La chrysalide martienne

Mars est aujourd’hui un désert mais c’est un désert qui a jadis pu connaître l’éclosion d’une vie propre et qui offre aujourd’hui des conditions environnementales qui pourraient permettre aux hommes d’y greffer une bouture de la leur, au moyen des technologies qu’ils ont su développer au cours des dernières décennies. Passer de la possibilité théorique de cette entreprise à sa réalisation, suppose la volonté de le faire et l’affectation des ressources financières nécessaires.

Le plus difficile sera la période de constructions des premières infrastructures car elle implique, pendant longtemps, des investissements importants sans retours financiers suffisants pour les couvrir. Pour apporter et/ou construire les infrastructures nécessaires à une activité « rentabilisante », il faudra bien une dizaine de missions habitées étalées sur 20 ans (n’oublions pas qu’il faut 26 mois entre chaque départ de la Terre). Même si des retours sur investissements pourront être constatés avant la fin de la période, il faudra qu’une certaine masse critique de capital et de population soit accumulée pour qu’un auto-développement puisse véritablement commencer.

Les sommes seront importantes. Des estimations ont été faites et il faut sans doute compter cent à cent cinquante milliards, étalés sur plus de 20 ans (car il y a bien sûr une longue préparation avant le premier lancement), pour mener à bien cette série de missions. A noter qu’elles comprendront toujours un volet « exploration » en plus de celui « accumulation de capital physique » réutilisable et visant la recherche de rentabilisation. Il faudra créer une capacité de production énergétique, une capacité d’accueil de population et de machines, une capacité de production d’équipements, une capacité de production alimentaire, une capacité de transports planétaires et une capacité de télécommunications. Si l’ensemble coûtait les 150 milliards mentionnés, les mobiliser représenterait le même effort que celui qui a été réalisé jusqu’aujourd’hui pour la Station Spatiale Internationale dont le lancement des premiers éléments remonte à 1998 et qui arrive doucement au bout de sa vie. (NB : L’administration du Président Obama a accepté de l’étendre au-delà de 2020, jusqu’en 2024. Les Etats Unis contribuent pour 80% à son financement).

Vue les montants et la durée, il semble a priori que ce devrait être les Etats-Unis, seuls ou avec d’autres, qui entreprennent cette aventure. On peut l’espérer mais on peut aussi en douter. En effet les pouvoirs politiques ont tendance à rechercher des effets immédiats ou du moins des effets qui se manifestent pendant le mandat des élus qui ont pris les décisions (on le constate aux Etats-Unis où la barrière de huit ans, deux mandats présidentiels, est difficile à passer). La communauté scientifique lutte contre cette tendance « naturelle » et finalement parvient relativement souvent à pousser des projets plus longs. Ainsi le « JWST » (James Webb Space Telescope) envisagé dès 1989 devrait être lancé en 2018 (pour un budget de 9 milliards de dollars) et ses premières spécifications détaillées remontent à 2004.

Malheureusement, la communauté scientifique (dans son ensemble) ne donne pas le même support aux vols habités. Elle craint de perdre des financements pour ses missions robotiques et elle a tendance à dédaigner ce qu’elle considère comme du spatial « spectacle », introduisant des complexités et des complications inutiles. La Station Spatiale peut être considérée comme l’exception à cette règle mais il faut avant tout la voir comme le fruit de la fin de la Guerre froide, son objet principal ayant été de faire travailler ensemble Etats-Unis et URSS sur un projet spectaculaire. L’alternative au soutien des scientifiques c’est celui du grand public (voir l’enthousiasme suscité par l’exploration spatiale), de quelques grands entrepreneurs américains et du monde de l’ingénierie et de l’astronautique, passionné par la beauté technologique du projet (support fort à la NASA). Sera-ce suffisant ? Peut-être.

