Dans mon billet précédent j’ai parlé de Mars comme Université. Je voudrais mettre aujourd’hui le projecteur sur les autres activités, celles des habitants qui feront fonctionner la première colonie de mille habitants, telle que nous l’avons étudiée avec mon ami Richard Heidmann.
Outre les scientifiques, les ingénieurs et les touristes, toutes les professions seront représentées dans cette Colonie. En effet les « Martiens » devront faire face à toutes les sollicitations d’une vie active, à tous les besoins de service (y compris ceux de policiers, de juges, de psychiatres, de banquier) et à la production de presque tous les biens tangibles nécessaires à cette vie car il ne pourra y avoir que très peu de recours aux importations. D’abord parce que les arrivages sur Mars ne seront possibles que tous les 26 mois (il faudra attendre que les deux planètes soient en position favorable l’une par rapport à l’autre en raison de la mécanique céleste), ensuite parce qu’on cherchera toujours à limiter les masses importées (et l’encombrement) en raison du coût du transport et du volume utilisable des soutes des vaisseaux spatiaux. Dans le même esprit on limitera aussi le nombre de personnes faisant fonctionner la Colonie puisque leur transport, le volume de leur habitat, leur maintien en bonne santé et leur rémunération coûteront fort cher. La société martienne sera donc extrêmement mécanisée et robotisée.
Les deux premières solutions pour atténuer ces contraintes, seront bien sûr les télécommunications avec la Terre* et l’impression 3D, la troisième sera un recrutement extrêmement rigoureux du personnel fonctionnel sur des critères de compétence et d’ingéniosité (on pourrait aussi parler de débrouillardise).
*NB : Il ne faut pas oublier que la vitesse de la lumière n’étant “que” de 300.000 km/s, le temps nécessaire à une information pour parvenir jusqu’à l’autre planète va de 3 à 22 minutes.
On aura donc une société extrêmement informatisée avec des personnes exerçant des fonctions très sophistiquées et d’autres moins mais auxquelles le contexte de l’environnement martien imposera des exigences élevées. Regardons en de près quelques-uns :
Le ménage par exemple. Ce ne sera pas une petite affaire et l’effectuer (largement en surveillant des robots) constituera une lourde responsabilité. Il consistera en effet à contrôler très sérieusement la viabilité des zones habitées. Cela signifie qu’il faudra non seulement enlever les poussières mais en prendre des échantillons qu’on analysera pour vérifier que le contenu rapporté de l’extérieur est minimum (risque de silicose ou d’empoisonnement aux perchlorates), vérifier la composition atmosphérique de chaque bulle de vie et remédier aux déséquilibres de proportions de gaz ou de pression ; examiner les parois, les meubles et les sols pour stopper une éventuelle prolifération de bactéries ou de champignons ; contrôler les analyses bactériologiques de l’air et de l’eau effectuées grâce aux capteurs MiDASS. Mais ce n’est pas tout. L’environnement extérieur Martien est fragile et sujet d’études. Il n’est pas question de le polluer et de le transformer avant de le connaitre. Les « ingénieurs-sanitaires » devront donc traiter les « poussières » et déchets pour les recycler ou les détruire (pyrolyse ?), les cendres devant probablement être isolées dans des containers étanches.
Pour prendre un autre exemple, le cuisinier, qui sera plus un « cuisinier-diététicien », devra gérer l’environnement sanitaire de ses produits avec un soin extrême et penser toujours que (1) on ne gâche rien (puisque tout est si difficile à produire), (2) toute matière, organique ou autre, doit être autant que possible recyclée et (3) la nourriture n’est pas faite que pour le plaisir mais doit d’abord permettre de survivre dans des conditions diététiques idéales.
De manière générale une profession très demandée sera celle d’« ingénieur-bricoleur ». En dehors de l’utilisation de l’imprimante 3D pour renouveler le petit outillage ou les meubles, il faudra réparer, faire fonctionner des machines complexes ou simples, fatiguées par l’usage ou simplement victime de défaillances. On ne jettera (presque) rien sur Mars. Avant de mettre une machine en pièces ou au rebut, on cherchera à la réparer ou à la réutiliser d’une manière quelconque, en entier ou en partie.
