition du but à atteindre. Aujourd’hui et depuis très longtemps, l’Administration américaine lance des programmes non pour atteindre un but mais pour faire tourner des industries (en l’occurrence spatiales) et maintenir ou « booster » l’emploi et dans cet esprit elle évite la moindre prise de risque pour continuer à « ronronner » en toute tranquillité. Robert Zubrin sait que l’on n’atteint un but efficacement et rapidement que si on se le donne comme objectif. Il sait aussi qu’une vie sans but, conduit à la promenade, à l’errance, en fin de compte à l’endormissement et à la disparition. Il veut réveiller l’Amérique, le pays des pionniers et de la « frontière » et il a raison car c’est en Amérique que ce désir d’aventure présent chez presque tous les hommes (surtout les jeunes !), est le plus fort et donc là que l’étincelle peut faire repartir le feu.
L’aventure c’est l’entreprise (on pourrait la qualifier d’aventure organisée), menée par un entrepreneur, et c’est donc sur elle qu’il compte pour mener les autres hommes et sur l’entrepreneur (évidemment Elon Musk) pour créer l’étincelle sur la base d’une idée géniale (par exemple la réutilisation des lanceurs) et impulser l’énergie par son enthousiasme propre. Encore faut-il que le terrain soit favorable. Aujourd’hui, il ne l’est pas, c’est plutôt un marécage qui a tendance à tout éteindre. La NASA est devenue un « machin », comme disait le Général de Gaulle à propos de l’ONU, un rassemblement de personnes peut-être de qualité mais empêtrées dans un corset administratif paralysant car contraint par le nombre de ses employés (et l’inertie que cela implique), ses procédures et par les interdits politiques (la protection planétaire par exemple !) et sociétales (l’aversion au risque si commune à notre époque).
Robert Zubrin plaide auprès de la personne qui peut changer les choses, le nouvel Administrateur Bridenstine, pour une NASA légère car initiatrice (audacieuse), coordinatrice et facilitatrice, plutôt que politiquement correcte (timorée) et faiseuse (avec application plutôt qu’avec génie), en fait une NASA comme elle existait à ses débuts, à l’époque de John Kennedy. Espérons qu’il soit entendu !
texte de Robert Zubrin (traduction Pierre Brisson):
Exigeons un programme spatial axé sur des objectifs.
Le 19 Avril 2018 Jim Bridenstine a été finalement confirmé comme nouvel Administrateur de la NASA et il a pris en charge l’Agence spatiale après plus d’un an de dérive sans personne à la barre (certains diraient après plus de neuf ans). Maintenant que l’ancien pilote de la Marine et parlementaire de l’Oklahoma a eu quelques semaines pour s’installer dans son bureau et voir ce qui se passe, je pense que le moment est opportun pour lui donner quelques conseils. Les voici !
Cher Administrateur Bridenstine,
Félicitation pour votre nomination. Vous avez pris en charge une Agence dont certains départements (ceux qui sont responsables des programmes d’astronomie et d’exploration planétaire) ont accompli de hauts-faits historiques dont on se souviendra pendant des siècles, tandis que d’autres (en particulier celui qui est responsable du programme des vols habités) ont dépensé des dizaines de milliards en pure perte. La différence est que les départements d’astronomie et d’exploration planétaire ont choisi de dépenser leurs fonds de manière intelligente et pour un objectif tandis que le département des vols habités a été autorisé à fonctionner sans aucun objectif.
Les missions Hubble, Kepler, TESS, Webb, Opportunity, Spirit, Curiosity et Cassini ont été conçues, réalisées et lancées pour des raisons claires. En revanche, le Département des vols spatiaux habités propose des projets, puis tente d’inventer des raisons pour les justifier. Les concepteurs des premiers dépensent de l’argent pour faire des choses ; le second fait des choses pour dépenser de l’argent. Prenons à titre d’exemple la proposition actuelle de construire une station spatiale en orbite lunaire. A quoi sert-elle? Certains disent qu’elle «pourrait être utile» en appui d’une base lunaire, qui est l’objectif théorique de l’administration. Mais est-elle nécessaire?
Permettez-moi de le dire de cette façon puisque vous êtes pilote : Disons que vous êtes aux commandes d’un avion allant de l’aéroport Reagan (NdT à Washington D.C.) à celui de La Guardia (NdT à New-York), de quoi avez-vous vraiment besoin ?
(A) un club de pilotes à Pittsburgh, ou
(B) un train d’atterrissage pour votre avion.
