La musique, ça trombe énormément

Si vous lisez l’italien et (un peu) le latin, que vous n’êtes pas rebutés par les typos anciennes et que vous nourrissez un tant soit peu d’intérêt pour les vieilles choses, je vous envoie illico vers un livre sur lequel je suis arrivé par pure sérendipité il y a quelques jours: le Gabinetto armonico de Filippo Bonanni, publié en 1722.

Vous trouverez là un panorama richement illustré des instruments de musique qui peuplaient les pratiques (et l’imaginaire, on le verra) de l’époque. Vous y verrez des objets destinés aux arts populaires (le crotale du mendiant, les cuillères en bois) et d’autres destinés à des sphères qu’on dira, en forçant le trait, plus savantes: la viole de gambe, l’épinette, etc. La majeure partie de l’instrumentarium est européenne, mais on trouve quelques «exotismes»: les timballi persiani, ou des percussions africaines, chinoises, indonésiennes (par exemple le tamburro di Batam’, venu d’une petite île de l’archipel)… Plus étonnant pour nous (mais pas pour un lecteur du XVIIIe), le Gabinetto place sur un même plan des instruments réels et d’autres issus des fonds mythologiques: la flûte de Pan (mais jouée par le dieu Pan soi-même), les trompettes de Jéricho…

C’est justement dans le domaine des instruments à vent que vous trouverez les objets les plus spectaculaires. C’est même du tromblon de compétition – je vous laisse scroller à votre rythme sur les quelques exemples qui suivent.

La tromba curva:

La tromba piegata antica (une forme de carnyx):

Le tubo cochleato:

La tromba marina:

Et le plus étonnant peut-être: le Tubo (ou corno) di Alesandro Magno:

Bonanni ne se contente pas de faire un catalogue d’instruments. La première partie du Gabinetto développe toute une série de thématiques sur leur typologie, leur histoire, leur fonctionnement, leurs usages: quelles sonorités conviennent aux funérailles? Quels instruments a-t-on pour coutume d’embarquer avec soi sur un navire pour tromper l’ennui des longues traversées? Est-il licite de jouer de la musique instrumentale dans une église? De cet avant-propos, c’est le chapitre X qui a particulièrement retenu mon attention: Del suono usato nella guerra. Peut-être parce qu’on y retrouve le vrombissement des instruments à vent: Bonanni plonge dans la Bible, chez Virgile, Plutarque, Jean Chrysostome, Martianus Capella, Juste Lipse et bien d’autres pour rappeler que le buccin et la trompe excitaient au combat – non seulement les hommes, mais leurs chevaux aussi.

J’avais évoqué cette problématique de la «musicalité de la guerre» dans un précédent billet (ici); et si elle vous intéresse, je vous renvoie vers un article que j’avais écrit en 2021 pour le Bulletin de l’Association des amis de Rabelais et de la Devinière, dans lequel je tentais un lien entre La Guerre de Clément Janequin et l’épisode des «paroles gelées», dans le Quart Livre – Pantagruel et ses compagnons, perdus dans une mer froide, entendent subitement, parce qu’ils dégèlent, les sons d’une bataille ancienne qui s’était déroulée là. Tout ça fait boum et tschhhrrack!

Je reviens à Filippo Bonanni, pour une dernière ouverture. Qui était-il? Formé chez les Jésuites romains, il multipliait les casquettes: historien, naturaliste, numismate. Et collectionneur aussi – c’est là que ça devient intéressant. Filippo Bonanni avait en effet suivi l’enseignement d’Athanasius Kircher, le grand polymathe du XVIIe siècle – à qui, entre beaucoup d’autres choses, on doit l’invention d’un orgue à chats, d’un système encore un peu primitif de musique algorithmique générative (un lointain ancêtre de ChatGPT?*) ou encore (tiens!) d’un mégaphone. Surtout, Kircher fonda au Collège romain le musée qui porte son nom: une vaste collection encore très marquée par l’éclectisme des cabinets de curiosité, mais qui fait déjà sentir son évolution vers le musée d’ethnographie. C’est Bonanni qui prendra la tête de l’institution après la mort de Kircher. Ce sera aussi, pour lui, l’occasion d’un autre très beau livre, publié en 1709: le Musaeum Kircherianum, un catalogue très richement illustré des collections de son maître. Ici, il faudra résolument vous armer de latin, mais le voyage en vaut la peine.

