Amazon de non-droit

Je ne sais pas si vous connaissez William Basinski. C’est un pilier de l’avant-garde américaine, un musicien qui a pensé une bonne partie de son travail comme une métaphorisation de l’effritement de toutes choses. Un de ses projets les plus célèbres, The Disintegration Loops, consiste à transférer sur support numérique de vieilles bandes magnétiques attaquées par le temps, et à composer des paysages sonores avec ces sons désagrégés. La musique de Basinski est une forme d’ambient corrodée, entourée par un discret halo saturé. L’atmosphère y est mélancolique. Mais cet été, sur Twitter, Basinski s’est fâché tout rouge contre un clampin qui lui avait volé son nom et uploadé sur Spotify (et sur Amazon Music) un morceau affreusement nul:

Dans le domaine artistique (et dans le domaine musical en particulier), l’usurpation d’identité est une blague récurrente. On ne parle pas ici des sosies d’Elvis (qui justement se singularisent comme tels, c’est-à-dire comme reflets fidèles, et donc comme représentations dissociées de leur objet). On parle ici d’actes de tromperie, comme celui produit par William Henry Ireland qui, à la fin du XVIIIe siècle, tenta de berner son monde en publiant des pièces censément inédites de Shakespeare – et en en faisant même jouer certaines, comme ce Vortigern and Rowena, qui eut droit à sa première le 2 avril 1796 au théâtre de Drury Lane, à Londres. La supercherie fut vit éventée, et la pièce bannie des programmes depuis. L’histoire du «faux Beethoven japonais» est restée célèbre aussi: pendant vingt ans, Mamoru Samuragochi s’est fait passer pour un compositeur (sourd), et sa Symphonie n°1 “Hiroshima” a connu un réel succès comme hymne réconciliateur après le tsunami de 2011. Problème, si Samuragochi est effectivement sourd, il n’avait jamais griffonné les partitions qu’il s’était attribuées: il a reconnu ses cachotteries en 2014, et avoué que ses pièces étaient dues à un professeur de musique, Takashi Niigaki.

Mamoru Samuragochi aurait peut-être pu sauver la face (mais il ne l’a pas fait) en se réfugiant derrière cette forme particulière de tromperie qu’est le canular. Il en est un qui est resté célèbre: le Mobile for Tape and Percussion de Piotr Zak. Lequel Zak n’a jamais existé, et cette pièce s’est révélée être un pur witz imaginé par la BBC pour tester la crédulité des critiques musicaux. Je reproduis ci-dessous l’excellente chronique que Pierre-Dominique Bourgknecht avait consacrée à l’affaire (c’était le 1er avril dernier, forcément, dans l’émission Vertigo de RTS-La Première):

Il y a une apostille intéressante à l’histoire de Piotr Zak – et elle rejoint les fulminations de William Basinski contre les grandes machines du streaming et de la vente online. Le 9 avril dernier, Amazon a publié une compilation qui, comme son titre (Endless Waves: The Dawn of Electronic Noise & Ambient Music, Vol. 1) l’indique, se présente comme un baedeker à destination de celles et ceux qui souhaitent se documenter sur les prémices de la musique électronique. On y retrouve des gens comme OIivier Messiaen, Leon Theremin, Daphne Oram, ou encore Tod Dockstader (jusque-là tout est normal)… Jusqu’à un certain Piotr Zak, auteur d’un fameux Mobile for Tape and Percussion. Tranquille comme fossile, aucune mention du caractère fictif et canularesque de Zak qui, par la sanction démiurgique d’Amazon, accède au rang de créateur majeur de l’histoire musicale de la deuxième moitié du XXe siècle. «wtf is this shit? This is bogus», aurait pu dire Basinski.

 

Si j’étais chez vous, je partirais:

-> A Genève, à la Cave 12, le mercredi 13 octobre, pour y écouter Jérôme Noetinger et Lionel Fernandez. Le vocabulaire du premier consiste à détourner des Revox (des magnétophones à bande) de leur usage traditionnel. Le second est un guitariste de l’extrême, pilier de Sister Iodine, formation légendaire de la no wave bruitiste française. Ils viennent de sortir un très beau disque, Outer Blanc, qui sonne comme de la guitare trouée par les vents solaires.

-> à Yverdon, à l’Amalgame, le jeudi 14 octobre, pour y écouter Louis Jucker. Si l’on reste abasourdi (dans le bon sens du terme) par son récent discours lors de la remise des Prix suisses de musique – dont il était l’un des lauréats –, on n’oubliera pas sa musique en elle-même, un passionnant attelage de poésie folk et de bricolages surréalistes. On le retrouvera le vendredi 22 octobre au Point 11, à Sion, et on a tout à fait le droit de réécouter Something Went Wrong, son album de 2020:

-> à Genève, chez Bongo Joe Records, le même soir, pour y écouter Aya Metwalli et Tenko. La première coud drone et modes vocaux arabes, le second a tendance à faire rugir ses synthétiseurs comme des fauves de fin de nuit.

