J’étais à midi dans un car postal, plein comme un œuf, entre Porrentruy et Cœuve, pour aller, le 13 novembre dernier, m’emplir, au Restaurant du Cerf, des neuf plats du menu de la Saint-Martin. La main refermée sur une barre de maintien, je causais avec un ami très cher qui me disait que, une semaine plus tôt, il était à Orbe pour un concert de Marduk.
Marduk, le Veau du soleil, patron du panthéon de Babylone, mais aussi et surtout l’une des formations actuellement phare du black metal. Black metal? Genre fantasmé, peuplé à peu près autant que d’autres de personnalités douteuses (c’est un euphémisme), mais qui met en scène une forme de jusqu’au-boutisme asymptotique – ce qui déjà suffirait à s’y intéresser.
De ceci, Wikipedia dit: «Le black metal est un sous-genre musical du heavy metal, ayant émergé en Europe au milieu des années 1980, et développé dans les pays scandinaves, notamment en Norvège, au début des années 1990. Comme le thrash metal, le black metal s’inspire du punk hardcore et en particulier du crust, de la nouvelle vague du heavy metal britannique, ainsi que du shock rock, et se caractérise par un son chargé d’atmosphères sombres et, parfois, par des mises en scène morbides […] Le black metal se caractérise avant tout par une musique crue et agressive aux atmosphères sombres. Ce son est produit par des tempos rapides, un chant hurlé en voix de tête souvent relativement aigüe, la guitare est omniprésente et agressive avec des tremolo picking, de fortes distorsions, des blast beat à la batterie, et des morceaux non conventionnels.» Voilà pour les prolégomènes, auxquels je souscris.
Embrayons sur les choses qui fâchent. C’est indéniable, le black metal a donné naissance à son lot d’actes et de personnes condamnables et condamnées, tant du point de vue éthique que pénal. Oui, Varg Vikernes a été condamné en 1994 à 21 ans de prison pour le meurtre d’Øystein Aarseth (avec qui il jouait dans le groupe Mayhem), a mis le feu à des églises en Norvège, et a publiquement soutenu Anders Behring Breivik après le massacre d’Utøya. Oui aussi, une frange de la scène n’a rien trouvé de plus malin que de créer un sous-genre baptisé «National Socialist Black Metal» (NSBM). Ce sont des horreurs indexées à un haut degré d’idiotie. Ces remugles sont-ils représentatifs d’une scène? Que veut dire «sulfureux»? Est-ce que le terme désigne l’odeur résiduelle de quelques braises, ou l’entière nature du feu? Il faudrait poser la question à un sociologue de la musique, ce que je ne suis pas. Intuitivement, j’ai le sentiment que non. Ce dont je suis par contre certain, c’est de l’innocuité éthique de mon rapport à ces sons.
L’autre chose qui fâche est liée au fait que le black metal, comme l’indique la définition qu’en donne Wikipedia, se résume à un nombre sommes toutes peu élevé d’éléments constitutifs, mais qui sont très dirigistes: jouez vite, hurlez, produisez sale. Conséquence: c’est un genre qui a tendance à se répéter et à se répliquer en unités interchangeables, à s’auto-caricaturer, voire à s’auto-parodier de manière plus ou moins volontaire.
C’est lorsqu’il sort du cadre dans lequel son histoire culturelle l’a contraint que le black metal devient à mon sens le plus intéressant, et peut-être le plus intègre – étant entendu qu’il faut une bonne dose de courage esthétique pour travestir un genre musical aussi typé. Prenez par exemple les Allemands de Sun Worship, qu’on a vu débarquer au début de la décennie passée avec un magnifique album, Elder Giants (1281360 Records DK). En 2015, le site Echoes and Dust demandait à Lars Ennsen, le guitariste du groupe, quelle était sa définition du genre: «C’est une question complexe. Je me contenterai de dire que vous trouverez “mon” essence du black metal sur un album de Swans, Phill Niblock ou Mt. Eerie plutôt que sur n’importe quel album de “black metal” sorti au cours des 20 dernières années.» Et de fait: chez eux, les guitares à la fois s’aèrent et s’approfondissent, les morceaux s’allongent, mutent, prennent des virages – mais toujours (ou en tout cas très souvent) à toute berzingue.
