Les premières missions pour Mars nous lancent des défis psychologiques redoutables mais nous pouvons être confiants, nous trouverons des hommes suffisamment forts pour les affronter. Les vrais problèmes seront plutôt d’ordre technique, le bon fonctionnement du lanceur, surtout lors du départ de la Terre ou lors de l’EDL, et le bon fonctionnement du système de support vie.
Lorsque les astronautes quitteront la Terre pour Mars, ils auront pleine conscience qu’ils se trouvent embarqués pour un séjour de plus de deux ans hors de chez eux. Compte tenu de la position respective des astres et des contraintes de la « mécanique céleste », le voyage durera de nombreux mois (6 mois à l’aller, 6 au retour) et le séjour sur Mars durera 18 mois (configuration énergétique, scientifique et, pour l’équipage, biologique, optimum). Ceci implique que les voyageurs seront privés de contact physique avec leurs proches pendant cette longue durée de temps et ceci implique aussi qu’après trois ou quatre semaines sur Mars, ils ne pourront plus changer d’avis et choisir d’écourter leur séjour, ni recevoir aucun secours, quoi qu’il arrive.
Le fait que pendant le voyage, il n’y aura pas ce qu’on pourrait appeler un « extérieur-habitable », est un inconvénient incontestable. Pas question en effet de se « dégourdir » les jambes en allant se promener « ailleurs » ; pas question de contempler un paysage changeant et « vivant » (aussi belles soient-elles, les étoiles ne danseront jamais dans le ciel et très vite la Terre ne sera plus qu’un point parmi d’autres) ; pas question de ne pas subir la promiscuité des autres. Durant deux fois six mois, chacun sera réduit à vivre à l’intérieur de « quatre murs » (en l’occurrence la paroi d’un cylindre) avec toujours les mêmes partenaires. A noter que la situation sera différente une fois arrivé sur Mars car si la « société » y sera toujours aussi réduite, l’aspect « extérieur-habitable » sera totalement différent (la sortie impliquant toutefois le port obligatoire d’un scaphandre). En effet les quatre ou six membres de l’équipage disposeront alors pour eux seuls de la surface entière de la planète (en fonction du moins des possibilités de mobilité motorisée et de la nécessité d’éviter de trop s’exposer aux radiations spatiales).
Pour atténuer le problème du confinement pendant le vol, il faudra certainement que chacun exerce la plus grande prudence dans ses interactions avec les autres (afin d’éviter le piège de l’« enfer » sartrien). La vie privée devra être très strictement respectée ; les contacts avec les proches ou les collègues restés sur Terre, aussi fréquents que possible (pour améliorer la diversité des échanges) même si le « time-lag » sera de plus en plus long au fur et à mesure que le vaisseau s’éloignera de la Terre (de 3 à 23 minutes-lumières, dans un seul sens, une fois sur Mars) ce qui empêchera les interactions directes. L’accès aux divertissements digitaux diffusés depuis la Terre (jeux ou films, plateformes d’échanges) devra évidemment être totalement libre, individualisé et le choix aussi riche que possible.
Un problème de santé pourra s’avérer déstabilisant puisque les soins seront rendus difficiles par l’éloignement, surtout pendant le voyage (peu d’équipements, au plus un seul médecin à bord, pas de télémédecine en direct du fait du time-lag) et également sur Mars du moins jusqu’à ce que la société martienne se soit développée en nombre d’habitants, en compétences, et dispose d’un stock étendu d’équipements et de médicaments (ou de matières chimiques et de laboratoire adéquats pour les produire).
