«C’est un cri, c’est un chant, c’est aussi la douleur et le sang»

Dans le monde animal, le cri a plusieurs fonctions, qui pour la plupart ont vocation de sauvegarde: signaler la présence d’un prédateur (la marmotte quand elle détecte un rapace), tenter d’effrayer ledit prédateur (c’est le cas des grenouilles du genre Lepidobatrachus, qu’on rencontre au Paraguay, en Bolivie, en Argentine), recruter des alliés dans le cas d’une lutte entre membres d’un même groupe (chez les chimpanzés, par exemple).

Chez Homo sapiens, crier revêt tous ces rôles, et d’autres encore: il sert à engueuler (c’est donc une pratique sociale), à exprimer la douleur (voire à l’atténuer – j’en parlais dans le journal il y a quelque temps, ici). Harold Gouzoules, chercheur en psychologie à la Emory University d’Atlanta, dit encore autre chose du cri: «It’s important to keep in mind that screams attract attention. Is it competitive — competitive screaming? I’m not suggesting that they’re consciously competing with one another for attracting attention — I don’t think it’s a conscious thing at all. But I think it might be how these screams, in this kind of context, are functioning» (on peut lire son interview ici). Histrionisme, compétition? Les notions auront leur importance dans le domaine bien particulier de la musique.

Et d’ailleurs: qu’en est-il du cri dans la musique? Il couvre un champ voisin de celui du bruit (dont je parlais, sous l’angle de la militarisation, dans un précédent billet, ici). Dans la tradition dite occidentale (ce qu’on appelle pompeusement la «musique savante»), il apparaît grosso modo sous deux formes (je me réfère en l’espèce à un très bon article du musicologue Sylvain Paul Labartette, que vous trouverez ici): le cri transcrit – les «Ah!» et les «Oh!» de La Grande-Duchesse de Gérolstein chez Offenbach, par exemple; et le cri musicalisé – comme le «Joho Hoe» de la «Ballade» de Senta dans le Vaisseau fantôme de Wagner, qui fait office de support phonétique à la mélodie.

Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de civiliser le cri; de le transcrire, de l’harmoniser, bref: de le réduire – certainement un lointain héritage d’Aristote qui, s’il admettait que le rire puisse être le propre de l’Homme, refusait au penseur la liberté de crier. Dans les musiques populaires par contre, gueuler s’est imposé. On dit généralement que le Urschrei des musiques actuelles a été poussé en 1946 par Archie Brownlee, l’un des Five Blind Boys of Mississippi, dans une prière au Très-Haut qui cogne très fort sur les tympans (certaines légendes médiévales faisant naître Jésus par l’oreille de Marie, il doit y avoir là comme un lien):

Le cri est ici à comprendre comme une évolution de la technique du shout utilisée dans le gospel. Il va rapidement devenir un marqueur de ce ramdam appelé rock que l’Amérique nous enverra. Et il va alors être utilisé en tant que tel, entièrement délimité par l’émotion dans laquelle il naît: dans le punk, dans le rock, on chante en criant parce qu’on est énervé ou parce qu’on est euphorique. A ce titre-là, j’avoue avoir gardé beaucoup de sympathie pour l’organe de Black Francis, des Pixies, parce qu’on ne sait jamais s’il est très fâché ou vraiment très très content:

Sinon, crier peut aussi servir à faire peur – ou à faire croire qu’on cherche à effrayer, ce qui est une technique de grand-guignol. Là, l’ouverture par Tom Araya du «Angel of Death» de Slayer reste un monument indépassable:

Evidemment, la famille du metal est une grande pourvoyeuse de cris en tous genres – le «grunt», le «death growl», etc. Et c’est peut-être là qu’on retrouve cette notion de compétition du cri imaginée par Harold Gouzoules: c’est à celui qui ira le plus loin dans une direction dangereuse pour la zone laryngo-pharyngée. Je me souviens encore de l’excellente métaphore de Phil Freeman, dans The Wire en octobre 2019, au sujet de Matti Way, le chanteur d’Abominable Putridity, un groupe de death metal moscovite: «gurgling vocals that sound more like a plumbing problem than a human voice». C’était assez juste.