Je pourrais dire des choses similaires d’une de mes marottes du moment, Veilburner, qui nous viennent des Etats-Unis. Ou des Finlandais d’Oranssi Pazuzu (je les évoquais brièvement dans un précédent billet, ici), qui intègrent (chose plutôt rare dans le domaine) des instrumentations électroniques et développent des progressions parfaitement étonnantes.
Mais le maximum d’extensibilité stylistique se trouvera dans un projet domestique et que l’on commence à bien connaître par chez nous: Zeal & Ardor, dirigé par le Bâlois Manuel Gagneux. Là, rappelons-le, les marqueurs stylistiques du black metal s’allient à des éléments qu’on serait tentés de qualifier de parfaitement hétérogènes: le blues, le gospel, les chants des champs de coton. On nous a plusieurs fois assuré que Gagneux avait lancé Zeal & Ardor à la suite d’un pari: «Arriveras-tu à mêler ce qui ne peut pas se mélanger?» On aurait pu craindre l’effet morue à la fraise, mais rien de tout cela: les différents éléments assimilés par Gagneux et sa bande se retrouvent dans une commune alchimie de colère – un nouvel album est annoncé pour février prochain, on verra si tout cela tient toujours debout.
Si j’étais chez vous, je partirais:
-> à Berne, au Bee-Flat, le 26 décembre, pour y écouter Erika Stucky. Là encore une histoire d’entremêlements, entre yodel et blues, alchimie improbable mais pleine de sens.
-> A Guin, au Bad Bonn, le vendredi 7 janvier, pour y écouter Murmures Barbares. On est avec eux dans le domaine large du hip hop, mais qui serait considéré comme une forme d’art brut. Une géniale fête froide.
-> A Berne, à la Dampfzentrale, le samedi 8 janvier, pour y entendre une réécriture de la «Ursonate» de Kurt Schwitters par Patricia Kopatchinskaja, Reto Bieri, Annekatrin Klein et Anthony Romaniuk. Un texte en charpie, fondateur du mouvement Dada, qui gagne à être toujours ressuscité.
-> à Berne encore, au Bee-Flat, le dimanche 9 janvier, pour une rencontre entre le guitariste Kojack Kossakamvwe, le batteur Julian Sartorius et le vocaliste Elia Rediger. Une soirée féline, aux horizons ouverts.
-> A Genève, à la Cave 12, le mardi 11 janvier, pour y écouter MoE. Ce trio norvégien conçoit un rock atypique, dont on dirait qu’il va chercher autant dans la no wave que dans les productions plus carrées que l’on trouvait à l’époque chez le label Amphetamine Reptile. C’est en tout cas explosif.
-> A Berne, au Bee-Flat, le mercredi 12 janvier, pour un étonnant dialogue entre l’accordéoniste Mario Batkovic (qui vient de publier un très remarqué nouveau disque, Introspectio) et l’électronicien germano-libanais Rabih Beaini. L’un propose des cathédrales, l’autre des paysages fiévreux.
-> A Genève, à la Cave 12, le dimanche 16 janvier, pour y écouter Jean-Luc Guionnet et Will Guthrie en duo. Là encore un beau combat en perspective, entre les vacarmes du premier et la batterie ravageante du second.
-> A Berne, au Bee-Flat, le mercredi 19 janvier, pour y entendre Jakob Bro (guitare), Arve Henriksen (trompette) et Jorge Rossy (batterie) jouer le matériel d’Uma Elmo, très beau disque de mélancolies instrumentales.
-> A Genève, à la Cave 12, le même soir, pour y entendre Convulsif. Le quatuor emmené par Loïc Grobéty a bien tracé son chemin d’une musique en angles, écrasante et libératoire à la fois. J’en parlais dans Le Temps il y a quelques semaines de cela, ici.