Sur place les épreuves et les dangers (outre ceux relatifs à la santé) seront nombreux et d’autant plus potentiellement stressants que les astronautes auront le sentiment d’être largement seuls pour les affronter et les surmonter. Ils le seront effectivement. Pas de « coup de main » possible, personne non plus pour « prendre votre place » pour résoudre un problème. De nombreux facteurs pourront peser sur le moral ou créer des frustrations. On peut évoquer la fatigue, l’éventuelle détérioration physique malgré les exercices, l’obligation de vivre dans une gravité faible ou de porter un scaphandre pour sortir, la faible irradiance pendant l’hiver austral, le manque de couleurs, surtout le vert et le bleu, l’absence d’eau liquide dans le paysage, un manque possible de satisfaction professionnelle (un échec dans la recherche, dans la construction d’une infrastructure importante ou la mise en route d’un process important), un équipement ou un instrument important, cassé et non réparable. Le découragement menacera de gagner même les plus positifs. Peu de consolations seront possibles (non seulement éloignement des proches mais aussi régime alimentaire peu varié).
Ceci dit il ne faut pas exagérer la difficulté. Il n’y aura ni temps-mort, ni ennui pendant une mission habitée sur Mars car les astronautes seront des personnes extrêmement motivées. Ils auront par nécessité le souci du fonctionnement le plus parfait possible de leur vaisseau et de leurs équipements divers, dont celui nécessaire à leur survie. A l’aller ils seront également très occupés par la préparation de leur mission sur le sol de Mars, au retour par l’interprétation des observations et des donnés qu’ils auront recueillies et tout le temps, par leurs communications avec la Terre qui les sollicitera sans cesse pour obtenir des rapports sur l’état du vaisseau, leur état personnel et sur leurs recherches. Par ailleurs l’aventure, le fait de se retrouver dans un univers inconnu et vierge, immense à l’échelle de l’homme, avec un potentiel de développement quasiment illimité, et pouvant révéler des connaissances essentielles pour l’humanité (sur le plan exobiologique notamment), le fait d’être des pionniers entreprenant une action pour la première fois dans des domaines passionnants, le fait d’avoir des problèmes à résoudre et y parvenir, peuvent se révéler des facteurs excellents pour soutenir ou doper le moral.
De ce point de vue je pense que les simulations qui ont eu lieu sur Terre (« Mars 500 », achevée en Novembre 2011 par exemple ou même le séjour long dans l’ISS de l’astronaute Scott Kelly en 2015 / 2016) n’ont absolument pas pu recréer les conditions d’une mission habitée. Les hommes enfermés de juin 2010 à novembre 2011 dans les locaux de l’« Institut des Problèmes BioMédicaux » (« IPBM »), à proximité de Moscou, ne pouvaient ignorer qu’ils étaient sur Terre et qu’ils pourraient sortir en cas de besoin extrême ; par ailleurs leur simulation en « bac à sable » ne pouvait absolument pas restituer l’espace martien du fait de ses très petites dimensions. Quant à Scott Kelly, il savait qu’il pourrait toujours rentrer sur Terre en cas de problème grave. A contrario le pseudo isolement pour des motifs beaucoup moins exaltants que l’exploration d’une autre planète, pouvait générer l’ennui ce qui pouvait induire toutes sortes de friction sociales et de stress.
Alors, toujours partant ? Personnellement oui; mais je ne serai vraisemblablement pas choisi, question d’âge! Plus généralement, je pense que les premiers vols ne seront pas pour les faibles, physiquement comme mentalement, mais pas non plus pour les tièdes, les indécis, les blasés et ceux qui n’auraient rien à faire sur Mars. Il faudra des hommes d’acier, de corps et d’esprit, et nous les aurons !
NB : On se situe ici au début de l’exploration spatiale par vols habités, alors qu’il n’y a pas encore de base permanente sur Mars.
Image en tête d’article : l’astronaute Scott Kelly au travail dans un module de l’ISS (crédit image : NASA). Il a bouclé (en Mars 2016) une mission de 342 jours dans l’espace. On peut imaginer que l’habitat utilisé pendant le voyage vers Mars sera tout autant « encombré » que celui de l’ISS et que les taches de vérification et d’entretien seront constantes.
Image ci-dessous : Columbia Hills (crédit image : NASA et Olivier de Goursac), le cadre de vie des explorateurs pendant 18 mois; une vue grandiose mais non humanisée, qui pourrait être ressentie comme froide et hostile.