Vous pourriez avoir du plaisir à pouvoir profiter certains jours d’un club de pilotes à Pittsburgh mais maintenant vous avez vraiment besoin d’un train d’atterrissage si vous voulez atterrir. C’est la même chose pour la Lune. Si vous voulez construire et utiliser une base lunaire, vous avez besoin d’un atterrisseur lunaire ; vous n’avez pas besoin d’une station spatiale en orbite lunaire. De même, si vous voulez construire et utiliser une base sur Mars vous avez besoin d’un atterrisseur sur Mars ; vous n’avez pas besoin d’une station spatiale en orbite lunaire.
Vous vous souvenez peut-être que durant l’administration Obama, certaines personnes ont émis l’idée stupide d’une mission de détournement d’astéroïde (Asteroide Redirect Mission, « ARM ») dont le but était de déplacer un petit morceau d’astéroïde jusqu’en orbite lunaire pour donner quelque chose à visiter aux astronautes volant autour de la Lune dans la capsule Orion. La station spatiale en orbite lunaire est l’ARM sans astéroïde. Ce n’est pas un pont vers la lune ou vers Mars. C’est un guichet d’octroi programmatique qui bloque le chemin vers la Lune ou vers Mars. Choisir de construire un guichet d’octroi en orbite lunaire au lieu d’un atterrisseur lunaire ou martien, c’est choisir de ne pas aller sur la Lune ou sur Mars.
Ainsi la décision évidente, si l’on veut vraiment déposer des Américains sur la Lune aujourd’hui, c’est d’annuler le projet de guichet d’octroi en orbite lunaire et d’utiliser son financement généreux (504 millions de dollars cette année et beaucoup plus prévu pour la suite) pour développer un atterrisseur lunaire. On peut le faire par des méthodes d’appels d’offres traditionnelles et s’en sortir avec des conditions bien meilleures qu’aujourd’hui. Mais les remarquables succès récents et croissants de l’industrie spatiale privée suggèrent une alternative qui pourrait être encore plus intéressante.
Au lieu de payer pour des systèmes de transport lunaire, pourquoi ne pas payer pour des services de transport lunaires? Utilisez le modèle de système commercial de transport et lancez un appel d’offres à l’industrie pour qu’elle propose des services de transport pour transporter en surface lunaire, en aller simple, des charges de masse diverses et en aller-retour, des équipages humains. On peut parier que les entreprises en concurrence pour offrir ces services de transport sur la base du meilleur coût, adopteraient une approche axée sur objectif. Le rôle de la NASA serait alors de spécifier les charges utiles à livrer sur la surface lunaire et de diriger les activités à effectuer sur place.
De cette manière, on pourrait constater que non seulement on pourrait créer une base lunaire beaucoup plus rapidement et pour beaucoup moins d’argent qu’on l’estime aujourd’hui mais encore on pourrait démontrer la validité d’un modèle qui tôt après pourrait ouvrir la « frontière » martienne. Il y a divers intérêts-établis qu’on contrarierait en suivant la voie décrite ci-dessus et vous auriez besoin de tout le support politique possible. Une chose qui pourrait vraiment aider serait de prendre des mesures immédiates pour annuler la stupide décision de l’Administration d’arrêter le projet de télescope spatiale infrarouge à grand-champ, WFIRST (Wide Field Infrared Survey Telescope).
WFIRST est un télescope spatial de 2,2 mètres de diamètre avec un champ de vision 100 fois plus large que Hubble, rendu possible par un budget très bas de 3 milliards de dollars grâce au don fait à la NASA par le « National Reconnaissance Office », d’un satellite espion dont il n’a plus besoin. Il a été approuvé et fortement appuyé comme priorité forte par tous les comités d’évaluation scientifique qui conseillent le gouvernement. Il promet des découvertes révolutionnaires d’exoplanètes et pourrait révéler la vérité sur la nature de l’énergie noire qui accélère l’expansion de l’univers et répondre à de nombreuses autres questions d’astrophysique. Particulièrement intéressante est la possibilité d’utiliser WFIRST pour obtenir des spectres d’atmosphères de planètes en orbite autour d’autres étoiles. S’il trouve de l’oxygène libre (qui n’existait pas sur Terre jusqu’à ce que nous ayons une biosphère et qui n’existe pas sur quelque autre planète que ce soit de notre système solaire) ce serait une preuve forte de la présence d’une vie abondante.
