Mon ami Alain Souchier, président de l’Association Planète Mars (« APM »), membre français de la Mars Society, est décédé la semaine dernière. Il n’ira donc jamais physiquement sur Mars ! Diplômé de l’Ecole Centrale de Paris, c’était un ingénieur particulièrement doué, imaginatif et productif, outre qu’il était d’une grande sensibilité et d’une grande culture agrémentée d’un sens de l’humour toujours fin et à propos. Il a énormément contribué à la conception des moteurs des différentes générations de la fusée Ariane. L’espace l’habitait depuis toujours. Dans sa jeunesse, à l’époque d’Apollo, il aurait voulu être astronaute et sa passion était d’imaginer comment l’homme pourrait aller aussi loin que possible dans l’espace profond. Après avoir travaillé toute sa vie sur la propulsion des fusées et avoir apporté des solutions admirables à des problèmes d’une extrême complexité, il avait voulu retourner au rêve qui avait motivé son inclination pour l’astronautique, la planète Mars qu’il connaissait presque aussi bien que la Terre. Son intérêt dans le cadre de l’APM, se portait principalement sur les scaphandres et les simulations de vie sur la Planète Rouge mais sa réflexion pratique, structurée par des connaissances très solides en mathématiques, en physique et en chimie, était complétée par une interrogation philosophique forte sur nos origines et notre destin et il était séduit par les réponses qu’y apporte la philosophie de Teilhard de Chardin.
Il est mort et sa contribution à l’enrichissement intellectuel de l’humanité s’est arrêtée mais cette dernière est différente et meilleure du fait de l’empreinte qu’il a laissée de sa vie. Alain est de ceux qui nous ont sans doute fait un peu progresser collectivement vers ce que Teilhard appelait le point Omega.
Je pensais à cela pendant la messe de ses obsèques à Vernon, aux marches de la Normandie, où il s’était établi il y a longtemps pour être à proximité de la SNECMA, son employeur, constructeur d’Ariane. Et je me disais que le système de valeurs qui conduisait à donner plus d’importance à un chanteur comme Johnny Hallyday qu’à un homme comme Alain, était celui d’une société bien malade, un peu comme jadis la société byzantine qui couvrait d’honneurs et d’or ses conducteurs de chars dans le cirque. Alain était un ouvreur de mondes, de ces personnes qui nous permettent de rêver sur des bases concrètes à des lendemains dans l’espace infini parce que du fait de leur travail ces lendemains pourront, si nous le voulons, advenir. Il aurait dû pour cette raison, toucher la sensibilité de nos contemporains de nombreuses fois davantage qu’un interprète de chansons aussi électrisant et sympathique soit-il. Choisir les paillettes plutôt que la substance me semble compréhensible dans une approche populaire superficielle flattée par les médias mais extrêmement condamnable de la part d’une soi-disant élite qui sacrifie ainsi à la facilité sur l’autel de la démagogie plutôt que d’attirer les foules vers les cimes de l’intelligence.
Alain me faisait penser aussi à Jean d’Ormesson, autre esprit pétillant et porteur des préoccupations les plus importantes de l’humanité. Jean d’Ormesson a été également honoré par l’élite française mais il l’a été plutôt moins que Johnny dans la ferveur populaire et cette comparaison, à la limite cette égalité, m’a choqué. Jean d’Ormesson aurait trouvé « épatant » mon ami Alain s’il avait pu le rencontrer. J’imagine leurs échanges, les questions pressantes de Jean d’Ormesson et les réponses appliquées et précises d’Alain, l’un qui aurait apporté ses connaissances, ce qu’on peut dire de plus précis aujourd’hui sur Terre sur les possibilités de l’ingénierie spatiale, et l’autre qui les aurait intériorisées et les aurait magnifiées en exprimant leur quintessence esthétique.
Mais ne soyons pas négatifs ; cela ne sert à rien. Ne jalousons pas la lumière factice et fugace d’une célébrité météorique du monde du spectacle valorisée par des personnes pour lesquelles nous n’avons aucune estime (au moins en ce qui me concerne). Au-delà de l’irritation qu’elle cause, elle n’a en fait aucune importance. Et, si Alain n’a pu rencontrer Jean d’Ormesson qui aurait pu s’inspirer de sa science pour éclairer et embellir notre message martien, constatons qu’il a concrètement fait progresser l’astronautique et qu’il aura semé ses graines et sa passion dans de nouvelles têtes bien faites (notamment celles des jeunes ingénieurs qu’il a aidé à participer à des simulations dans les bases terriennes de la Mars Society).