Cela dit, il faut se souvenir que le metal est souvent fait, contrairement à son image d’Epinal, de têtes chercheuses. Et c’est bien dans cette communauté que j’ai découvert, il y a bien des années de ça, une autre manière encore d’utiliser le cri: comme pur matériau sonore – ou comme sample, pour le dire autrement. Cette trouvaille, je l’avais faite en écoutant Morbid Tales, le premier album de Celtic Frost – dont le patron, Tom Fischer, vient d’ailleurs d’être distingué aux récents Prix suisses de Musique décernés par l’Office fédéral de la culture. Ecoutez le premier morceau, «Into the Crypts of Rays», de ce disque:

Cette manière d’instrumentaliser le son a fait école depuis. On en a par exemple eu une très belle réactualisation noise dans «Milkweed / It Hangs Heavy», le morceau qui ouvre Abandon, le premier album, sorti en 2013, de Pharmakon (alias Margaret Chardiet):

Bref, comme le disait Bernard Lavilliers, «la musique est un cri qui vient de l’intérieur».

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

> A Genève, à l’Usine, le mercredi 27, pour y écouter Darius. Les Bullois font dans le post-rock généreux, à la fois agile (leurs harmonies en surimpression, leurs circonlocutions rythmiques) et imposant (il y a chez eux le son d’un barrage-poids). Ecoutez Voir, leur dernier album:

-> A Montreux, au Ned, le jeudi 28, pour y écouter Maria Violenza. Synth pop démantibulée, acide, chansons noires polyglottes (du français au sicilien) qui toutes racontent des histoires d’esprits tordus. On pourra la réécouter le lendemain au Rez, à Genève.

-> A Delémont, au SAS, le vendredi 29, pour y écouter L’Eclair. Encore une belle signature de chez Bongo Joe Records, on parlera ici de jazz cosmique qui prend toujours le risque de céder aux cavalcades.

-> A Bulle, à Ebullition, du 29 au 31 octobre, pour le festival Poutre & Terroir. Au programme, tout un aréopage de ce que ce coin de pays produit de mieux en termes de musiques à guitares dures: Coilguns, Impure Wilhelmina, Rorcal, The Burden Remains, et bien d’autres.

-> A Delémont, au SAS, le samedi 30, pour y écouter Canichnikov. Il se laisse définir comme faisant du rap de cave, on pourrait dire qu’on a avec lui une forme de décantation mélancolique prise dans un faux kitsch.

-> A Lausanne, au Cazard, le même soir, pour y écouter Julie Semoroz et Emma Souharce. Ici pour leur projet Effraction Vacances, une déconstruction (très percutante) des éléments majoritaires de la pop des années 90 et 00. On notera que Belia Winnewisser (cf. supra) sera aussi de la partie.

-> A Genève, à la Cave 12, le mercredi 3 novembre, pour y écouter FUJI|||||||||||TA et Kassel Jaeger, dans le cadre d’une soirée en hommage au défunt Peter Rehberg (alias Pita). Le premier fait de très étonnants cocktails à base d’orgue, de voix et de sonorités aquatiques. Le second (François J. Bonnet de son vrai nom), directeur de l’INA GRM (le temple français de la recherche musicale), est un sculpteur de sons comme on en fait peu.

-> A Berne, au Buffet Nord, le jeudi 4, pour y écouter Simon Grab et Larkian. Cela dans le cadre d’une série de soirées (TONNOT) extrêmement intéressantes dans le sens où elles invitent des musiciens d’horizons différents à improviser l’un avec l’autre sans aucune consultation préalable. Ici, la collaboration amènera dans un même chaudron l’électronisme brut de Grab et l’ambient à guitare de Cyril Monnard (alias Larkian). Je participerai d’ailleurs à un épisode ultérieur de ce crash test, en janvier, avec l’accordéoniste Tizia Zimmermann. Je vous en reparle à l’occasion.

-> A La Tour-de-Peilz, au Temple Saint-Thédodule, le même soir, pour y écouter Félicia Atkinson. La polymathe française entretient un lien particulier avec ce coin de la Riviera vaudoise: c’est à la Becque, toujours à La Tour-de-Peilz, qu’elle fit résidence il y a deux ans pour en sortir Echo, très beau disque calme de claviers, de sons environnants, de voix et de bruits:

-> A Pully, au Cinéma CityClub, le vendredi 5, pour y écouter Ichiko Aoba. Une merveille de folk d’éther dérivant jazz ou bossa par endroits, servie par une voix comme on en fait peu – elle ne casse pas le cristal, elle le fond(e):

-> A Lausanne, aux Docks, le samedi 6 novembre, pour y écouter Lebanon Hanover. Une des bonnes signatures de la renaissance dark wave, à la fois maniérisme tendu et dolorisme de synthèse. Une fête très froide, mais une fête tout de même.