Pour régler les rapports entre les gens il faudra introduire l’argent et on aura donc aussi une banque (et un ou deux banquiers) sur Mars. On ne peut en effet envisager de soumettre des personnes différentes, dont le seul intérêt commun sera d’avoir choisi de résider sur Mars pendant 18 mois, au même rythme de vie, ou de leur imposer les mêmes consommations. Pendant leur temps libre, certains voudront sortir aussi souvent que possible, d’autres seront heureux de rester dans la Colonie devant leur ordinateur. Certains voudront faire du sport, d’autres regarder des films, ou les deux en proportion variées. Certains solliciteront énormément les installations communes, d’autres très peu. La seule façon de gérer la situation et les tensions sera de donner un prix aux biens et services et de les faire payer.
Cette monétarisation des relations sera aussi le moyen d’introduire dans la société les professionnels individuels qui auront choisi de tenter leur chance sur Mars en indépendants (en accord avec l’administration de la colonie), soit avant de quitter la Terre, soit une fois sur place. Leur succès sera matérialisé par les revenus qu’ils tireront de leurs services à la Société d’exploitation de Mars, aux autres résidents ou à la Terre lointaine. Mais avant d’entreprendre, ils auront peut-être aussi besoin d’emprunter. D’autres résidents de leur côté auront peut-être envie d’investir. L’intermédiation bancaire sera pour eux indispensable.
Il faut, dit-on, « de tout pour faire un monde » et dans ce monde naissant presque tous les métiers seront donc exercés. Maintenant, comme la population sera très faible, il faut aussi envisager qu’une même personne en exerce plusieurs (en fonction de leur complexité et de la difficulté intellectuelle à les maîtriser). Mars sera le monde de la souplesse et de l’adaptabilité. Tout problème devra être traité d’une manière ou d’une autre, car très souvent la vie, de soi-même et des autres, sera en jeu.
Image à la Une: Le type même de l’ingénieur bricoleur. Dan Pettit, astronaute de la mission 6 de l’ISS (2003), en pleine activité (crédit NASA).
Mon expérience professionnelle dit le contraire: si on veut éviter de dépendre de l’extérieur, notamment en pièces détachées, il faut éviter le tout automatisé version électronique. L’électronique ne se répare le plus souvent pas: on change le capteur, la carte voire l’ordinateur. Or les pièces électroniques sont souvent bourrées de matériaux divers, notamment les terres rares, et construits avec des techniques extrêmes comme les salles blanches. Impossible de mettre en place ce type d’industrie dans une économie naissante.
Au contraire de la bonne vielle mécanique qui peut se réparer plus facilement: un bloc de métal et une machine-outil suffisent. Il y a fort à parier que l’économie martienne va utiliser les techniques du XXème plutôt que celles du XXIème siècle. Pas ou peu de polyvalence, mais une robustesse et une simplicité.
On va voir se former 2 types de populations: celle qui pourra se payer les produits importés de la Terre et celle qui va tirer l’essentiel de ses ressources de Mars dans un contexte industriel naissant. Sûrement une source de conflit pour la future scène politique martienne.
Je suis d’accord avec vous sur l’importance de la robustesse et de la simplicité. On pourrait ajouter aussi la modularité (ne pas être obligé de remplacer tout un équipement mais la plus petite partie possible de cet équipement, et que cette “petite partie” soit aussi standardisée de sorte qu’elle puisse servir plusieurs usages).
Ceci dit, la vitesse de réaction dans de nombreux cas critiques possibles (par exemple contrôle microbiens des espaces vies) nécessitera un équipement électronique de pointe. En fait ce qu’il faudra c’est disposer d’un stock de pièces de rechange pour ce genre d’équipement irremplaçable (ou un stock de machines entières si elles ne sont vitales et absolument pas productibles sur place). Par ailleurs il faudra pousser au maximum l’utilisation des imprimantes 3D qui pourront être utilisées pour la plupart des équipements massifs, ou pour les cadres et annexes des équipements sophistiqués.
Aussi vite que possible, les Martiens devront créer les conditions nécessaires pour la production sur place des biens d’équipements qu’ils auront dû au début importer. Le coût de ces importations et l’importance des équipements importés par nécessité, les pousseront à le faire.
Concernant la segmentation de la population selon la richesse, je ne pense pas qu’il y ait de problèmes particuliers car la main-d’oeuvre étant particulièrement rare, tout travail sera valorisé de manière satisfaisante pour celui qui l’exercera (car chacun aura un levier très fort auprès des autres Martiens pour faire valoir son intérêt).