Par ailleurs, heureusement, Alain n’était pas tout à fait seul même si les hommes comme lui sont rares. De brillants ingénieurs ont travaillé dans ses équipes ou en parallèle avec lui. Ils portent ses projets, continuent ses recherches ou d’autres complémentaires. Comme dans le cas de celles d’Alain, le public ne réalise sans doute pas tout de suite leur importance car les vrais « savants » sont souvent modestes comme il l’était lui-même, communiquent mal, et aussi parce que les contraintes de la vie quotidienne n’incitent les gens à réfléchir que sur ce qui les concerne immédiatement et gêne leur perception du lointain, du différent et du complexe. Mais, en attendant que tous les perçoivent et les apprécient, ces idées, ces constructions intellectuelles, existent et brillent avec force dans la sphère qu’on pourrait appeler la « cognosphère » des spécialistes capables de les exploiter ou de s’en inspirer. Sans aucun doute nombreuses sont celles qui germeront et donneront encore à l’humanité de nouvelles fleurs concrètes toutes aussi magnifiques et brillantes que celles produites par l’esprit exigeant et puissant d’Alain. Elles nous permettront de progresser encore et d’aller « plus loin plus vite » dans l’espace profond.
Nous devons nous résigner à ce que l’étoile d’Alain reste désormais éteinte mais sa lumière subsiste au-delà du souvenir, au travers de son œuvre et de son modèle inspirant. Je suis confiant ; nous nous retrouverons un jour, en esprit, sur le chemin de Mars. Dans cette espérance je vous souhaite à tous un Noël serein, certes intériorisant le passé avec ses peines et ses joies mais surtout tourné vers l’avenir.
Image à la Une : Alain Souchier en train de travailler à son « VRP » (véhicule de reconnaissance de parois). Ce VRP repose sur des principes simples mais auxquels il fallait penser. Il pourrait avoir un grand intérêt pour l’exploration de Mars par missions habitées. En effet les parois ont une très grande importance pour les géologues car les strates qu’elles mettent en évidence sont une des clés essentielles de la compréhension de l’histoire géologique et on a beaucoup de mal à bien les observer. Les satellites prennent des photos à la verticale ou, au mieux, avec un angle d’autant plus fermé que la surface observée est proche et lorsque des hommes seront sur Mars, ils éviteront probablement les risques d’escalader en scaphandre des parois à très forte pente. Le VRP pourrait, lui, descendre le long des pentes tenu par des câbles que l’on déroule et prendre au passage des photos et recueillir toutes sortes de données.
Image ci-dessous, moteur Vulcain à propulsion chimique cryogénique de la fusée Ariane V :
Magnifique éloge d’Alain Souchier tout à fait justifié.
Le rapprochement de ses valeurs et de sa pensée scientifique et philosophique avec la pensée de Pierre Teilhard de Chardin qu’il appréciait particulièrement est très cohérent.
Pour l’avoir fréquenté de longues années, je sais effectivement qu’Alain Souchier approchait la foi par le chemin de la science. Au-delà de son sujet professionnel (l’ingénierie de la propulsion), nous avons souvent parlé de la vie. Une des raisons essentielles de s’intéresser à Mars est en effet de chercher à savoir jusqu’où des conditions semblables sur Mars et sur Terre, pendant quelques petites centaines de millions d’années, ont pu conduire l’évolution des molécules organiques. Probablement assez loin mais pas très loin même si un jour on pourrait trouver des traces d’êtres (fossiles?) équivalents à nos bactéries (ce serait déjà prodigieux!).
En effet, plus je progresse dans mes recherches et mes réflexions, plus je m’émerveille de la suite de circonstances proprement extraordinaires (donc quasiment impossibles à reproduire sauf à s’approcher de l’infini) qui ont conduit jusqu’à la vie consciente sur cette Terre. J’en déduis, pour le moment, qu’elle est probablement exceptionnelle sinon unique dans l’univers surtout si on considère ses « complications » (comme on dit en horlogerie) proprement humaines c’est-à-dire ses aspects accumulateurs (la conscience miroir, la mémoire), rationnel, affectif et spirituel. La conséquence de cette constatation est que la probabilité est élevée que nous soyons, nous êtres humains avec notre potentiel et nos limites, les objets d’un grand dessein qui nous dépasse comme celui si bien théorisé par Pierre Teilhard de Chardin. Lorsqu’on en prend conscience, cela créé une responsabilité et de ce fait génère un devoir, celui de s’efforcer de progresser dans la connaissance vers la perfection. Mais nous sommes libres et rien ne dit que nous continuerons collectivement à le faire. C’est pour cela que des hommes comme Alain Souchier sont importants. Ce sont des modèles et ils doivent être connus pour être suivis.
Merci Pierre pour ce bel éloge. J’étais également aux funérailles mais n’ai pas eu le plaisir de te revoir. A bientôt j’espère. Pierre-Emmanuel