Le fait nouveau est l’arrivée sur la scène d’entrepreneurs à la tête de fortunes qui se mesurent en milliards, ou même en dizaines de milliards, et qui sont extrêmement déterminés. On peut citer Elon Musk, Jeff Bezos, Larry Page, Robert Bigelow et, « par extension », le britannique Richard Branson. La grande différence avec l’Etat ou les scientifiques est que ces hommes apportent avec eux un esprit capitaliste et une connaissance de l’entreprise (management, marketing et maîtrise des coûts), sans compter leur image prestigieuse d’hommes « qui ont réussi », ce qui donne du sérieux et de la crédibilité au projet.

Auront-ils les moyens de le mener à bien ? Je le pense. Peut-être pas seuls mais en partenariat avec l’Etat Américain (on ne parle plus seulement de « support » comme dans le cas du grand public ou de la communauté scientifique). On peut imaginer que plusieurs d’entre eux (dont Elon Musk) se mettent ensemble pour monter une nouvelle Compagnie des Indes Occidentales ou « Compagnie des Nouvelles Indes » dont le but ne serait pas d’aller chercher des richesses lointaines mais d’aller créer des richesses nouvelles sur une terre lointaine.

On pourrait concevoir un véritable financement de projet comme celui qui a été monté pour le Tunnel sous la Manche (et qui a coûté l’équivalent 2016 de 19 milliards d’euros). Les promoteurs de la Compagnie des Nouvelles Indes créeraient une société anonyme avec un capital conséquent (50 milliards d’euros ?) appelable par tranches en fonction de de l’étalement des besoins, et lancement d’un emprunt public, les deux sur la base d’une étude de faisabilité et d’un modèle économique démontrant que l’établissement permanent pourrait générer les revenus pour rémunérer, même faiblement, le capital emprunté et le capital investi après une période de grâce d’une durée raisonnable pour être acceptable (quinze ans ?).

Evidemment la proportion entre argent privé et argent public ou capital et dette, devra dépendre de l’espérance de profitabilité du projet. L’apport de l’Etat pourrait être la mise à disposition des installations et des satellites de la NASA. Compte tenu de l’importance de la durée probable avant un début de rentabilité (correspondant à la période de grâce), la part de la dette sera probablement relativement faible. Les actionnaires de références de la société anonyme (disons Elon Musk) pourraient donner suffisamment confiance pour que l’IPO soit un succès sur la base duquel serait lancé ensuite l’emprunt. On peut imaginer plusieurs types de participation tels qu’actions de fondateurs, actions ordinaires, obligations convertibles, obligations simples, options, etc.., chaque type étant sujet à des contraintes et ouvrant des possibilités de valorisation en relation avec ces contraintes.

Pour faciliter la levée des financements, on peut aussi imaginer plusieurs sociétés (une pour le transport, une autre pour les infrastructures de la base, une troisième pour l’exploitation de la base, une société holding coordonnant les trois) ce qui permettrait à chacune de mieux contrôler sa responsabilité et aussi de chercher dans des activités parallèles (non martienne) une rentabilité directe qui sera longue à venir (en utilisant par exemple les applications terrestres des technologies développées pour l’implantation sur Mars ou encore le service rendu pour atteindre d’autres objectifs spatiaux).

Entre 1869 et 1886, le roi Louis II de Bavière entreprit la construction de châteaux féeriques qui coûtèrent des fortunes et qui ont très longtemps semblé totalement déraisonnables. Un demi-siècle après ils étaient devenus un des actifs majeurs de son pays. Aurait-il su « vendre » ses projets grandioses à l’élite de son royaume, et structurer leur financement (ce qui est, je l’admets, tout à fait contraire au personnage), il aurait sans doute pu obtenir son adhésion plutôt que sa réprobation définitive. Un investissement judicieux peut se révéler tel très longtemps après qu’il ait été effectué mais il faut savoir entraîner l’adhésion des personnes qui en supportent la charge sans avoir l’espoir de profiter des fruits.

Considérations économiques 4/5

Image à la Une : Chateau de Neuenschwanstein https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=28008461

Pierre Brisson

Pierre Brisson, président de la Mars Society Switzerland, membre du comité directeur de l'Association Planète Mars (France), économiste de formation (Uni.of Virginia), ancien banquier d'entreprises de profession, planétologue depuis toujours.