-> à Genève, au Rez, le même soir pour participer à la grande fête des cinq ans du label genevois Bongo Joe, magnifique maison pleine de têtes chercheuses dans les exotismes sonores d’ici et d’ailleurs. Au programme: Amami, Citron Citron, Cyril Cyril, Leoni Leoni, Ethyos 440 et Pekodjinn.

-> A Bâle, au Wurm, le même soir, pour y écouter Tizia Zimmermann & Pablo Lienhard. La première à l’accordéon, le second à la no input mixing desk, ils improvisent des paysages qui percutent et se mettent à vivre des vies d’insectes inconnus. On peut écouter Kaputt, leur premier album, dont voici un extrait:

-> A Genève, à la Cave 12, le dimanche 7, pour y écouter Jerusalem In My Heart. Le projet audiovisuel de Radwan Ghazi Moumneh et Erin Weisgerber est une très intense machine mémorielle, des images flétries plongées dans un bain qui mêle électronisme fracturé et modes arabes.

-> A Genève, à la Cave 12 toujours, le mardi 9, pour y écouter Infinite Livez. Entre rap et dub, du fort tonnage sur des rythmes froids et des basses qui tronçonnent. Extrêmement énergétique.

-> A Berne, à la Dampfzentrale, le jeudi 11, pour y écouter l’Ensemble Contrechamps empoigner des pièces de Joanna Bailie (A Giant creeps out of a Keyhole, en création) et Erika Stucky (ICE für Stimme und Ensemble).

-> A Lausanne, à la Maison de Quartier Sous-Gare, du 11  au 20 novembre, pour le Festival des Bouffes-du-Rond-Point. On conseillera d’aller y écouter les chansons de pénombre de Hemlock Smith ou, si vous avez des enfants, de Gaëtan (en Suisse romande, c’est un champion, on a testé).

-> A Fribourg, à la Coutellerie, le vendredi 12, pour y écouter Dedelaylay. Steven Doutaz à la batterie, Benjamin Tenko aux synthés, et le résultat sonne comme des rythmes en averse passés en sorcellerie dub.

-> A Bâle, à l’Elysia, le samedi 13, pour y écouter Helena Hauff. Parfaite illustration de l’intelligence mise au service de l’electro: des machineries anciennes (on est au cœur de la gamme Roland), une avancée en bulldozer, des inscriptions rythmiques qui vous décalent. Son dernier album, Qualm, est d’une puissance effrayante:

-> A Genève, à la Cave 12, le dimanche 14, pour y écouter Hyperculte. Simone Aubert et Vincent Bertholet, pour une dinguerie qui fait feu de tous bois: hypnoses krautrock, éruptions / irruptions de sons et de manières de faire d’ailleurs, le tout en surgissements sans pauses:

-> A Berne, à la Dampfzentrale, du 18 au 21 novembre, pour le festival Saint Ghetto, avec tout une série de signatures aventureuses (en grande partie féminines, notons-le): Aïsha Devi, Jenny Hval, Caterina Barbieri, Maria W Horn (cf. infra) et bien d’autres. Je vous en reparlerai vite dans le journal.

-> A Genève, à la Cave 12, le vendredi 19, pour y écouter Hand & Leg. Comme souvent, la Cave nous fait découvrir des choses: cette fois-ci, il s’agit d’un duo grec post-punk dont on écoute le dernier disque en écrivant ces lignes. C’est une révélation: une musique tendue, puissante, qui sort les couteaux, absolument urgente:

-> A Genève, à la Cave 12 encore, le dimanche 21, pour y écouter Maria W Horn. Cette compositrice suédoise a débarqué dans le paysage il y a trois ans à peine, mais sa marque est déjà bien installée. Epistasis, le disque qu’elle a sorti en 2019 chez Hallow Ground, en donne un très bon aperçu, qui court de miniatures au piano jusqu’à des drones à cordes de très grand ampleur:

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.