* Soyez attentifs: je vous parlerai de cette idée, mais appliquée à la chose littéraire, ce samedi, dans mon prochain «Cabinet de curiosités», la chronique que je tiens tous les quinze jours pour le supplément culturel du «Temps».

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

Vous trouverez une sélection de concerts dans les notules que je livre, chaque samedi, pour la page Passe-Temps du supplément culturel du Temps. Voici quelques autres idées encore pour les jours à venir:

21 janvier:

Laibach (Les Docks, Lausanne)

22 janvier:

SIMM & Flowdan (Cave 12, Genève)

27 janvier:

Pizza Noise Mafia & Tenko Texas Seduction (L’Ecurie, Genève)

Sxokondo (Point 11, Sion)

Une mixtape pour la route?

Vous trouverez ici quelques sons qui m’ont accroché l’oreille dans les derniers jours. Cette fois-ci: Gilla Band, Al-Qasar, White Hills, Eis Ten Polin, Autechre, SIMM feat. Flowdan, DJ Spooky, La Tène, Carla Dal Forno et Cleared.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

6 réponses à “La musique, ça trombe énormément

  1. Bonjour, Votre texte est passionnant et je vais de ce pas rajouter ce livre sur ma liste d’acquisitions auprès de ma librairie favorite à Bolzano (versus une autre à Merano ou encore une à Erbusco sur mon chemin).
    L’italien n’est guère un problème et je possède, entre autres, quelques livres d’antichi racconti du Trentino-Alto Adige et de citations latines.

    Pour ce qui est de la musique, même à mon âge nous apprécions Al-Qasar (Selma étant un favori) et mes compilations ou Play-lists privées ne connaissent absolument aucune frontière.
    Connaissez-vous le jeune Alaa Wardi et sa voix extraordinaire, imitant pratiquement tous les instruments ?
    Une chanteuse libanaise (Reine Khoury) s’amuse également à “remanier” des tubes à son idée.
    Et je suis certaine que vous connaissez Sami Yusuf (britannique d’origine azérie) et ses concerts avec mélange d’instruments dont les occidentaux ne font plus usage.
    https://www.youtube.com/@AlaaWardi
    https://www.youtube.com/watch?v=U0LBXnQpfVQ
    https://www.youtube.com/watch?v=KR7Cah3NzuY
    https://www.youtube.com/watch?v=MZZgoKhzdnA

    Merci encore de votre texte fort distrayant qui donne envie d’étendre encore et encore nos découvertes. eab

    1. Bonjour, et merci pour votre lecture! Et (au surplus) pour vos conseils: Alaa Wardi et Reine Khoury ne me sont pas inconnus. Je me rue de ce pas chez Sami Yusuf.
      Bonne journée!

      1. Merci ! Selon envies, testez Hüsnü Şenlendirici (Turquie), à mon humble avis le meilleur clarinettiste au monde. Sans oublier Duvid Heller (Shira Choir – Daled Bavos – Israël) qui occupe la 2ème place après HS pour les délices “infligés” à mes oreilles.
        La musique ne connaît aucune frontière et c’est tant mieux. Belle journée. eab

  2. Bonjour,
    Comme vous, assez passionné par cet héritage instrumental… J’aurais pu chercher tous azimuts, mais ma nature m’a plutôt conduit à approfondir mes connaissances (et à les partager…) sur la flûte de Pan.
    On en trouve à peu près partout (sauf en Australie…), et vous pourrez entendre quelques exemples, parfois étonnants, ici : http://www.flute-de-pan.fr/-Flutes-de-Pan-du-monde-a-ecouter-. Par exemple un mode de jeu tout-à-fait archaïque (l’instrument l’est aussi…) en Russie, aux Étas-Unis du blues enregistré en 1927 par Henry Thomas, un jeu traditionnel en hoquet vietnamien, ou encore les remarquables compositions des Are-Are dans les iles Salomon…
    J’espère que vous trouverez quelque plaisir 😉
    Bien cordialement

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