L’astronautique, une navigation à l’intérieur d’un mécanisme d’horlogerie à de multiples dimensions.
La possibilité de répondre avec réalisme à l’appel de l’espace profond, évoquée dans mon précédent article*, passe d’abord par la maîtrise de la science astronautique. Avant son développement, rendu possible par les progrès en chimie, en physique des matériaux, en science de la propulsion, nous ne disposions pour connaître notre environnement spatial, que de l’astronomie. Cette autre science, très ancienne, est essentiellement passive d’un point de vue énergétique, dans le sens où l’on reçoit l’énergie émise ou réfléchie par les astres et l’on s’efforce (avec de plus en plus d’intelligence et de succès) de comprendre son origine et ses implications multiples. L’astronautique est au contraire, de ce même point de vue énergétique, active, dans la mesure où l’on s’efforce d’utiliser en la contrôlant, une énergie de plus en plus puissante, pour aller vers les astres.
*L’appel de l’espace profond (est-ce réaliste d’y répondre et jusqu’où peut-on envisager d’aller ?)
Nous sommes à l’aube de l’ère spatiale, avec des possibilités théoriques importantes que l’on commence à mettre en œuvre ou que l’on entrevoit mais avec des limitations pratiques terribles qui ne nous permettent d’envisager que des déplacements à l’intérieur proche de notre système stellaire (solaire). En clair la seule énergie que l’on peut utiliser vraiment ou pour l’essentiel (j’y reviendrai) est l’énergie chimique et elle implique l’emport d’une masse considérable d’ergols (carburant plus comburant) et de réservoirs les contenant qu’il faut arracher à la gravité terrestre aussi bien que la charge utile qui « pèse » beaucoup plus lourd (une vingtaine de fois!) que cette charge utile et qui en plus se consume / consomme très vite, étant juste suffisante pour nous arracher à la gravité terrestre et nous donner quelques « petits » kilomètres par seconde en plus des 30 kilomètres par seconde de vitesse de la Terre autour du Soleil.
On est ainsi amené à aborder l’autre contrainte majeure du voyage qui est celle de la distance et donc du temps. Il faut avec notre « petite » vitesse acquise relativement à celle de la Terre, six à neuf mois pour aller sur Mars dans les meilleures conditions, environ 3 ans pour aller dans le domaine de Jupiter, environ 6 ans dans celui de Saturne. Comme cette contrainte est évidemment liée à celle de l’énergie consommée, on retombe sur un problème de masse si l’on veut réaliser des déplacements un peu moins longs. Ainsi Elon Musk envisage des voyages de quatre (ou même trois !) mois seulement pour aller sur Mars (après un certain temps et la réalisation de quelques progrès technologiques) mais la vitesse nécessaire pour ce transit rapide implique une augmentation très forte de la consommation d’énergie, donc une limitation très forte de la masse utile transportée. In fine on choisira sans doute neuf mois pour les vols cargo et cinq mois pour les vols habités.
L’homme se trouve donc aujourd’hui vis-à-vis de l’espace comme il se trouvait vis-à-vis de l’océan au temps des caravelles. Il peut y faire quelques incursions mais il doit recourir à toutes les finesses de sa réflexion et de son imagination pour utiliser au mieux par des capacités limitées, des forces qui le dépassent infiniment. Pour pallier aux difficultés propres à l’énergie qu’il peut embarquer, il va ainsi jouer avec la gravité des astres et avec les dates du temps (les « fenêtres de tir »). L’astronautique est la science qui combine toutes ces possibilités et ces contraintes et c’est donc bien une science de la navigation.
De ce fait, la ligne droite n’est pas, ne peut pas être, la trajectoire d’un voyage spatial. En effet, après s’être hissé en « orbite de parking » (pour simplifier, « LEO » – pour « Low Earth Orbit ») au prix d’une « vitesse de satellisation minimale » de 7,9 km / seconde, le vaisseau va attendre de se trouver dans la meilleure position en fonction de sa destination, pour donner une impulsion supplémentaire (qui implique une consommation d’énergie supplémentaire !) pour gagner au moins 3,3 km/s de vitesse et ainsi atteindre la vitesse de 11,2 km/s, minimum, pour se libérer (« vitesse de libération ») de la force d’attraction de la gravité terrestre en vue d’atteindre cette destination. Il va chercher à bénéficier au maximum de la vitesse de la Terre par rapport au soleil pour profiter de cette dernière (sauf évidemment s’il ne va que vers la Lune qui fait partie de son propre système), comme un petit caillou dans une fronde.