C’est exactement le genre de mission que la NASA devrait mener et en sauver le projet ferait beaucoup pour atténuer la polarisation politique qui a retardé votre confirmation et qui pourrait faire échouer tout effort de votre part pour accomplir quelque chose d’important au cours de votre mandat à l’agence spatiale.
De plus, si vous êtes à la recherche d’une mission productive pour la capsule spatiale Orion, soutenir le fonctionnement de télescopes spatiaux dans l’espace interplanétaire proche, comme WFIRST, est tout à fait ce qu’il convient de faire. Les phares du programme par ailleurs le plus souvent inutile de la navette spatiale, ont été les cinq missions pour réparer et améliorer continument le télescope spatial Hubble. Si toutes les 135 missions de la navette avaient eu une utilité comparable, c’eut été le programme scientifique le plus productif de tous les temps. Orion est surdimensionné pour le transport d’équipages depuis la Terre jusqu’à l’orbite terrestre et trop petit pour servir d’habitat aux astronautes d’une mission de 2,5 ans sur Mars mais il pourrait convenir à des missions de quelques semaines pour desservir des observatoires dans l’espace proche de la Terre.
Ainsi, plutôt que de réduire le programme d’astronomie spatiale, vous devriez chercher à le développer, en fournissant aux astronautes les outils dont ils ont besoin pour montrer ce que des hommes et les femmes courageux, envoyés dans l’espace comme des explorateurs plutôt que des sujets d’examens médicaux, peuvent vraiment réaliser. Le peuple américain veut et mérite un programme spatial qui va vraiment quelque part et accompli de grandes choses. Comme les récents crédits substantiels pour la NASA le montrent, il est prêt à payer pour cela. Les succès épiques de l’astronomie spatiale, l’exploration planétaire et les sociétés spatiales privées montrent ce que l’ingéniosité humaine peut faire quand les responsables adoptent une approche fondée sur un objectif. Maintenant, c’est à vous !
Je suis prêt à aider, de quelque façon que ce soit.
image à la Une: Une exoplanète dans la zone habitable d’une naine rouge, dans un système à plusieurs étoiles (Proxima Centauri b ?); Crédit Zubrin-graphic
Je profite de l’occasion qui est donnée ici de parler “objectifs” pour revenir sur ma proposition de mission de longue durée sur la face cachée de la Lune. Je pense en effet qu’il ne faut pas se braquer contre l’idée d’un retour sur notre satellite naturel, mais à deux conditions essentielles: 1/ il faut que cela apporte quelque chose par rapport à ce qui avait été réalisé dans le cadre du programme Apollo, 2/ il faut que cela s’inscrive clairement dans la perspective de missions habitées plus lointaines (Mars étant pour l’instant la seule prochaine destination à notre portée).
Pour ce qui est du premier point, une base permanente sur la face visible pourrait peut-être faire l’affaire, mais je n’en vois pas trop l’intérêt et j’ai peur que cela devienne vite un nouveau gouffre à investissements peu productifs. Une base pour faire quoi? Explorer? Mais on connaît déjà plutôt bien cette face de notre satellite et je doute qu’il y ait grand-chose encore à découvrir. Observer la Terre? Autant rester en LEO. Observer l’espace? Ce n’est pas l’emplacement idéal pour cela.
Une mission sur la face cachée de la Lune, ayant clairement pour un de ses objectifs de préparer une future mission martienne serait à mon avis beaucoup plus “productive” et passionnante. Premièrement, cela n’a encore jamais été fait. Deuxièmement, ce monde à découvrir nous est presque moins connu encore que Mars (les Chinois l’ont bien compris avec le prochain envoi d’un satellite autour de la Lune pour servir de relai à un futur “rover” d’exploration de la face cachée). Troisièmement, la face cachée est l’endroit idéal pour observer l’univers. Et, surtout, une telle mission constitue la seule possibilité de simuler un vol vers Mars y compris en ce qui concerne les aspects psychologiques d’une longue coupure de communication directe (visuelle et de télécommunications) avec la Terre (la passage des communications par un satellite permettrait d’introduire artificiellement le même décalage temporel que lors d’un vol vers Mars); et cela en gardant la possibilité de rapatrier les astronautes en 3 jours environ en cas de gros problème, alors que si cela arrive un fois lancé vers la planète rouge … (!).
Bref, une telle mission me paraîtrait être un bon moyen de réconcilier “Lunatiques” et “Martiens” autour d’un même objectif, par ailleurs réalisable dans un délai relativement court.