-> à Nyon, à l’Usine à gaz, le vendredi 15 octobre, pour y écouter M-A-L-O. Un magnifique projet du percussioniste Alberto Malo, trip hop sombre et anguleux. Mon collègue Stéphane Gobbo en parlait très bien dans Le Temps l’année passée.

-> à La Chaux-de-Fonds, au Bikini Test, le même soir pour participer à la grande fête des cinq ans du label genevois Bongo Joe, magnifique maison pleine de têtes chercheuses dans les exotismes sonores d’ici et d’ailleurs. Au programme: Meril Wubslin, Cyril Cyril et Luterne. La fête reprendra le samedi 6 novembre au Rez, à Genève, avec un line up différent: Amami (cf. infra), Citron Citron, Cyril Cyril, Leoni Leoni, Ethyos 440 et Pekodjinn.

-> à Berne, au Bee-Flat, toujours le vendredi 15 octobre, pour y écouter Amami. Un décapant mélange de basses gigantesques, de rythmes afro et de dub déglingué. Je vous reparle bientôt de leur dernier album (Soleil) dans le journal, mais jetez-y déjà une oreille:

-> à Fribourg, à la Bluefactory, le samedi 16 octobre, pour y écouter Sarah Davachi. Une magicienne qui a appris à se plonger dans les mo(n)des anciens pour en synthétiser des vues nouvelles. A témoin son dernier disque, Antiphonals, une suite d’effilochées acoustiques qu’on traverse comme en rêve. La veille, Sarah Davachi donnera une conférence sur son travail (toujours à la Bluefactory).

-> à Berne, au Bee-Flat, le samedi 16 octobre toujours, pour y écouter les Young Gods. On ne fera pas l’affront de vous les présenter, mais on précisera que leur concert du soir consiste en une performance du In C de Terry Riley, pièce séminale de l’école minimaliste américaine. J’en avais parlé dans le journal, ici, au moment du lancement de ce projet avec la Landwehr de Fribourg.

-> A Fribourg, au Fri-Son, le même soir, pour une carte blanche collective donnée à Bit-Tuner, Pyrit et Belia Winnewisser. A en croire l’argument de la soirée, ladite carte devrait capitaliser sur la résidence effectuée par les trois musiciens en 2019 au festival Sailing Stones, en Tunisie. Qu’en sortira-t-il? Mystère. Mais au vu du pedigree des intervenants, il y aura quelque chose d’un électronisme cristallin et percuté.

-> A Delémont, au SAS, au même moment, pour la cinquième édition de la soirée Triumph of Chords. On y trouvera toute une collection de ferrailleurs de la guitare: Darius (cf. infra), Closet Disco Queen & The Flying Raclettes (supergroupe dans tous les sens du terme, et dont je disais le plus grand bien – ici – dans une récente livraison du jukebox du Temps) ou encore Louis Jucker.

-> A Berne, au Dachstock, le dimanche 17, pour y écouter Mulatu Astatke. Le pape de l’école éthiopienne du jazz, tout en rythmes qui perdurent, en syncopes inconnues, en acidités légères – un grand humaniste du son.

-> A Lausanne, au Casino de Monbenon et dans une série d’autres sites, du mercredi 20 au samedi 24, pour le LUFF. La vingtième (heiligebimbam!) édition du Lausanne Underground Film & Music Festival promet toute une palette de chouettes irritatifs pour l’œil et l’oreille: Moor Mother, Lydia Lunch, Duma, des retrouvailles avec George Romero, etc… Je vous en reparle illico dans le journal.

-> A Genève, au Rez, le jeudi 21, pour y écouter Impure Wilhelmina. Le quartet y vernira (retard Covid oblige) un très bel Antidote sorti il y a quelques mois. Un post-rock tendu, lancinant, généreux en harmonies qui vous saisissent comme un sac de glace posé sur les côtes. On pourra les réécouter le 29 à Bulle dans le cadre du festival Poutre et terroir (cf. infra).

-> A Yverdon, à l’Amalgame, le vendredi 22, pour y écouter Mondkopf. On est là dans le domaine d’une hypnose wagnérienne – un voyage toujours impressionnant dans des canyons qui se remplissent d’électricité.

-> A Bâle, au Nordstern, le même soir, pour y écouter Adam Beyer. Le bon côté de la techno de stade, parfaite pour ne penser à rien d’autre quand le soleil se lève après une nuit blanche.

-> A Delémont, au SAS, le même soir, pour y écouter Ki-Yota. Pour avoir assisté, accroché à ses platines, à nombre de raves sauvages dans le forêts du Jura, je peux témoigner que le bonhomme est un as de l’électronisme hérissé de barbelés.

-> A La Chaux-de-Fonds, au Bikini Test, le samedi 23, pour y écouter Martin XVII. Le duo jurassien (Louis Riondel / Pascal Lopinat) a inventé un genre: le mielcore. Ça colle et c’est piquant, c’est du rêve solarisé – et j’en disais le plus grand bien dans une récente livraison du jukebox du Temps.

