Les îles de l’Espace, un rêve certes mais quand même une possibilité

Avant de parvenir au stade d’« île-3 », Gérard O’Neill et les ingénieurs qui travaillaient avec lui (notamment au Ames Space Center de la NASA) dans les années 70, prévoyaient, raisonnablement, qu’il faudrait passer par des étapes intermédiaires. Ils envisageaient d’abord une sorte de Station Spatiale Internationale positionnée au point de Lagrange L5 pour abriter les personnes qui construiraient en ce lieu une « île-1 », premier exemplaire de la première génération des îles de l’espace, plus petite qu’île-3.

« Île-1 » serait une « sphère de Bernal » (sphère pressurisée dont le principe a été conçu en 1929 par le physicien britannique John Desmond Bernal) de 460 mètres de diamètre (donc de 1450 mètres de circonférence). Une rotation d’un tour en 31 secondes de la sphère sur elle-même créerait à la surface interne de son sol une gravité de 1 g à l’équateur et une gravité plus faible mais toujours acceptable pour un organisme terrien, dans une bande de 2 fois 375 mètres de part et d’autre de l’équateur (la gravité serait encore 0,7 g à 45° de latitude), le reste étant occupé par des fenêtres recevant indirectement la lumière du soleil. La surface au sol, utile, n’est pas très grande (quelques 33,22 hectares) mais suffisante pour établir une zone de vie confortable pour une petite communauté. Gerard O’Neill estimait qu’île-1 pourrait accueillir une population de 10.000 habitants. Il serait sans doute plus prudent de n’en envisager que 5.000. Ce ne serait déjà « pas si mal » ! Pour la production agricole et le petit élevage, O’Neill compte 600.000 m2 dans deux groupes de 12 tores d’un diamètre légèrement inférieur à celui de la sphère, positionnés aux deux pôles, autour de l’axe de rotation de la sphère. Avec une population moitié moindre, on pourrait donc « faire avec » la moitié de cette surface, soit 2 groupes de 6 tores.

L’île serait constituée de matériaux lunaires. Ils ont l’avantage de comprendre presque tous les minéraux nécessaires (n’oublions pas que la Lune provient du manteau de la Terre primitive), notamment du silicium, du fer, du magnésium, du titane et de l’oxygène (ce dernier ne se trouve pas à l’état de gaz sur la lune mais dans les minéraux oxydées). Ils sont aussi relativement accessibles, et c’est cela leur avantage par rapport aux matériaux terrestres ou même martiens. En effet la vitesse de libération pour sortir de l’attraction lunaire est de 2,4 km/s alors qu’il faut 11,2 km/s pour s’arracher à la gravité terrestre et 5 km/s pour s’arracher à celle de Mars. De plus, un corps qui part de la surface de la Lune vers l’espace, n’a pas à traverser une atmosphère qui le freine.

Gerard O’Neill a calculé les masses nécessaires pour construire une île-1. Il estime qu’il faudrait quelques 3,7 millions de tonnes, soit 150.000 tonnes pour la structure métallique, 20.000 tonnes pour les vitrages, 400.000 tonnes pour le sol et les bâtiments, 150.000 tonnes pour l’oxygène et 3.000.000 tonnes pour le bouclier antiradiations périphérique. Il manquerait du carbone, de l’hydrogène et de l’azote mais on pourrait trouver ces éléments dans les astéroïdes (pour la première île-1 il faudrait plutôt les faire venir de la Terre). Pour visualiser la quantité de matière à extraire de la Lune, il faut envisager un carré de 750 mètres de côté sur 4 mètres d’épaisseur. C’est beaucoup à terrasser mais ce n’est pas impossible.

Gerard O’Neill a imaginé un moyen pour acheminer à très faible coût, ces masses de la Lune vers le Point de Lagrange L2. Il s’agit d’utiliser un accélérateur électromagnétique dont la piste de lancement, de 10 km, serait installée sur le sol de la Lune avec une pente très faible. L’accélérateur fonctionnerait avec des aimants, en matériaux supraconducteurs, et sur une piste de rails générant une sustentation magnétique dynamique. La faible gravité lunaire et l’absence d’atmosphère permettraient de décoller à grande vitesse, presqu’à l’horizontale, grâce à la forte accélération permise par la rampe électromagnétique. L’énergie, dont le besoin est estimé à une puissance de 100 mégawatts, serait fournie par des centrales solaires, de préférence à des générateurs nucléaires (faible masse). Les matériaux lunaires, après un tri grossier, seraient conditionnés dans des sacs en fibres de verre (fondus à partir de la silice lunaire) et placés dans des godets récupérables qui en quelque sorte serviraient de frondes. La vitesse impulsée serait calculée pour que la charge atteigne L2 à vitesse réduite (en tenant compte du freinage imposé par la gravité lunaire). La trajectoire serait ensuite éventuellement ajustée à partir du poste de contrôle lunaire. Gerard O’Neill estime qu’un tel dispositif pourrait envoyer dans l’espace un million de tonnes de matériaux lunaires par an.

A l’arrivée en L2, il y aurait un collecteur qui serait une sorte de vaste filet. Compte tenu du guidage au départ de la Lune, il ne devrait pas y avoir de pertes. De L2 les matériaux seraient acheminés vers L5 (qui jouit d’une vaste zone de stabilité autour du point de Lagrange) par un cargo nécessitant très peu d’énergie (puisqu’en dehors de forces d’attractions fortes).

Il faudra ensuite traiter les matériaux avec une installation industrielle, située en L5, pour en faire des produits semi-finis et des objets utilisables. Le plus difficile sera la construction de la première île car il n’y aura alors aucune gravité en L5. L’une des priorités sera donc de mettre cette première île en rotation dès que possible (dès que l’armature de la sphère géodésique de l’île sera construite), à partir de la « Station Spatiale » et de la première centrale électrique solaire.

Sur la Lune il faudra une petite base permanente mais, une fois construite par une cinquantaine de personnes, elle pourrait fonctionner avec seulement 8 à 10 personnes.

Que feront les habitants de ces îles de l’espace ? Eh bien, ils vivront, c’est-à-dire qu’ils travailleront et échangeront entre eux. Ils pourront aussi, c’est le projet de Gerard O’Neill, construire pour la Terre des centrales électriques flottant dans l’espace. Ces centrales  recueilleraient l’énergie solaire et la réfléchiraient par micro-ondes vers des stations relais construites sur la Terre. Cette énergie, par définition renouvelable, serait continue (le soleil ne se couche jamais dans l’espace) et peu chère une fois le miroir spatial récepteur déployé.

Avec les îles de l’espace on a un très beau rêve d’ingénieur. Mais que donc choisir ? Ces îles ou Mars ? J’en discuterai dans mon prochain billet (les îles de l’espace 2/4).

Image à la Une: “île-1”, une sphère de Bernal complétée par ses tores agricoles, son axe centrale de circulation, son bouclier anti-radiations, son jeu de miroirs réglables pour retransmettre indirectement la lumière visible à l’intérieur (pour limiter les radiations) et ses radiateurs pour diffuser dans l’espace la chaleur excédentaire. Dans l’environnement immédiat flotte une centrale électrique solaire. L’illustration est de l’artiste Rick Guidice qui travaillait avec la NASA pour la visualisation de ce projet.

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.