Une fois « libéré » le vaisseau va rester pendant un certain temps sous influence résiduelle terrestre (ce qui va le freiner encore un peu). On dit qu’il va sortir progressivement de sa sphère de Hill (ou de Roche). Mais surtout il restera sous influence solaire, ce qui va le contraindre beaucoup plus longtemps (le seul vaisseau construit de la main de l’homme, à s’échapper de cette dernière est Voyager 1 lancé en Septembre 1977 par la NASA et qui se trouve aujourd’hui à la limite jusqu’où s’exerce cette influence, à quelques 21 milliards de km du Soleil). La contrainte solaire s’exprimera par une courbe, qui est un arc d’ellipse autour du soleil. C’est ainsi que l’on peut dire que la mission MSL (Curiosity) a atteint Mars après 567 millions de km alors que la distance maximale en ligne droite (lumière) n’est que de 400 millions de km (et que les deux planètes étaient distantes de 204 millions de km lors du lancement). La rectitude relative de la trajectoire et la vitesse à laquelle le vaisseau la parcourra, dépendra de la force de l’impulsion donnée au départ.
Sorti de la sphère de Hill, la vitesse ne sera que très peu freinée car l’attraction du soleil sera relativement faible et le vaisseau voyagera dans le vide (par définition sans atmosphère donc aucune matière “freinante”!). Ainsi une fusée partie de LEO avec une vitesse par rapport au soleil de quelques 33,3 km par seconde (30+3,3) aura encore une vitesse de 32,3 km/s au sortir de la sphère de Hill et d’un peu plus de 20 km par seconde en approchant de Mars 6 ou 8 mois plus tard (ce qui permet une capture gravitationnelle par cette planète).
Ensuite, le vaisseau spatial, s’il ne va pas vers les astres voisins immédiats de la Terre (et si ces astres, où les suivants en éloignement, se trouvent dans une configuration qui le lui permet), pourra bénéficier de leur puissance gravitationnelle pour accélérer et changer de direction. Ainsi on va chercher à utiliser Vénus pour rentrer sur Terre à partir de Mars si on repart dans les semaines suivant l’arrivée, ou bien Jupiter si on veut aller jusqu’à Saturne. C’est là où l’on peut réaliser que la date de départ d’un voyage est aussi essentielle que la puissance dont on dispose pour lancer le vaisseau dans l’espace, et on doit la choisir en fonction de la position où l’astre que l’on veut atteindre (ou utiliser) se trouvera quand arrivera l’engin qu’on y envoie mais aussi de la position des autres astres qui pourraient servir de relais. Dans l’exemple ci-dessus (mission MSL), Mars à la date du lancement du vaisseau qui devait l’atteindre, avait encore beaucoup de chemin à faire pour, en 8 mois et 17 jours de parcours de son orbite, atteindre le point de rencontre avec ce même vaisseau, à quelques 400 millions de km en ligne droite de la Terre.
L’astronautique n’a rien de simple et elle doit respecter des règles extrêmement précises comme si elle devait servir à guider un objet à l’intérieur d’un mécanisme d’horlogerie ultra « compliqué » à plusieurs dimensions. On rejoint ici l’astronomie qui sert de toile de fond à tous ces déplacements. L’image horlogère est très ancienne et très vraie. C’est déjà ce qu’avait compris les civilisations antiques (pensez au mécanisme d’Anticythère) et c’est cette profondeur et cette complexité alliées à la précision extrême qui en font toute la beauté !
Image à la Une: exemple de trajectoires, les orbites de Cassini dans le système de Saturne, entre 2004 et 2017. Crédit image NASA/JPL-CalTech. Elles impliquent des corrections de trajectoires faisant intervenir quelques impulsions énergétiques courtes à des moments très précis conjuguant vitesse de la sonde et proximité de l’astre.
Trajectoire Terre/Mars de la mission MSL (Curiosity). Crédit image : NASA/JPL-Caltech (ci-dessous):
Attention de ne pas donner l’impression que la force de gravitation d’un astre ne s’exerce qu’à l’intérieur d’une sphère de rayon donné et disparaitrait ensuite. La “portée” des forces de gravitation est en fait illimitée. La sphère de Hill d’un corps B (la Terre par ex.) en orbite autour d’un autre A, de masse plus importante (le Soleil par ex.) définit seulement le volume d’espace où la satellisation d’un troisième corps C, de masse négligeable devant les 2 premiers, est possible autour du premier corps B sans être capturé par le plus massif A. (autrement dit, où l’influence de A reste négligeable sur la trajectoire de C autour de B). La sphère de Hill est plus précisément définie comme la distance au centre de l’astre B à laquelle il y a équilibre des champs gravitationnels de B et A (mais pas disparition de l’un ou l’autre).
Il est bien évident que la sphère de Hill ne saurait avoir de limite fixe! Je pense que la grande majorité des lecteurs auront compris que la force de gravité d’un astre secondaire (au point de vue de la masse) devient plus faible, au fur et à mesure que l’on s’éloigne de lui, que la force de gravité qui émane de l’astre dominant dont le premier est sous influence gravitationnelle, et que donc la force gravitationnelle de l’astre dominant reprend l’avantage.
De ce point de vue ma réflexion ne prête pas, me semble-t-il, à équivoque et par ailleurs il est évident qu’un article de quelques 1200 mots ne peut aller dans tous les détails de la science physique (mais elle peut inciter les personnes intéressées à se renseigner davantage par elles-mêmes).