-> A Genève, à l’Usine, le mercredi 27, pour y écouter Darius. Les Bullois font dans le post-rock généreux, à la fois agile (leurs harmonies en surimpression, leurs circonlocutions rythmiques) et imposant (il y a chez eux le son d’un barrage-poids). Ecoutez Voir, leur dernier album:

-> A Montreux, au Ned, le jeudi 28, pour y écouter Maria Violenza. Synth pop démantibulée, acide, chansons noires polyglottes (du français au sicilien) qui toutes racontent des histoires d’esprits tordus. On pourra la réécouter le lendemain au Rez, à Genève.

-> A Delémont, au SAS, le vendredi 29, pour y écouter L’Eclair. Encore une belle signature de chez Bongo Joe Records, on parlera ici de jazz cosmique qui prend toujours le risque de céder aux cavalcades.

-> A Bulle, à Ebullition, du 29 au 31 octobre, pour le festival Poutre & Terroir. Au programme, tout un aréopage de ce que ce coin de pays produit de mieux en termes de musiques à guitares dures: Coilguns, Impure Wilhelmina (cf. supra), Rorcal, The Burden Remains, et bien d’autres.

-> A Delémont, au SAS, le samedi 30, pour y écouter Canichnikov. Il se laisse définir comme faisant du rap de cave, on pourrait dire qu’on a avec lui une forme de décantation mélancolique prise dans un faux kitsch.

-> A Lausanne, au Cazard, le même soir, pour y écouter Julie Semoroz et Emma Souharce. Ici pour leur projet Effraction Vacances, une déconstruction (très percutante) des éléments majoritaires de la pop des années 90 et 00. On notera que Belia Winnewisser (cf. supra) sera aussi de la partie.

-> A Genève, à la Cave 12, le mercredi 3 novembre, pour y écouter FUJI|||||||||||TA et Kassel Jaeger, dans le cadre d’une soirée en hommage au défunt Peter Rehberg (alias Pita). Le premier fait de très étonnants cocktails à base d’orgue, de voix et de sonorités aquatiques. Le second (François J. Bonnet de son vrai nom), directeur de l’INA GRM (le temple français de la recherche musicale), est un sculpteur de sons comme on en fait peu.

-> A Berne, au Buffet Nord, le jeudi 4, pour y écouter Simon Grab et Larkian. Cela dans le cadre d’une série de soirées (TONNOT) extrêmement intéressantes dans le sens où elles invitent des musiciens d’horizons différents à improviser l’un avec l’autre sans aucune consultation préalable. Ici, la collaboration amènera dans un même chaudron l’électronisme brut de Grab et l’ambient à guitare de Cyril Monnard (alias Larkian). Je participerai d’ailleurs à un épisode ultérieur de ce crash test, en janvier, avec l’accordéoniste Tizia Zimmermann. Je vous en reparle à l’occasion.

-> A Lausanne, aux Docks, le samedi 6 novembre, pour y écouter Lebanon Hanover. Une des bonnes signatures de la renaissance dark wave, à la fois maniérisme tendu et dolorisme de synthèse. Une fête très froide, mais une fête tout de même.

-> A Genève, à la Cave 12, le dimanche 7, pour y écouter Jerusalem In My Heart. Le projet audiovisuel de Radwan Ghazi Moumneh et Erin Weisgerber est une très intense machine mémorielle, des images flétries plongées dans un bain qui mêle électronisme fracturé et modes arabes.

Philippe Simon

Philippe Simon est chef d'édition au «Temps» et Dr ès Lettres de l'Université de Genève, spécialiste de Rabelais et des littératures de la Renaissance. En marge de cela, il se passionne pour les musiques singulières, curieuses, aventureuses – tous styles confondus. C'est de ces sons qu'on n'entend guère qu'il va vous parler ici.

6 réponses à “Amazon de non-droit

  1. Tous les goûts sont dans la nature, mais pour moi la musique dissonante a un effet répulsif. Toutes ces “expériences” à prétention artistique me laissent vraiment dubitatif, et je ne dois pas être le seul, même si je passe pour un inculte de première classe.

    1. Merci de votre lecture! Une bonne partie des expériences dont vous parlez ont justement pour but de créer une forme de doute chez l’auditeur. Et le doute peut être considéré comme l’étape liminaire d’un processus herméneutique.

  2. J’ai 60 ans. Chaque époque produit une musique qui fait echo de l’époque en question. Je n’entendait rien de nouveau qui fassent echo au moment présent. Toutes ses musiques que vous présentés sont imprégné d’une certaine nouveautés, reflets d’un nouveaux courant. Je vous remercie. Sarah Davachi, une splendide découverte. Finalement pas du copy paste mais des sonorité qui font preuve de la créativité musicale.

    1. Merci beaucoup, et enchanté de vous avoir fait découvrir Davachi! Vous pouvez également écouter son “Gave in Rest” de 2018, une autre merveille.

Les commentaires sont clos.